dimanche 20 avril 2025

Rester à ma place, (fin)


On l'aura compris, ma nouvelle place était celle des mots. Elle me débordait de partout parce qu'elle désignait l'invisible au cœur de la matière. Je ne faisais qu'entrevoir cet invisible qui tramait des liens entre les choses. Mais il pesait tant sur mes épaules que j'allais tout courbé. On me disait de me tenir droit, que j'avais l'air d'un petit vieux. Mon corps ainsi lesté du poids des mots devenait chaque jour de moins en moins leste. Je peinais dans la marche comme sur mon vélo et le temps s'étirait sans issue. Quand le temps n'en finit pas, l'espace manque de perspectives. Les lignes tracent des plans de guingois. Les points d'intersection se déplacent vers des confins hors d'atteinte et l'équilibre du monde vacille sur ses bases trop meubles. 

Je n'avais pas les bons mots pour apprivoiser le délitement du visible. Comment dire l'inexorable affaissement d'une chaise transmise de génération en génération ? Comment dire la matière en allée et l'émotion qu'elle suscitait dès lors que mon regard languissait ? Et j'avais encore plus de difficultés avec les visages. Ceux qui accompagnaient ma vie, mûris au hasard des travaux dans les champs, durcis jusque dans les sourires après l'effort, ne rassuraient pas mes inquiétudes. Alors je me suis mis à écrire. Des poèmes.

Que ce soit à l'école ou au collège, la place de la poésie n'était même pas celle d'un strapontin. Je ne me souviens que des fables de La Fontaine. La cigale s'amusait au lieu de travailler et en fut bien punie. Pareil pour la grenouille. Quelle idée de vouloir prendre la place du bœuf !  Quant au corbeau, si imbu de sa beauté qu'il en perdit son fromage, il ne méritait pas que l'on s'apitoyât. La morale de la République faisait chorus à celle du bon Dieu et la paix régnait dans les campagnes. 

Bien sûr, je ne disais pas que j'écrivais des poèmes. Là où j'ai grandi, la pratique de l'écrit se limitait à deux ou trois lettres par an, sur papier ligné. La vieille dame qui me gardait était peu allée à la communale, de 1911 à 1914. Quand elle rédigeait son courrier, elle oralisait lentement chaque mot, comme si la substance déposée par le crayon (elle ne disait pas stylo) avait besoin du soutien de la voix pour accéder au sens. Alors, mes activités poétiques se tenaient dans la plus haute solitude. Mais quand ? Mais où ? Je ne sais pas. Ma mémoire était une gomme apprêtée à l'oubli. De même, je n'ai aucun souvenir de mes griffonnages. Je manquais probablement d'enfance. En ai-je seulement inventé une ? Il aurait fallu pour ce faire que je m'appartienne dans quelque espace défini et que les durées s'attardent au fond de mon corps.

Puis un jour, j'ai eu quatorze ans. On m'a dit que j'arrivais à l'âge de raison. On m'a offert pour Noël deux paquets de Gauloises. On m'incitait à "fréquenter", c'est-à-dire à m'intéresser aux filles. J'ai tout de suite apprécié le goût du tabac mais les filles n'entraient pas encore vraiment dans mes représentations. En revanche, je continuais à écrire. Et, ô folie douce, j'ai montré ma production à un professeur qui a eu la politesse de trouver ça bien. Dans un petit collège de campagne, les nouvelles vont vite. Je me suis retrouvé costumé en poète sans avoir choisi ni l'étoffe ni la coupe. Pas commode du tout pour pédaler sur un vélo et arpenter les coteaux. Je me promenais de moins en moins, je soliloquais de plus en plus sur la première marche du grenier. 

Quand j'étais en troisième, le collège a créé un journal et l'un de mes poèmes y a paru. En ai-je été content ? Étais-je en mesure de réaliser quelque contentement que ce soit ? Je me trouvais dans une telle confusion des sentiments ! Le bonheur comme le malheur glissaient sur ma peau comme l'eau sur les plumes d'un canard. Mon costume de poète était imperméable. 

Un jour, le facteur a dit à ma gardienne que j'écrivais de la poésie et on m'a demandé si c'était vrai. Je n'ai pas démenti. Un peu plus tard, ô folie douce encore, j'ai montré mon poème au fils dudit facteur et il a eu ce signe terrible de l'index posé juste au-dessous de l'œil. Je n'ai pas non plus démenti son soupçon. Je suis retourné à ma place, sous ma peau imperméable. 

Mais il n'y a pas de mal dont il ne puisse naître un bien. Je n'ai cédé à aucune ivresse quand j'ai commencé à publier. J'ai eu le souci d'être reconnu, nullement celui d'être connu. Ma place me suffit que j'occupe sans inconfort avec ma compagne, nos livres et nos chats. La gloire est si futile, si éphémère. De toute façon, je n'ai jamais aimé les costumes.

 

Image de Prague : La Vltava

 

 

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