mercredi 19 décembre 2012

La tentation des combles #17

J'ai rarement vu autant de monde chez Catherine. Le docteur Klamm et la vieille dame chargée de l'entretien s'étaient assis sur des chaises en plastique et j'occupais le banc. Le sculpteur, debout, agité, trop bavard, présentait son interprétation du merle Chuck Chuck. L'oiseau était taillé dans le meilleur bois d'ébène de Madagascar, celui-là même dont on fait encore aujourd'hui les hautbois. Il ne faisait donc aucun doute qu'une fois apprivoisé le merle produirait le chant le plus mélodieux, le plus envoûtant, capable de soigner les mélancolies les plus sévères, de redonner des couleurs un peu vives au quotidien délavé.
Le docteur Klamm, qui avait d'un point de vue thérapeutique des idées très originales en matière d'oiseaux, commençait à s'agacer. La vieille dame en revanche, un bouquet de roses rouges à la main, écoutait le sculpteur sans impatience. Quant à moi, je m'étais déjà rongé les ongles et entamais avec inquiétude mes cuticules. Catherine n'avait encore rien dit et je n'aimais vraiment pas ça. Ses pupilles étaient trop fixes, son menton trop crispé. Tout à l'ivresse de son discours, de ses gestes comme des moulins à vent, le sculpteur ne voyait que son génie éclatant à la face du monde entier, rêvait d'une gloire inversement proportionnelle à sa médiocrité.
- Je ne suis pas un artiste animalier, vous l'aurez compris. Je n'imite pas la nature. Je trouve sa transcendance. Et cette transcendance, élargie à la dimension réelle et subjective du temps, incarne la grande tragédie de la vie au coeur de l'univers.
La chaise du docteur Klamm, en équilibre instable, a grincé. Un pétale de rose est tombé, a coiffé de son chapeau pourpre une fourmi égarée. La vieille dame s'est penchée pour le ramasser au moment où je crachais un gros morceau de peau arraché à mon pouce. Et la colère de Catherine a débordé.
- La transcendance ? Vous osez me parler de transcendance ? C'est stupide. Encore un gadget pour les naïfs, ou les illuminés. Et puis il est complètement nul cet oiseau.
Le sculpteur, dérangé dans son emphase, a réagi comme une mécanique détraquée. Ses membres, ses muscles, ses articulations se sont disloqués. Sa poitrine a émis des râles de vieux soufflet. Sa voix s'est enrayée. La vieille dame l'a guidé jusqu'au au banc, lui a caressé la joue pour l'apaiser et plus personne ne s'est occupé de lui. Le docteur Klamm, incapable de cacher sa jubilation, tressautait déjà, allait se jeter dans une grandiloquence tout aussi ridicule mais Catherine y a coupé court.
- Je n'ai rien à faire d'un oiseau en bois. C'est l'autre que je veux, le vrai, a-t-elle dit en plongeant ses yeux gris dans les miens.
- Je ne comprends pas, a objecté piteusement le docteur Klamm, vous étiez d'accord sur le principe. Ma théorie des objets confidents semblait vous séduire.
- Je veux l'oiseau vivant. Vivant.
Encore une fois, je ne savais pas comment me soustraire à la volonté de Catherine. Bien entraîné à la course grâce aux kilomètres avalés sur mon vélo d'appartement, j'ai galopé chez moi sans m'apercevoir du chemin. Catherine courait à mes côtés. C'était la première fois qu'elle le faisait depuis qu'elle habitait à l'autre bout de la ville mais je ne m'en suis pas étonné. Je me réjouissais au contraire qu'elle veuille de nouveau se déplacer. Notre histoire trouverait un second souffle qui nous rajeunirait et j'étais convaincu qu'il saurait soulever des montagnes.
- Je suis tellement heureux, ai-je murmuré en allongeant mes dernières foulées.
- Moi aussi, a répondu Catherine dans un élan de tendresse. Courir dans ton sillage me fait du bien. Je me sens tellement légère. Après tout ce temps.
Le merle Chuck Chuck, hélas, ne partageait pas ma béatitude. Dès que j'ai commencé à descendre l'escalier avec sa cage sous un bras et un sachet de graines label plus sous l'autre, ses pink pink m'ont déchiré les oreilles. Je m'imaginais mal retraverser la ville au pas de course accompagné d'un raffut pareil. L'oiseau risquait de s'étouffer. Catherine ne pourrait jamais me pardonner. J'ai donc décidé de prendre la voiture. Ma R5 végétait au garage dans un état de saleté irrémédiable. Les pneus ressemblaient à des concombres en voie de décomposition. Le phare avant-gauche était cassé, la plaque d'immatriculation illisible et le pare-brise présentait des zébrures qui pouvaient se transformer en guillotine. Comment démarrer dans ces conditions ? Que dire à la police en cas de contrôle pour éviter une condamnation sans appel à la ferraille, avec un merle hurleur sur la banquette ? Et Catherine, si impulsive, saurait-elle adopter le profil bas nécessaire ?
Après quelques rots du pot d'échappement dont les vibrations hachaient menu toutes nos chairs, le moteur s'est mis à éternuer mais ne s'est pas éteint. La vie qui circulait dans les pistons, les bielles, les tuyaux et les durites, n'en était pas moins fragile. Crier victoire alors même que nous n'étions pas encore sortis du garage aurait été de l'inconscience. Le merle Chuck Chuck était aussi pessimiste que moi. Etalé au fond de sa cage, il avait rabattu ses ailes sur ses yeux et restait immobile, muet de terreur.
J'ai demandé à Catherine si elle pensait que nous arriverions à bon port et je me suis rendu compte qu'elle n'était plus là. Comment avait-elle pu partir sans que je m'en aperçoive ? Elle est montée dans la voiture pourtant, a attaché sa ceinture de sécurité. Elle a fait une remarque sur le mauvais état du véhicule. Mais laquelle au juste ? Les mots se brouillent dans mon esprit. Je ne me souviens pas de ce que j'ai répondu. N'empêche ! Elle était là, à mes côtés, puis, en une seconde, envolée ! Comment retrouver cette seconde ? Comment, à partir de cette seconde, se souvenir de celles d'avant, qui expliqueraient, peut-être, ce qui s'est passé dans l'esprit de Catherine pour qu'elle s'en aille sans un mot ?
Je suis resté avec ces questions pendant tout le trajet, tant et si bien que j'ai été surpris d'arriver à bon port. Le docteur Klamm et la vieille dame n'étaient plus là. L'oiseau d'ébène gisait sur le banc, cou coupé. Catherine a eu un long sourire quand elle a vu Chuck Chuck. Elle m'a demandé d'ouvrir la cage, tout doucement pour que l'oiseau n'ait pas peur. Des trilles guillerets sont montés dans l'air et j'ai vu bouger des étamines sur la robe à fleurs. Bientôt, c'était certain, Catherine viendrait chez moi comme autrefois et j'achèterais un deuxième vélo d'appartement.

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