Le mot "woke" est apparu aux États-Unis dans les années 2000. Selon le Dictionnaire de l'Académie française, il désigne un courant de pensée, une idéologie "qui prônent l'éveil des consciences aux inégalités structurant les sociétés occidentales et privilégient la lutte contre les discriminations notamment de nature raciste, sexiste et homophobe".
Par extension, le Financial Times, parmi d'autres sources non susceptibles de gauchisme, évoque "le capitalisme woke" : "Face à la vague d'entreprises qui revendiquent leur engagement pour le climat, contre le travail forcé ou pour l'égalité et la diversité, un nouveau front conservateur se dresse, qui voudrait que la politique reste en dehors des affaires."
En mai 2022, Stuart Kirk, directeur de l'investissement responsable de la filiale de gestion d'actifs de la banque HSBC, s'est opposé au consensus "selon lequel les investisseurs doivent encourager un capitalisme plus écoresponsable. Le dérèglement climatique, a-t-il dit, n'est tout simplement "pas un risque financier dont nous devons nous soucier". (source Courrier International)
Ces propos sont intéressants à corréler avec ceux tenus récemment par Luc Ferry, philosophe libéral assumé : "Les libéraux n'aiment pas l'écologie parce qu'elle les empêche de faire des affaires". Et l'observateur scrupuleux entend monter la voix du général de Gaulle à la télévision en 1967 : "Du point de vue de l'homme, le capitalisme n'est pas une solution".
L'homme du 18 Juin serait-il aujourd'hui considéré comme wokiste ?
Et Luc Ferry ? Lequel a également dit ceci : "La politesse et la grammaire sont détruites par le capitalisme". Il parle de la politesse qui fluidifie les liens entre individus en situation de subordination et individus en situation de commandement dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée. Et la grammaire est celle de la langue réduite à des éléments de langage interchangeables issus pour la plupart du globish managérial.
Ces différentes citations expriment un fait social en ce sens qu'il affecte toutes les positions et toutes les représentations (concrètes, symboliques et imaginaires). Dans l'actuel cadre des tensions économiques et financières, sociétales, géopolitiques, libérales et illibérales, lesquelles se tuilent au point d'abolir toute perception réfléchie, nous assistons à une nouvelle bataille d'Hernani sur un théâtre sans planches. Les wokistes, réels ou présumés, et les anti-wokistes se livrent un implacable combat qui augmente le ressentiment dû au déclassement des représentations citées ci-dessus.
Ce combat est particulièrement visible sur les réseaux sociaux. Il y aurait tout un inventaire prévertien à dresser de ce qui est considéré comme wokiste. Contentons-nous de quelques exemples : Le journal Libération et la chaîne BFM TV, dont le milliardaire Patrick Drahi est l'actionnaire majoritaire, sont taxées de wokisme. Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, aurait wokisé son groupe selon un récent édito de Pascal Praud. Le Conseil Constitutionnel a lui-même été victime de semblables accusations. Enfin, les papes François et Léon XIV, rejoignent l'infinie cohorte des stigmatisés.
Bref ! tout est woke dès lors que la pensée dite progressiste dénonce les offenses faites à l'humain. L'humble chroniqueur que j'entends rester, avec le souci d'analyser le politique sur ses deux jambes comme Wittgenstein proposait de le faire en philosophie, porte en lui l'estampille de la flétrissure. On peut la traduire trivialement comme suit : "C'est un wokiste et puis c'est tout ; à dégager d'urgence !"
Mais qui sont les anti-wokistes ? Voilà bien une sphère dont il est difficile de cerner la périphérie quand son centre est flou dans ses réitérations langagières. Il est cependant raisonnable de les apparenter à divers courants de la droite et de l'extrême-droite. Certains intellectuels ayant pignon sur antenne, y compris les plus modérés dans leurs livraisons, se rangent sous la bannière de l'anti-wokisme. C'est le cas notamment du respectable Franz Olivier-Giesbert. Plus à droite l'ultra-libérale Agnès Verdier-Molinié est évidemment moins nuancée. Son militantisme pour arrêter toute subvention aux Fonds régionaux d'art contemporain (ces repères de chevelus qui puent des pieds) en témoigne. Dans les classes dites populaires (policiers, artisans, petits patrons, commerçants, retraités modestes...) la pensée ressentimiste imputable au déclassement des représentations et des légitimités fabrique des légions d'anti-wokistes. Les cibles sont toujours les mêmes : l'immigré illégal puis l'immigré légal, le chômeur, le bénéficiaire d'aides sociales, le militant syndical, le militant écologiste "punitif", la militante féministe, la communauté LGTB... Se trouvent aussi dans le viseur de la rancœur les plus pauvres que soi, les mécréants, les artistes, les poètes, etc. Ce qui fait beaucoup de monde. Quand le ressentiment se changera définitivement en haine, la sécurité de ces personnes et de leurs biens sera menacée. L'histoire n'est certes pas une photocopieuse mais de sinistres invariants réapparaissent partout dans le monde. Le corpus idéologique de l'extrême-droite conduit de nombreux gouvernements à durcir leurs politiques. Au Royaume-Uni, les militants écologistes non violents sont désormais punissables de prison ferme pour entrave à la libre circulation. En France, l'explosion du narcotrafic dans les villes moyennes et les récentes attaques contre les personnels pénitentiaires ouvrent la porte au consentement ultra-sécuritaire. Dans le domaine social, la suppression de l'AME et la limitation du RSA à deux ans (proposition de Laurent Wauquiez) font également leur chemin.
Autrement dit, nous sommes entrés dans l'ère du soupçon global. Il incarne un hiatus civilisationnel dont on peut citer les commencements à la fin des années 1970. Augmenté par la fantasmagorie des technologies informatiques et numériques et le développement des réalités alternatives qui brouillent percepts et concepts, il mène les hommes et la planète (les deux étant considérés comme des marchandises) à la dystopie. Comment vivront les enfants nés au début du troisième millénaire en 2050 ?
Peur. Très grande peur.
NB : Cet article au pied levé donc mal fagoté participe d'un essai que je mènerai peut-être au bout et à bout. Il s'intitule Extrême-droite, Du ressentiment à la haine. J'y explore, notamment, ce que j'appelle l'altérité dangereuse, corrélée au désir de pureté du corps imaginaire. En questionnant les champs interdisciplinaires de la psychanalyse, de la philosophie, de la sociologie et de l'anthropologie.
Image non dystopique réalisée cette année par les élèves du lycée du Mirail à Bordeaux autour de l'œuvre de Montaigne, un dangereux wokiste bien sûr !
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