lundi 5 mai 2025

Mario Vargas Llosa, La tante Julia et le scribouillard


Voilà un roman difficile à qualifier et l'enchantement que sa relecture m'a procuré me laisse sans voix. Est-ce là une œuvre burlesque ? Oui, bien sûr. Est-elle parfois dantesque dans sa démesure ? Oh ! que oui. Burlesque. Dantesque. Et n'ayons pas peur ! ajoutons grotesque, goyesque, pittoresque. On pourrait la peindre sur quelque paroi sourde et chimérique avec des hécatombes de gnomes grimaçants. 

Aussi, même s'il y a des éléments autobiographiques dans ce roman, Mario Vargas Llosa s'est vraiment marié avec la tante Julia et il a vraiment débuté sa carrière littéraire à Paris, ces 470 pages menées tambour battant à Lima mènent le lecteur en des théâtres où on ne sait jamais la place de la scène et des coulisses. Les personnages, feuilletonesques en diable et en dieu, vont cul par-dessus tête et ça bricole et ça gaudriole et ça batifole. La vie est un vaste chaudron au Pérou comme ailleurs ; on y perd même son nom. 

Le livre est composé de chapitres alternants. Les chapitres impairs racontent la vie du jeune Mario, étudiant en droit peu convaincu et directeur des informations "maquillées" dans une radio aux méthodes cavalières. Il rencontre sa tante Julia, divorcée qui a quinze ans de plus que lui, et le clownesque Pedro Camacho au talent littéraire très profus. Les chapitres pairs narrent des histoires qui n'ont apparemment rien à voir avec Mario. Chacune est terminée par une question en suspens pour attiser la curiosité du lecteur. Emporté par le méli-mélo des aventures amoureuses de Mario, alias Varguitas, dans une société corsetée, le lecteur met un peu de temps à comprendre ce que ces histoires signifient. Le puzzle sera long à assembler d'autant que le contour des pièces est sciemment brouillé, ou pas, par le scribouillard papillonnant. Mais le plaisir de la lecture s'en trouvera grandi, éberlué, fasciné, subjugué.

Amusons-nous à énumérer quelques-uns des premiers rôles de ces histoires : 

- Alberto de Quinteros, médecin dont la nièce se marie avec un rouquin aussi laid qu'imbécile (vaudevillesque)

- Lituma, sergent de la Garde Civile affecté aux rondes de nuit dans les coupe-gorge du quartier El Callao (rocambolesque) 

- Don Pedro Barreda y Zaldívar, juge qui reçoit la très volubile et démonstrative Sarita victime d'un viol (carnavalesque)

- Don Federico Téllez Unzátegui, lugubre chef d'entreprise engagé dans une croisade pour dératiser la ville et la vie (goyesque) 

- Lucho Abril Marroquín, visiteur médical impliqué dans deux accidents de la route puis phobique viscéral (cauchemardesque)

- Doña Margarita Bergua, "grenouille de bénitier plus ridée qu'un raisin sec, et qui sent le chat" (...esque)

- Don Seferino Huanca Leyva, révérend père prônant la masturbation comme un don divin (...esque...esque) 

- Joaquín Hinostroza Bellmont, aristocrate blasonné et arbitre de football ivrogne (guignolesque et tragédiesque)

Puis les histoires s'emballent, chavirent. Sur les stades et dans les rues. Même les couvents ne résistent pas au grand hoquet de la "terre carnivore". Et la situation n'est guère brillante non plus sur le front des amours varguesques. Lorsque les tourtereaux sont démasqués, c'est la consternation dans la famille. Mario est mineur. La tante Julia pourrait finir devant un tribunal. Et c'est pire quand les parents du jeune homme apprennent le scandale. Le père, ultra conservateur, envisage de tuer son fils. Il y a urgence. Aidé par son copain Javier et la "petite Nancy", une pimprenelle un tantinet moliéresque, le couple cherche un maire assez complaisant pour les marier. Et ce sont encore bien des tribulations, à la campagne comme à la ville... Est-ce que ? Est-ce que ? 

Extrait :

" - Débarrassez-vous de vos préjugés, ainsi que de votre cravate et de votre veston, l'apostropha avec le naturel désarmant des savants la doctoresse Lucía Acémila en lui désignant le divan. Étendez-vous là, sur le dos ou sur le ventre, non par bigoterie freudienne mais parce que je veux que vous soyez à l'aise. Et maintenant ne me racontez pas vos rêves et ne m'avouez pas que vous êtes amoureux de votre mère, mais dites-moi plutôt avec la plus grande exactitude comment fonctionne cet estomac.

Timidement, le visiteur médical, maintenant allongé sur le confortable divan, se hasarda à murmurer, croyant à une erreur sur la personne, qu'il ne venait pas la consulter pour son ventre mais pour son esprit.

- Ils sont indissociables, l'éclaira la praticienne. Un estomac qui évacue ponctuellement et totalement est jumeau d'un esprit clair et d'une âme bien accordée. Au contraire, un estomac lourd, paresseux, avare engendre de mauvaises pensées, aigrit le caractère, fait naître des complexes et des appétits sexuels désordonnés, et crée une vocation de délit, un besoin de punir chez les autres la torture excrémentielle."

 

Mario Vargas Llosa avait probablement la prescience des neurones ventraux. Son roman, paru en 1977 et traduit par Albert Bensoussan, est disponible en folio.

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