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lundi 16 juin 2014

Un fils du gouvernement, 12

                                               12


         Quinze jours avant de se rendre à Caen, madame Picot s'était aperçue que sa maison avait besoin de travaux. Les lambris du rez-de-chaussée prenaient depuis des années le teint des vieux malades. La peinture marron faisait des cloques. Une odeur de renfermé planait dans les couloirs et se propageait à l'étage où la situation était à peine meilleure. Les planchers, les plafonds, les tapisseries, il aurait fallu tout refaire.
         Le temps pressait. L'argent manquait. Madame Picot embaucha un estropié qui ne prenait pas cher. La chambre d'enfant fut entièrement lessivée. Les taches les plus résistantes furent grattées au couteau. Quand les vitres de la fenêtre eurent retrouvé un éclat proche du neuf, un peu de lumière entra enfin dans la pièce. Qui révéla le mauvais état de la tapisserie.
         - C'est comme la peau des grands brûlés, dit l'estropié, si vous ôtez la première couche, toutes les autres viennent avec.
         La chambre d'enfant fut donc repeinte en blanc, plusieurs fois, et le résultat était à première vue satisfaisant. Le regard glissait sans rencontrer d'épaisseurs suspectes. Les coups de pinceau s'étaient pour la plupart convenablement superposés. Mais on apercevait dans les coins, comme si l'estropié avait mal retenu ses gestes, des amas de matière qui laissaient des coulures. Le long des plinthes, là où la poussière avait résisté, la peinture mélangée à toutes sortes de résidus, montrait d'assez larges bouffissures.
         Ceci fait, madame Picot avait accroché au mur une gravure champêtre et mis dans un vase quelques herbes sèches. Puis elle avait trouvé chez une voisine un lit d'une place et sa garniture. Le bois des montants, assez clairs, ne jurait pas avec la blancheur du décor.
         Pendant des mois et des mois, à raison d'une quinzaine d'heures par jour en moyenne, mon cerveau a poursuivi ici sa construction lente de la perception du blanc. Mais qu'aura-t-il enregistré d'autre ? Qui me marquerait encore aujourd'hui ? Quels morceaux de paysage ? Quel environnement sonore ?
         Les maisons n'avaient pas à l'époque de double vitrage. Les bruits de la rue de l'Ethe me parvenaient à peine atténués par la fenêtre qui fermait mal. Quand la vie a repris après la fonte des neiges et des glaces, j'ai entendu toutes les rumeurs de Saint-Georges. Mon cerveau les a triées, classées puis rangées dans ses tiroirs. A un an, malgré une conscience encore floue des aigus et des graves, je faisais la différence entre un camion et une voiture. Je commençais à identifier le son plus granuleux des tracteurs. A l'intérieur de la maison, je savais quand madame Picot se levait de sa chaise et montait l'escalier.
         Aucun de ces bruits n'a été l'objet d'un classement particulier dans ma mémoire. D'autres se sont produits, qui auront été rangés au fond d'un tiroir à secrets. Afin de protéger mon corps de leur atteinte sournoise. Des cris peut-être, exprimant la colère, la douleur, l'impuissance. Un drame et ses violences, contre lesquelles je n'ai rien pu. Mes oreilles se seront mises à bourdonner. A siffler. Une forte poussée sur mes tympans les aura percés. Je suis devenu sourd.









samedi 14 juin 2014

Un fils du gouvernement, 11

                                      11


         Je fais un rêve de guerre une fois par mois. Un ennemi sans visage me pourchasse. Le sang ruisselle. La douleur hurle. La chair est dépecée, quand elle ne brûle pas comme du petit bois. Je me cache. Je trouve des replis indéfinissables, des trous peut-être, ou des lézardes, d'invisibles recoins, trop soudainement apparus, dans lesquels aucun corps ne peut tenir vraiment et ce n'est jamais un lieu sûr pour continuer à fuir. A la seconde où je vais être capturé, je me réveille. Surpris que la sueur sur ma peau ne soit pas rouge. Etonné d'avoir encore des bras et des jambes capables d'articuler un mouvement. Une bouche pour dire la peur. Sachant qu'un enfant ne rêve pas avant l'âge de six ans et que j'en ai cinquante-huit, l'opération est facile à compter. J'ai fait six cent vingt-quatre rêves de guerre. Si j'ajoute ceux dont je ne me suis pas souvenu, l'estimation de mille rêves de guerre est une conjecture raisonnable. Mille rêves à la fin desquels je parviens à échapper à l'ennemi en me réveillant. Qui me laissent le souffle haché dans le lit défait.
         Je suis un enfant de la guerre. J'en ai entendu parler pendant toute mon enfance. Par les gens qui m'entouraient et l'avaient vécue. Celle de quatorze, celle de trente-neuf. Celle qu'on prévoyait pour bientôt et qui serait la plus terrible. J'en éprouvais des craintes diffuses car on causait souvent à mots couverts. Mais j'imaginais aussi des héros qui sauraient me protéger. Adolescent, gagné par la fièvre de lire, j'ai dévoré des romans sur toutes sortes de conflits. Des antiques, des médiévaux, des contemporains, des intergalactiques aussi bien. Aujourd'hui, dans le renoncement de la fatigue, je ne dédaigne pas un film de guerre, si mauvais soit-il. Je pressens cependant que ces récits ne sont pas à l'origine de mes rêves. Je pense au trajet du retour à Saint-Georges-des-Groseillers, dans la voiture de madame Picot.
         Elle n'aimait pas conduire. Elle redoutait les virages, les côtes, les carrefours. Et c'était pire par temps de pluie. Avec toutes ces imprudences qu'on voyait sur les routes. L'angoisse du chemin ajoutée à l'angoisse de ma présence, c'en était trop pour des nerfs peu solides.
        - Il faut que je trouve quelque chose à raconter, aura dit madame Picot. Il ne dort peut-être pas. Il sera rassuré.
         Je ne dormais pas. Les voitures ne bercent pas comme les trains. Les voix résonnent d'une autre façon dans un espace plus clos. Mais comment imaginer celle de madame Picot ? Alors que son corps tout entier se crispait sur le volant et les pédales. Que ses yeux inquiets allaient sans cesse du pare-brise à mon berceau posé en bas du siège avant. C'était donc une voix inquiète, que l'émotion assourdissait. Venue selon ce qui était dit du fond de la gorge ou du haut du palais. Une voix d'hésitations, de repentirs, souvent à la limite de la cassure.
        - Je ne connais pas d'histoires à raconter, aura commencé madame Picot. Je n'ai pas l'habitude. Quand on vit seule pendant des années, on finit par perdre les mots. On s'adresse à l'épicier, au boucher mais c'est mécanique. Alors, je ne sais pas. De toute façon, enfin, je veux dire, à trois mois, hein. Je peux aussi bien passer du coq à l'âne. Ou des vaches aux vaches. Les compter. Avec tous les prés qu'il y a jusqu'à Saint-Georges. Oui, je peux. Mais à quoi bon ? Si au moins je savais chanter. La voisine, qui a un garçon de deux ans, chante souvent. Elle fait des gestes en même temps et son garçon rigole. Il faudra peut-être que j'en apprenne, des chansons. Et puis c'est bon pour le moral. Surtout là, en Normandie. Le ciel manque de hauteur. On étouffe dessous, sans s'en apercevoir, et on se met à boire. Si encore il y avait des distractions, à Saint-Georges ! Les jeunes vont à Flers pour s'amuser. Tous les autres s'ennuient. Il ne se passe jamais rien chez nous. Alors on n'a rien à retenir à part le travail. Pour les femmes, le ménage et le jardin. Et pour les veuves, alors là. Après cinquante ans, aucun espoir. Au moins, en quarante-quatre, quand il y a eu les Canadiens, toute cette émotion. Mais, bon. Je ne vais pas raconter ça. La page est tournée. Encore heureux. Les Canadiens n'ont pas eu de chance, c'est tout. Comment on échappe au malheur, hein ? Si on ne le voit pas arriver ? C'est comme en voiture. Une seconde d'inattention et l'accident vous tombe dessus.
         Madame Picot ne parvenait pas à se détendre. Les jointures de ses doigts avaient blanchi. Sa nuque, comme serrée dans un garrot, la faisait souffrir jusque en bas du dos. Et la route était mauvaise. Il n'y avait pas trop de difficultés jusqu'à Fleury-sur-Orne malgré une circulation intense due à la proximité de Caen. La route d'Harcourt, qu'on avait élargie, marquée en son milieu de pointillés jaunes, présentait peu de dangers. La départementale cinq cent soixante-deux, en revanche, constituait une épreuve. Des accidents faisaient souvent la une du journal. Des morts. Des blessés graves. L'alcool du samedi soir tuait autant que le mauvais état du réseau. Le brouillard ou le crachin augmentaient aussi les risques. Madame Picot, comme tout le monde dans la région, lisait ces chroniques. Elle se souvenait des photos qui allaient avec. Des véhicules encastrés les uns dans les autres. D'autres coupés en deux ou quasiment aplatis. Le visage de la mort n'était bien sûr pas montré, seulement imaginé, et l'effroi n'en était que plus grand.
         - C'est comme les images de la guerre, aura continué madame Picot. Sauf que les Canadiens, on les a vus mourir. On les a entendus. Et tous ces blessés. On les a évacués dans des tombereaux. On n'avait rien d'autre. C'était la guerre. Pas d'essence pour mettre dans les camions. Pas de quoi administrer des soins d'urgence. Ceux qui ont été tués sur le coup ont eu de la chance. On les a rassemblés sous un hangar. Certains étaient si défigurés que quelqu'un les a recouverts avec un drap. Enfin. Je n'entre pas dans les détails. Mais c'est rien un corps humain. Voilà ce que je me suis dit. Tellement fragile. Une balle perdue et c'est fini. Même un frelon peut tuer. Même une épine de rose. Alors. Tout ça.



jeudi 12 juin 2014

Un fils du gouvernement, 10

                                               10


         Encore sept heures à tenir. J'ai un peu mal à la poitrine mais moins qu'avant. Je suis sur la voie de la guérison. J'ai confiance. A trente ans, on n'est pas fini. Un nouveau départ est possible. Voilà ce que je dirai à ma soeur. Je ne suis pas finie.  Elle comprendra. Elle a aussi connu des moments difficiles. Elle n'a pas mangé tous les jours à sa faim. Maintenant, elle a une situation convenable. Une secrétaire gagne plus qu'une ouvrière. Elle va au cinéma deux fois dans le mois. Elle s'achète du vrai parfum. Elle fait même des économies. Elle me l'a dit. Elle me prêtera un peu. En cachette. Et je lui rendrai l'argent de la même façon. En cachette. Son mari ne m'aime pas. Il tire au grand comme disait la grand-mère. Il se donne des airs. Fait des discours avec des mots qu'on comprend mal. Quand je pense à. Non. Pas penser. Mais c'est plus fort que moi. Ma soeur dirait encore que je n'ai pas beaucoup de volonté. Elle a sûrement raison. J'ai plus d'imagination que de volonté. Et je me laisse entraîner dans des histoires. Qui ne tournent pas bien. Auxquelles je crois au-delà du raisonnable. Encore un reproche qu'on me fait. Tu n'es pas raisonnable. Ouvre les yeux. Réfléchis cinq minutes. Mais je ne fais que ça, réfléchir. Je ne me suis pas lancée dans cette aventure sans réfléchir. Je ne suis pas une Marie-couche-toi-là. Je lui ai dit. Dès le premier jour. Je lui ai dit aussi que j'avais déjà deux enfants. Pas du même père. Une grande de dix ans. Et un petit de trois. Il m'a répondu qu'il comprenait ça. Il a même ajouté que personne n'avait le droit de me juger. On était en train de se promener au jardin du Luxembourg quand il m'a dit ça. On regardait des canards dans un bassin. C'est banal, évidemment. Sauf qu'au moment où on les regardait, il m'a dit ça. Pas le droit de me juger. Comme il faisait froid, on s'est serrés l'un contre l'autre et on a marché pendant une heure. Il a un peu parlé de lui. Mais je savais déjà pas mal de choses puisqu'on s'écrivait. Tout le temps qu'il a passé là-bas, on s'est écrit. Une lettre par semaine. J'essayais de faire des jolies phrases comme j'avais appris à en faire à l'école. Quand j'ai commencé à me sentir en confiance, je lui ai même envoyé des vers, avec des rimes. Ses lettres à lui étaient beaucoup plus simples. Les phrases faisaient rarement plus d'une ligne. Très peu d'adjectifs. Quasiment jamais d'adverbes. Et pourtant, quand je les lisais à haute voix, je les trouvais belles. Il ne racontait pas des choses extraordinaires mais elles me semblaient justes. Voilà, c'est ça. Elles étaient belles parce qu'elles étaient justes. Ce n'est pas donné à tout le monde d'écrire comme il écrit. Je lui ai fait le compliment. Il a ri. Et il m'a répondu que ce n'est pas donné à tout le monde de lire comme je lis. Bon. Si je continue, je vais pleurer. Je devrais peut-être dormir encore. Il ne faut pas que je sois trop fatiguée quand je verrai ma soeur, surtout si son mari est là. Cet imbécile. Et coureur avec ça. Et vantard. Tous les défauts. Il dit qu'il a des amis au camp américain. Alors qu'il ne sait même pas dire good bye sans écorcher les mots. S'il cherche à me faire du mal, je saurai quoi dire. J'ai de la mémoire. Il y a dix ans de ça, il n'a pas toujours été très propre. Ma soeur est convaincue qu'il était du bon côté mais la vérité n'est pas aussi nette. Je le soupçonne d'avoir dénoncé quelqu'un. Qui travaillait avec lui à l'imprimerie, chez Hébert. Un jeune homme comme il faut. Les machines tournaient au ralenti à cette époque. Le papier manquait. Et il se débrouillait pour en trouver. Je ne sais pas comment. On a raconté beaucoup de choses après sa disparition. Des mauvaises langues ont dit qu'il l'avait bien cherché. Cherché quoi ? Aujourd'hui encore, on ne sait pas trop. Et on n'en parle pas. La loi du silence. La plus dure des lois. Je la connais bien. Elle a fait du mal dans notre famille. Quand la grand-mère est morte par exemple. Le médecin a signé le papier pour qu'elle soit enterrée mais il savait. Il ne pouvait pas ne pas savoir. Si la police et la justice avaient enquêté, le soupçon ne se serait pas répandu. C'était tellement évident qu'on l'avait empoisonnée. Le coupable aurait été démasqué en trois jours. Au lieu de ça, après toutes ces années, on est encore à se demander qui. Et pourquoi ? La vie de la grand-mère était exemplaire, transparente. Elle ne cachait pas d'argent entre les draps. Ah ! A quoi bon remuer tout ça ! Mieux vaut penser à ce qu'il y a de bon. Et il y en a. Je ne me plains pas. Mon enfance a été heureuse. Sans fantaisie, on n'avait pas les moyens, mais heureuse. Le temps passait et on ne s'en apercevait pas. J'adorais les promenades qu'on faisait en automne avec les parents. Il y avait une forêt à cinq cents mètres de chez nous. Des chênes, des châtaigniers, des champignons et des chiens. Ch ch ch, disait mon père qui rigolait. Mais on n'avait pas de chien. Ma mère était allergique aux poils de chien. Elle toussait. Devenait toute rouge. J'avais dix ans. Comme ma grande. Elle dort, à l'heure qu'il est. A quoi rêve-t-elle ? Est-ce que je lui manque ? Est-ce qu'elle me manque ? En principe, voilà des questions qui ne se posent pas. Les enfants manquent à leurs parents et les parents manquent à leurs enfants. On lit ça dans les romans à l'eau de rose. J'en ai beaucoup lus. Trop. J'ai cru aux princes charmants. Belle maison, belle voiture et des promesses d'amour grandes comme ça. La bergère quitte ses sabots et chausse des escarpins. Laisse son tablier et passe une robe longue. Mon ainée n'est pas si sotte. Elle ne croit pas à ces bêtises. Dans son internat, il doit y avoir des délurées qui lui ouvrent les yeux. Pourvu qu'elle n'en souffre pas. C'est mauvais d'ouvrir les yeux trop tôt. Trop tard aussi, du reste. La vie est mal faite, finalement. On n'est jamais à l'heure. Jamais à la bonne place. Un drôle de manège, tiens !

         Le car s'arrête sur le bas-côté, en pleine campagne. Le chauffeur descend, ouvre son capot. Il pointe une lampe de poche sur le moteur. Fait des grimaces et rouspète. En pleine nuit. Tomber en panne. La malchance. Puis il enlève un tuyau, le remue dans tous les sens, souffle dedans. Un bouchon. L'essence n'arrivait plus au carburateur. Ouf ! Le paysage défile de nouveau. La route est là presque droite. Aucun fantôme embusqué derrière les arbres. Et pourtant, tout à coup, la peur vous prend.



mardi 10 juin 2014

Un fils du gouvernement, 9

                                                        9


         Madame Picot s'était rendue à l'hospice Saint-Louis de Caen, munie du courrier qu'elle avait reçu de la préfecture de la Seine. Plus d'une heure de voiture. Du brouillard. Des camions qui transportaient du fourrage ou du bois, difficiles à doubler dans les tortillons des routes. Puis, dans la ville même, à cause des travaux de reconstruction qui n'en finiraient jamais, on ne reconnaissait plus les itinéraires. Madame Picot était arrivée avec dix minutes de retard et on lui en avait fait la remarque. Ce n'était pas dans les habitudes des familles d'accueil d'arriver en retard. Bien au contraire. Elles arrivaient en avance.
         Surtout un jour comme celui-là.
         Madame Picot avait souri à cette formulation qu'elle trouvait curieuse. A cinquante ans passés, veuve depuis mille neuf cent quarante-deux, elle ne faisait plus de différence entre les jours ordinaires et les jours extraordinaires. Mentalement, en attendant qu'un sous-chef de bureau la reçoive pour signer des papiers, elle avait essayé de dresser la liste des jours comme celui-là qu'elle avait connus. Le premier baiser avec un rustaud de Saint-Georges dont elle ne revoyait plus le visage. Les premières règles, qui l'avaient affolée car sa mère ne lui avait rien dit de ce que c'était la vie d'une femme. Son mariage. Evidemment. Un beau jour, forcément. On avait beaucoup bu, beaucoup dansé. C'était la guerre mais loin, encore loin. Et la nuit de noces avait tenu ses promesses de corps et de mots. On vivrait mieux que les parents avaient vécu. On ne resterait pas au village qui sentait la bouse. On trouverait à Alençon sinon à Caen un logement et un emploi. Plus tard, on serait propriétaire d'une maison avec un arpent de jardin où les enfants respireraient du bon air. Puis. Sans transition, la chute. Et c'était bien de chute qu'il s'agissait. Le mari monte sur une échelle. Un barreau cède. Le décor chavire. Une mauvaise pierre, au mauvais endroit, et pointue, achève d'un coup la belle histoire.
         - Entrez, madame, excusez-moi de vous avoir fait attendre. Nos services sont débordés.
         Madame Picot, encore sous le choc de sa vie qu'elle venait de revisiter, avait eu un sourire pâle, si fragile que le sous-chef de bureau s'en était ému, avait prodigué des paroles de réconfort.
         - Heureusement que nous avons des gens comme vous, madame Picot. Nous savons bien que la rétribution ne va pas chercher loin. Mais soyez sans inquiétude. Nous allons vous aider. Dans les premiers temps, une assistante sociale viendra vous voir une fois par mois. Vous pourrez lui poser toutes les questions que vous voudrez. Elle vous répondra. Elle vous soutiendra. C'est notre intérêt à tous.
         Madame Picot avait écouté le sous-chef de bureau comme elle écoutait un discours à la radio. Il avait dans la voix des inflexions qui ne la leurraient pas. Bientôt, rompu à toutes les ficelles de l'enfumage, il ferait de la politique et parlerait lui-même à la radio.
         Une heure plus tard, enfin, on lui avait apporté l'enfant. Il dormait. Son sommeil semblait paisible. Elle ne s'en était pas approchée de trop près car elle craignait de le réveiller. Elle ne lui avait rien dit.
         Dix-huit mois après, quand elle renoncerait à le garder, elle se souviendrait de ce silence. Pas un mot. Pas un geste de la main. Le silence du corps, aussi. Elle y verrait un signe. Quelque chose n'allait pas, c'était certain. Mais quoi ? Comment le trouver ? La psychologie n'était pas à la mode dans les années cinquante. Le médecin de Saint-Georges n'avait pas non plus tellement d'idées sur la question. Il s'était d'ailleurs étonné que madame Picot vienne le consulter pour ça. Il avait écouté son coeur, ses poumons, palpé son ventre. Il lui avait posé des questions sur son alimentation et son sommeil. Non. Je ne vois rien, avait-il dit. Vous êtes probablement fatiguée  et vous vous faites du mauvais sang. Je vous prescris des ampoules. Il y a du fer dedans. Le fer, c'est très bon contre la fatigue.
        
        


         

dimanche 8 juin 2014

Un fils du gouvernement, 8

                                                        8


         La rue de l'Ethe est une espèce de raccord entre le chemin des Vergers et la rue de Flers. Autrefois peut-être, à peine un sentier parmi des jardins sans clôture. On y poussait des brouettes pleines de linge qu'on venait suspendre, encore tout dégoulinant. Des draps de toile lourde, faits pour durer une vie et davantage. Des draps blancs. Unis. On ne connaissait pas encore, à la campagne tout au moins, les imprimés fantaisie dont on habille aujourd'hui les lits des enfants. Je n'ai pas dormi avec des papillons ou des coccinelles. J'ai dormi avec du blanc.
         Cette permanence du blanc dans les premiers mois de ma vie, enregistrée chaque nuit par mon cerveau, continue de façonner ma vision du monde. Sans doute m'attirait-elle autant qu'elle m'effrayait, dans une perception floue du plaisir et de la répulsion.
         Le flou en toute chose ayant forme.  Depuis mon voyage en train de Paris à Caen. Le ciel couplé à la terre par les tremblements du givre qui avait précédé la neige. Les vitres du wagon, comme diluées dans la blancheur, abolies. Le défilé au ralenti des bocages mal cernés, des hameaux que le froid transissait, des nuages tombés sur les noyers qui penchaient. Parfois, peut-être, surprises par la rumeur du convoi, quelques vaches s'ébrouaient, lançaient au paysage qu'elles ne reconnaissaient plus un brame sans écho.
         Les sons, comme les formes, perdaient leur identité. Que pouvais-je en saisir à l'intérieur du compartiment ? Sinon encore du flou ? Une ligne acoustique étale ? Mon accompagnatrice ne parlait pas. Elle écoutait ma respiration car on lui avait dit d'y veiller particulièrement. Elle vérifiait toutes les cinq minutes qu'elle n'avait pas perdu sa trousse médicale. Une anxieuse. Dont c'était peut-être la première mission en tant qu'aide-soignante ou assistante sociale. Elle n'aimait pas la proximité des trois autres passagers. Un maigrichon blotti côté couloir, taiseux, et deux voyageurs de commerce, vraisemblablement. Ils parlaient de leurs affaires, établissaient des comparaisons chiffrées. Le mot pourcentage revenait souvent dans leurs paroles et leur visage tout entier avait des frémissements, des crispations.
         Parfois, ne sachant quoi dire, ils faisaient semblant de me regarder pour mieux observer mon accompagnatrice. Par en-dessous. Leur bouche, où moussait un peu d'écume, s'arrondissait, laissait apparaître des dents qu'il aurait fallu mieux entretenir, articulait des syllabes sans fond, comme des gargouillements.
         - Il est à vous ?
         L'accompagnatrice s'était préparée à cette question classique des longs trajets. Ni ses cils ni ses lèvres ne tremblèrent quand elle mentit.
         - A ma soeur. Ma soeur de Caen.
         - C'est un garçon ?
         - Oui.
         La conversation s'arrêta là. Les deux commerçants décidèrent d'aller fumer dans le couloir. Le maigrichon leva enfin la tête. Regarda en face de lui le paysage normand et son cadre en laiton. Des vaches encore, mais sous le soleil de l'été. L'équilibre tranquille du noir et du blanc sur la photo. Un autre mensonge, que mon cerveau a gravé dans ses archives.






mercredi 4 juin 2014

Un fils du gouvernement, 7

                                               7


         En février mille neuf cent cinquante-six,  Saint-Georges-des-Groseillers, deux mille trois cent trente habitants, connaît le même froid extrême que partout en Europe. Moins quinze degrés sous abri à la station de Caen. Vent. Neige. Verglas. Circulation des biens et des personnes paralysée. Lignes téléphoniques coupées. Ecoles et magasins fermés. Un train de marchandises est bloqué à la gare de Flers. Des camions renversés condamnent la plupart des routes départementales. La Vère gèle entièrement d'une rive à l'autre. Le ruisseau de la Planchette, dont les eaux moins profondes sont plus lentes, n'a mis qu'une heure à se transformer en glacier.
         Un blanc dans ma vie. Un blanc dans le paysage. Immaculé sur les toits et les frondaisons, il n'a pas, plus bas, le même scintillement des commencements du monde. Qu'un pan de mur apparaisse, qu'une surface ardoisée ait échappé au recouvrement, et c'est un blanc cassé qui absorbe les ombres d'un rebord ou d'un auvent. Plus bas encore, dans les rues dont on ne sait plus très bien le chemin, des souillures de bottes, les déjections des chats et des chiens veinent d'un gris sale l'improbable étendue.
         A la sortie du bourg, du côté du chemin des Buis, là où un camion-citerne a répandu tout son chargement de gasoil, on dit que des corbeaux qui faisaient le gué sur des piquets n'ont pas pu reprendre leur envol. Plus loin, dans une ferme à l'écart, plusieurs moutons auraient connu le même sort. On dit beaucoup de choses à Saint-Georges. Comme partout quand l'univers qu'on a toujours connu semble subir un dérèglement définitif.
         La température n'aurait pas fini de descendre. On verrait bientôt l'acier des essieux se fendre comme la pierre des maisons. Des ouragans, à cent cinquante kilomètres à l'heure, s'abattraient sur toute la Normandie et ce serait une désolation pire encore que la guerre. Des morts par milliers. Statues figées dans les champs et dans les cours. Marionnettes suspendues aux fils invisibles du gel. Et il faudrait attendre le redoux pour creuser les tombes. Plusieurs semaines. Plusieurs mois. Ce serait alors l'insoutenable pestilence des corps décomposés. Les survivants du froid succomberaient alors à des maladies que les médecins ne sauraient pas guérir. Les esprits les plus fiévreux s'attaqueraient un peu partout aux mairies, aux casernes de gendarmerie, aux enrichis du petit commerce. Il y aurait des règlements de compte, des vengeances, des émeutes même. Le trente-sixième régiment d'infanterie enverrait depuis Caen une compagnie. Un couvre-feu serait décrété et on fusillerait quelques têtes fortes.  Des morts encore. Du sang. Comme douze ans plus tôt. A n'en jamais finir.
         Le médecin et le pharmacien de Saint-Georges peinent à se réchauffer au café de la Place. Le poêle tire mal. Le boudin de laine en bas de la porte est une passoire. Le calva, presque vitreux, plus épais dans les veines, alourdit aussi les conversations. Il est question, en passant, de madame Picot. Mais ce n'est peut-être pas vrai, ce qui est dit. Les gens vont devenir complètement fous, si ça continue.





samedi 31 mai 2014

Un fils du gouvernement, 6

                                                        6


         Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi. Il fait nuit. La nuit me convient mieux pour rentrer chez moi. Je suis toute seule au fond du car. Personne ne me dira rien si j'étends mes jambes. La fatigue me rend un peu soûle mais je peux la supporter. Dix heures de voyage, ce n'est pas si long. Ma soeur me recevra comme elle m'a toujours reçu, depuis que j'ai commencé à essayer de vivre ma vie. J'écouterai sa leçon de morale. Je baisserai la tête quand elle causera du curé, de ce qu'il penserait s'il savait. Et elle me dira d'aller me laver, tellement je ressemble à un épouvantail. Puis elle ouvrira elle-même le lit dans lequel je dormirai pendant deux jours. Je verrai plus clair après. Je saurai prendre mes dispositions. Je trouverai un travail, n'importe quoi, serveuse, femme de ménage, à la chaîne. Je mettrai des sous de côté. Au bout de six mois je louerai un appartement. Deux pièces, c'est suffisant. Pourvu que la chambre soit assez grande. On trouve des paravents dans les brocantes. On change la toile. On peint les montants avec des couleurs gaies. Et ça fait une jolie séparation pour le coin du bébé. Oh ! Je sais. On ne manquera pas de me le rappeler. Les procédures sont longues. Une assistante sociale, encore une, me fera passer un entretien. Elle écrira toutes mes paroles sur un bloc-notes et les tapera ensuite à la machine. Elle ira voir mon patron, mes voisins. Est-ce que je suis une bonne ouvrière ? Est-ce que j'arrive à l'heure à mon travail ? Est-ce que je suis une locataire sans problème ? Elle posera aussi des questions sur ma vie privée. La longueur de mes robes. L'entretien de mes cheveux. Les gens que je reçois chez moi et à quelle heure ils arrivent, à quelle heure ils repartent. Puis elle transmettra mon dossier à sa directrice. Avec un avis favorable ou non. Je connais cette directrice. J'ai déjà eu affaire à elle. Malgré un abord plutôt froid, ce n'est pas une mauvaise personne. Elle sait se mettre à la portée des autres. Mais ce sera plus difficile cette fois-ci. J'ai trente ans. En principe, on est une femme mûre. On ne se laisse plus embobiner par le premier beau parleur venu.  On garde le cap. Surtout quand on a déjà confié deux enfants aux services sociaux. Voilà ce que me dira cette directrice. Encore vous ? Pour un troisième ? A propos, comment va votre aînée ? On me dit qu'elle travaille bien à l'école mais qu'elle n'a pas la langue dans sa poche. Jusqu'à un certain point, c'est une qualité, qui devient vite un défaut. Dites le lui la prochaine fois que vous la verrez. Quant à votre deuxième, il a déjà usé deux familles d'accueil. Nous ne savons plus trop quoi en faire. Le médecin ne comprend pas ce qu'il a. Un jeune médecin pourtant. Qui a appris la psychologie. Il fait faire des dessins aux enfants et il les interprète. Ceux de votre deuxième l'inquiètent. Il propose un traitement dans une clinique spécialisée mais il n'y en a pas dans la région. Nous allons être obligés de le reprendre au foyer. Dès qu'une place sera libre. Alors, votre dernier, je ne peux rien promettre avant un an. Le temps que vous ayez une situation stable. Le moment venu, j'écrirai à Paris. Revenez me voir dans trois mois. Nous ferons un premier bilan. Et soignez-vous. Vous êtes pâle à faire peur.
        
         Le car vient de quitter la nationale dix et prend la direction de Tours. D'autres passagers à embarquer et ce sera pareil à Poitiers, puis à Angoulême. Vous soupirez. Pourvu que personne ne vienne s'asseoir à côté de vous. Vous seriez moins tranquille. Sur le qui-vive. Quelqu'un pourrait deviner le cours de vos pensées, imaginer votre peine. Vous ne voulez pas qu'on vous devine. Vous ne voulez pas qu'on imagine.






jeudi 29 mai 2014

Un fils du gouvernement, 5

                                                        5


         A moins qu'ils soient trop disgraciés ou trop malades, les bébés ne restaient que quelques mois au foyer. L'administration tenait dans un fichier des listes détaillées de familles d'accueil. Nom. Prénom. Adresse. Profession. Signes particuliers. Ces listes étaient classées par département puis par canton. Un fonctionnaire de catégorie C était chargé de les mettre à jour. A l'encre noire pour les renseignements généraux. A l'encre rouge pour les mentions spéciales qu'il fallait pouvoir lire d'un seul coup d'oeil.
         Ces familles, pour la plupart vivant à la campagne ou dans des petites villes, possédaient un niveau d'éducation qui excédait rarement le certificat d'études primaires. Elles avaient besoin d'un complément de revenus. Elles aimaient bien les enfants, en avaient élevés plusieurs qui étaient déjà grands, voire partis de la maison, et quelque chose leur manquait. Les femmes, notamment, se plaignaient de l'ennui. Les trajets jusqu'à l'épicerie ou chez le boucher, même agrémentés de jacasseries sur le voisinage, ne compensaient en rien les corvées de la cuisine et du ménage. Et puis, ces enfants, disait-on, avaient connu bien du malheur, pensez donc, sans parents, comment grandir dans des conditions pareilles ?
         Le fonctionnaire de catégorie C feuilleta son registre, suivit avec le doigt des lignes et des lignes de noms, se gratta la tête. Il devait proposer deux ou trois noms, pas plus, et le chef, dans le bureau d'à côté, prendrait la décision de contacter telle ou telle famille. Une assistante sociale irait la visiter, poserait des questions sur l'endroit où dormirait le bébé, parlerait aussi de choses et d'autres autour d'un café ou d'une limonade pour nouer un lien de confiance mutuelle. Un rapport serait rédigé, assorti d'une note  allant de un à quatre.
         En mille neuf cent cinquante-cinq, l'offre d'accueil étant de loin supérieure à la demande. La guerre d'Indochine avait engendré trente mille pupilles de la nation supplémentaires. Le service des enfants assistés de la Seine recommandait aux assistantes sociales une certaine souplesse dans l'appréciation des hébergements proposés. N'importe quelle chambre dotée de n'importe quelle fenêtre faisait l'affaire. Eau chaude et toilettes intérieures n'étaient pas nécessaires. L'exigence du chauffage central et d'une salle de bain, dont l'usage n'avait que peu franchi les campagnes, viendrait. Mais plus tard. Beaucoup plus tard.
         Le fonctionnaire regarda l'heure à sa montre et se retint de bâiller. Il ne lui restait que dix minutes pour arrêter sa liste. Quelle destination pour le matricule 3732-B ? Les terres sèches du sud ou les terres grasses du nord ? Une région à blé ou une région à betteraves ? Le chaud ou le froid ?
         Il se souvint d'une aventure de jeunesse qu'il avait eue avec une étudiante en comptabilité. Elle venait d'Alençon dans l'Orne. Un département qu'il n'avait jamais visité. Il nota sur un papier de couleur jaune les deux adresses suivantes. Saint-Georges-des-Groseillers, 35 rue de l'Ethe, madame veuve Picot. Saint-Langis-les-Mortagne, lieu-dit Théval, monsieur et madame Noblet.

         Un coup de tampon sur un bordereau de convoi par le supérieur du fonctionnaire scella pour dix-huit mois mon sort à celui de madame veuve Picot.

lundi 26 mai 2014

Un fils du gouvernement, 4

                                               4


         Je quittai l'hôpital Broussais-La Charité pour un foyer de l'avenue Denfert-Rochereau qui appartenait à l'Assistance publique.  Ma mère avait signé des formulaires, lesquels avaient été tamponnés, classés, rangés dans des chemises en carton puis communiqués à l'administration des affaires sociales avant mon arrivée. Nouveaux paraphes d'un sous-chef de service. Nouveaux tampons du secrétariat. Et rangement définitif dans une armoire à soufflets. La routine.
         Du 96 de la rue Didot au 72 de l'avenue Denfert-Rochereau, il y avait peu de chemin à parcourir. Deux kilomètres virgule quatre. Cinq minutes au volant d'une voiture de moyenne gamme. Des pâtés d'immeubles de confort ordinaire, sans balcon mais avec des pots suspendus aux garde-fous des fenêtres, asters ou géraniums selon la saison. Des rues ni larges ni étroites mais propres, dont certaines pavées. Quelques rangées d'arbres pour l'abri des oiseaux. Quelques bancs peut-être, peints en vert bouteille.
        Je n'ai évidemment aucune mémoire de ce paysage qui n'existe plus. Je n'en ai peut-être rien vu. Bien calé sur la banquette de la voiture, la capote de mon berceau à moitié rabattue, mon champ de vision se limitait à un petit rectangle de moleskine. Quelques reflets parvenaient-ils jusqu'à moi, depuis la vitre ? Ont-ils contribué à donner à mon esprit sa future tournure imaginative ?
         Mon passage dans le foyer d'accueil, régi par l'usage des premiers soins à la petite enfance, est en revanche assez facile à restituer. Après les ultimes vérifications administratives et sanitaires, on m'a accroché une plaquette d'immatriculation autour du cou puis conduit à l'unité des nourrissons. Il y avait là une quinzaine de lits, dans une pièce assez vaste et bien éclairée. Une aide-puéricultrice en blouse bleue m'a couché, a noté sur une feuille l'heure exacte de mon arrivée dans l'unité en épelant à haute voix mon numéro de matricule.
         - Encore un !
         - Oui. Il y en a beaucoup en ce moment, a constaté l'une de ses collègues. C'est normal. C'est la pleine lune.
         - Tu crois ?
         - Tout le monde le dit.
         Les deux commères ont retrouvé leur place assise près du radiateur, chacune avec son tricot, un pull vert pour l'une, des chaussettes noires pour l'autre, et le cliquetis des aiguilles, comme un télégraphe, a bercé mon sommeil. Dans un angle de la pièce, la bouilloire qui servait à chauffer les biberons chuintait ou clapotait selon la température. Un environnement sonore conforme aux rêves sans contours des nouveau-nés, à peine troublé par les rumeurs de la ville.
         - Je tiens ça de ma grand-mère, reprit l'aide-puéricultrice qui avait invoqué l'action de la lune.
         L'autre, plus jeune, moins crédule, observa le jour à travers les mailles de son tricot, fit une moue.
         - On accorde trop d'importance à la lune, répondit-elle, c'est sur Terre qu'on est en vie.
         J'imagine que cette phrase est venue jusqu'à mes oreilles, qu'elle a traversé les méandres de mon cerveau. Elle ne l'a pas quitté. Y retentit encore. Avec tout son mystère. Un jour peut-être, à la faveur d'un cliquetis ou d'un chuintement, elle affleurera de nouveau ma conscience. Et je comprendrai, enfin, après toutes ces années, ce que sont vraiment et la lune et la Terre.


samedi 24 mai 2014

Un fils du gouvernement, 3

                                                        3


         Qu'est-ce qu'elle en sait si le pire est passé ? Elle a dit ça pour causer mais c'est maladroit. Les assistantes sociales ne savent pas s'y prendre. Elles connaissent les grands articles du code de la famille, donnent des renseignements utiles pour s'adresser aux administrations, aident parfois à rédiger des lettres si on ne sait pas trop faire, et voilà tout. J'aurais dû lui dire. Pour le pire, vous ne savez pas. La maladie, oui, bien sûr, c'est grave. Surtout quand elle vous tombe dessus alors que vous n'êtes pas chez vous. La fièvre. Les douleurs. On perd ses moyens. On passe un temps fou à trouver un médecin qui consulte sans rendez-vous. On court chez le radiologue indiqué, à l'autre bout de la ville comme par hasard, et sa secrétaire vous dit qu'il n'y a pas de place. Qu'il faut aller à l'hôpital, à la consultation gratuite. On y va et on attend. Deux heures. Trois heures. Mais ça n'est pas fini. Un médecin va vous recevoir. Prenez le couloir à droite, c'est au deuxième étage, la salle d'attente est juste en face de l'escalier. Vous y allez. Il y a déjà cinq ou six personnes, qui toussent, qui se mouchent, qui soupirent. On vous regarde arriver. Un signe de tête. Une onomatopée en guise de bonjour. Il reste une place près du courant d'air de la fenêtre. Vous la prenez. Vous prenez aussi une revue sur la table basse. Vous la feuilletez en vous retenant de tousser. En aucun cas se moucher. Encore moins soupirer. Ce ne sont pas des manières. Vous êtes bien élevée même si vous venez de la campagne. Vous regardez le défilé des images sur le papier glacé. Des voitures. Des machines à laver le linge. Des demoiselles en robe longue et en manteau de fourrure. Des photos-reportages dans la haute société. Telle duchesse en diadème au bras de tel acteur américain en frac. Vous gardez autant que possible le maintien le plus digne sur votre chaise. Il ne faut pas qu'elle grince. Le moindre grincement attirerait l'attention. On en déduirait que vous êtes gênée, ou impatiente, alors que vous arrivez à peine. La petite boulotte à votre droite vous regarderait de travers. Le monsieur d'en face vous sourirait mais ce ne serait pas un sourire franc. Et il aurait l'indélicatesse de fixer vos souliers. Des souliers neufs pourtant, que vous auriez lacés avec le plus grand soin. En pensant à l'homme qui vous les a offerts. En pensant que. Non. Pas penser. Vous prenez une autre revue sur la table. D'autres voitures. D'autres machines à laver. D'autres demoiselles, photographiées cette fois-ci dans un paysage ultra-marin. Des palmiers. Des plages de sable blond, infinies, sous un ciel bleu qui se noie dans la mer bleue. Un voilier glisse sur l'eau. Le barreur a les dents blanches comme un os de seiche. Il porte un blazer orné d'un écusson. Une université américaine, ou anglaise, c'est plus chic. L'image vous amuse. Vous n'imaginez pas qu'on porte un blazer sur un voilier, même à la parade. Les demoiselles sur le rivage sont trop occupées à prendre leurs poses sous les flashes pour remarquer ce paon trop bronzé, aux yeux trop limpides. Vous tournez encore et encore des pages. Vous regrettez l'absence de mots croisés. C'est si pratique, les mots croisés, quand on ne sait plus vraiment ce qu'on attend, à force d'attendre. Vous réprimez un bâillement. Tout ce sommeil qui manque. Des semaines à rattraper. Des mois mêmes. Depuis que. Parce que. Mais non. Pas penser. Se ressaisir. On est dans une salle d'attente ici. Les gens sont aux aguets du moindre signe de faiblesse. Vous n'êtes pas faible. Malade oui. Faible non. Voilà ce que vous auriez dû lui dire, à l'assistante sociale. Etouffer dans l'oeuf ses insinuations. Lui faire comprendre que vous avez déjà une vie derrière vous. Une vie qui en vaut bien d'autres. Le monsieur vous sourit. Il ne regarde pas vos souliers. Ni votre robe un peu trop longue. Ni votre manteau un peu trop court. Vous vous détendez. La petite boulotte et un grand jeune homme sec se lèvent en même temps. Vous n'aviez pas deviné qu'ils étaient ensemble. Vous ne devinez pas lequel des deux vient se faire soigner. La maladie n'est pas toujours visible. Elle peut ronger le ventre pendant des années et quand on s'en aperçoit c'est déjà trop tard.
         - Vous avez de beaux cheveux, mademoiselle.
         Le monsieur sourit encore. Un sourire franc. Qui met en confiance. Mais il y en a d'autres, des sourires francs qui mettent en confiance. Non. Pas penser. Plus tard oui. Quand vous serez rentrée. Quand vous pourrez vous laisser un peu aller. Sans qu'on vous soupçonne. Sans qu'on vous juge.
         - Merci, monsieur.
         Vous cherchez en vain d'autres mots à dire. Vous ne savez plus où mettre votre regard, vos mains. Vos jambes mêmes vous embarrassent.
         - Après moi, ce sera votre tour, dit le monsieur. C'est un très bon médecin. Il explique bien le mal qu'on a et le traitement à suivre.
         Vous vous étonnez que cet homme vous parle. Si simplement. Sans mauvaise intention. Depuis que vous êtes à Paris, c'est la première fois qu'on vous parle comme ça. Mais vous restez désespérément muette. Vous pestez contre votre esprit qui a toujours été trop lent. Vous êtes capable d'avoir de bonnes idées, on vous l'a déjà dit, mais elles mûrissent lentement. Et, quand elles sont enfin à point, prêtes à être partagées, les mots ne sont pas au rendez-vous. Vous bafouillez. Vous rougissez. Et plus vous bafouillez plus vous rougissez. Vous vous taisez. Le nez baissé sur vos chaussures. Et ce sont toujours les autres qui causent. Ils font de grands gestes avec leurs bras. Pour dire souvent des bêtises. Trop souvent.
         - Au revoir, mademoiselle. Excusez-moi si je vous ai ennuyée avec ma remarque sur vos cheveux. C'est que je suis coiffeur. Boulevard Quinet. Si vous avez besoin.

         Vous sursautez. Le car qui va vous ramener chez vous, qui va rouler pendant dix heures, démarre enfin. Le souvenir du rendez-vous avec le docteur se dissout dans les bruits du moteur. Vous repensez à l'assistante sociale, à tous ces papiers que vous avez dû signer. Pour. Mais c'est temporaire. Lorsque vous irez mieux vous reprendrez votre vie en main. Votre tête dodeline sur le dossier de la banquette arrière, tout au fond du car, où vous êtes seule. Vous vous endormez.












                                                        

mercredi 21 mai 2014

Un fils du gouvernement, 2

                                                        2


          Le huit octobre, un peu avant midi, une assistante sociale entra dans la chambre de ma mère. La pluie avait cessé. Un rayon de soleil grattait à la fenêtre. Une journée comme une autre, perdue dans l'immensité de la ville, avec ses flous, ses heures lestées par l'ennui.
         - Vous êtes bien, là, dit l'assistante sociale en s'asseyant au bord du lit, le pire est passé.
         Ma mère prit appui sur ses coudes, se redressa et sourit.
         - Je sors après demain.
         L'assistante sociale hocha la tête et attendit. Elle avait l'habitude des femmes qui mettaient au monde sans l'avoir voulu. Elle connaissait leurs récits décousus, les longs détours dans lesquels elles s'emmêlaient pour tenir à distance le sentiment de la faute.
         - Je sors après demain, répéta ma mère.
         Le rayon de soleil fit une brève incursion dans la chambre. Un trait fragile, au bord de la rupture. Il grimpa le long du mur en face du lit, buta contre une aspérité plus saillante du plâtre et s'éteignit d'un coup, comme s'éteint une allumette dont le phosphore a fini par s'user.
         L'assistante sociale prit dans sa serviette une liasse de documents et montra à ma mère les endroits où elle devait les signer.
         - Bien. Voilà. Encore une là et c'est tout. Je vous laisse un double. Vous aurez de quoi lire.
         Ma mère sourit encore. Désigna du menton un journal ouvert à la page des mots croisés sur la table de nuit.
         L'assistante sociale rangeait déjà les documents dans sa serviette. Le Christ accroché au-dessus du lit semblait tordre la bouche. Un nouveau rayon de soleil, plus vif, réussit une percée d'une trentaine de secondes. Ma mère ferma les yeux. Imagina qu'il apportait dans sa lumière quelques éclats de joie, venus d'une fête sous des lampions, comme dans le temps quand on savait boire et danser. Crincrins ou accordéon, bruns ténébreux avec ou sans casquette de guingois, jeunes poules mal décrottées des guérets trop humides, promesse à la va vite de monts et merveilles mais personne n'était dupe de la pacotille et on riait. Une vision de vieux, sertie dans le cadre doré des souvenirs. Alors qu'elle n'avait que trente ans. Que même sa mère à elle n'avait jamais connu ça, ces ripailles et ces guinches.
         - Au revoir, madame, dit l'assistante sociale en refermant sans bruit la porte.
         - Au revoir, madame, s'entendit vaguement répondre ma mère.













dimanche 18 mai 2014

Un fils du gouvernement, 1

                                                        1


         Le six octobre mille neuf cent cinquante-cinq, la température minimale relevée à Paris par la station météorologique de Montsouris était de neuf degrés virgule trois. Il pleuvait. Les nuages titubaient dans l'air épais. A trois heures du matin, la ville dormait d'un sommeil chiffonné. De longs cris de sirène striaient les boulevards, faisaient écho aux sonnailles des clochers. Des portes claquaient dans les bouges à l'unisson des querelles ordinaires. Des larmes coulaient au creux des lits. Des rires aussi, mécaniques remontées à la clé jusqu'à l'aube dans les plis du plaisir.
         Au même instant, je naissais à l'hôpital Broussais-La Charité. Tiré à grand peine par une sage-femme hors du ventre de ma mère. La lumière crue de la salle d'accouchement blessait les yeux. Une goutte d'eau tambourinait dans un lavabo sa vieille comptine de rouille. Le radiateur, qui chauffait mal, émettait des borborygmes pituiteux. Un décor pour la fatigue de naître. La sage-femme, qui était aussi une religieuse, ôta sa coiffe, s'assit sur une chaise et tenta de retrouver sa respiration. Les petites mains d'une aide-soignante me bouchonnèrent comme on bouchonne les veaux, langea mon corps puis exprima elle aussi sa lassitude.
         - Passera pas l'hiver.
         La sage-femme ne répondit pas. Son regard effleura le visage de la mère assoupie dont la poitrine battait trop fort. Se posa un instant sur la pluie à la fenêtre. Une pluie poisseuse comme si on l'avait mélangée à des restes de charbon. Qui encrassait les silhouettes attardées dans la nuit. Plombait les feuillages des arbres et des jardins. L'aide-soignante, contrariée, sortit en marmonnant. Elle savait ce qu'elle disait. Tous les signes d'une mort prochaine étaient là. Sur la peau déjà grise où des marbrures apparaissaient. Dans les gestes aussi. Cette lenteur qu'ils avaient. Comme si le nourrisson vivait à reculons ses premiers instants.
         Deux heures plus tard, dans la salle commune, l'infirmière palpa le front de la mère et prit son pouls. Elle courut chercher l'interne qui maugréa. S'occuper des mères après l'accouchement, surtout pour une simple fièvre, n'entrait pas dans ses attributions. Il y avait assez à faire avec les bébés. Leurs fluxions. Leurs régurgitations. Tous ces épanchements des corps, qu'il fallait réduire. Mais ce n'était pas une simple fièvre. Le médecin reconnut tout de suite les symptômes de la tuberculose. Il ordonna l'isolation de la mère dans une chambre particulière et, faute de place, je fus conduit dans un couloir qui donnait sur la lingerie.
         Ai-je vu, la porte étant restée ouverte, l'amoncellement du linge sale jeté dans un coin ? Ai-je baigné dans les mauvaises vapeurs des draps tachés de sang, des traversins auréolés des sueurs qui avaient accompagné la délivrance ? Quelqu'un s'est-il arrêté de pousser un charriot pour me donner un premier sourire, une première caresse ? Y avait-il, dans ce couloir réservé au service, quelque chose d'un peu joli à voir ? Une image de la ville ou de la campagne, punaisée au mur pour cacher la misère du plâtre ? Une plante grasse même un peu rachitique ?

         Aujourd'hui encore, alors que soixante hivers auront bientôt passé, ces questions font trébucher ma langue. Je ne sais pas ce qui m'est apparu quand je suis sorti de l'orifice maternel. Je ne sais pas comment les images de mes premières heures ont déposé leurs sédiments dans l'ébauche de mon cerveau. Elles marquent le début d'un long blanc à exhumer de ma peau et de ma chair, de mon sang qui a tout retenu de ce commencement. Un travail ou un jeu de patience, avec des mots dont les contours trop friables pourraient leurrer ma conscience. Une quête, pourquoi pas, à tâtons dans le faux comme dans le vrai. Pour continuer à jouer. Encore un peu.

(Texte que vous ne lirez pas chez Gallimard because refus. Mais pour une fois, je vais arroser les éditeurs. )