jeudi 13 février 2025

Lembe Lokk, Si Milena


Si Milena
de Lembe Lokk, composé de poèmes et de proses narratives, s'apparente à la tenue d'un journal de bord et de débords. Chaque texte est précédé d'une date incomplète qui ne suit aucune chronologie. Cette absence de linéarité, avec ses disjonctions de l'avant et de l'après, s'inscrit cependant dans une durée : dix-sept ans.

Dix-sept ans de la vie d'une mère tiraillée entre ses représentations de la femme libre et la construction sociale de la maternité. Dix-sept ans de l'existence de Milena avant qu'elle s'envole du nid. Mener la vie d'artiste sur des scènes underground tout en élevant un enfant est un fleuve intranquille qui perd ses eaux. Milena, dont le prénom ne figure que sur la couverture, dévore la mère. "Mon travail ? D'être mangée". "Moi, repas de ma fille, j'ai pris le métro toute seule." Alors le corps ne s'appartient plus, ni dans ses désirs ni dans ses gestes. Et Lembe Lokk a cet aveu terrible : "... l'autre jour, j'ai failli la jeter par terre. Et cette violence est aussi vraie que l'amour qui grandit de jour en jour." Aimer, voilà l'issue, sans dévotion confite ! C'est là tout un travail dans le métier de vivre. Qu'on fasse l'amour ou qu'on chie, qu'on allaite ou qu'on joue du piano. Et malgré les regards. Depuis toujours, on les tient à l'œil, les mères. Le musicien complice n'échappe pas moins à ce travers que le quidam choqué par l'allaitement en public. "Je veux qu'on cesse de me prendre pour un lieu commun... Que cesse cette familiarité imposée par tout un chacun à mon corps et à celui de ma fille.", s'insurge Lembe Lokk. Et quand elle envisage de retourner en Estonie, sa terre natale, une conseillère juridique lui dit qu'elle ne pourra pas emmener son bébé car il appartient à la France. Alors la honte, la culpabilité, le sentiment de perdre son identité précipitent la psyché "dans un vide envahissant". Comment se ressaisir du dehors et du dedans ? Comment maîtriser les reflux des heures et du sang ?Milena détient une partie de la réponse. Ensemble, conscientes des beautés fragiles, la fille et la mère [recolorieront le monde]. Si Milena...

Les poèmes en vis-à-vis des proses expriment les mêmes tourments et leurs déplis ajourés soulignent bien des accumulations, bien des insistances. "C'est peut-être, c'est peut-être ; c'est pas, c'est pas ; est-ce, est-ce ; tes mots, tes mots ; comment, comment..." La poésie ne se cache pas [sous le canapé pendant que l'auteure passe l'aspirateur]. Elle est "une question de vie et de corps", pour qu'advienne "Le jour nouveau / L'autre possible". Et le ton est donné, mordant et rebelle, dès le commencement malgré les doutes qui fouaillent le ventre, dans le poème le plus long du livre. La mère apprend à sa fille le mensonge contre la tyrannie des transparences, la philosophie, la résistance et la douceur qui est aussi une certaine idée de la résistance. Résister à ce "qu'on attend de nous" dans une "époque qui veut ça" : la résignation, la soumission, l'obéissance. "Faire grandir des enfants est un acte poétique et politique... à ciel ouvert". Si Milena...

Et ce si, le lecteur amoureux des cantates l'entend comme une note suspendue aux trousses du mi de Milena avec toutes ses hypothèses. "C'est quoi un combat quand c'est pas la guerre ?", demande l'enfant. "Que diable dois-je faire à présent ? De tes mots.", demande la mère. Encore faut-il y croire au présent ! Même dans "le bleu de la nuit" il manque de contours. Être n'est plus qu'une approximation. Alors, le si peut se concevoir comme une affirmation dans l'infinité des doutes. "Il faut bien deux ou trois vérités pour coconstruire un être complet, capable de tracer une route."

Si Milena. Si si si !

Extraits :

Il m'arrive de me demander si je lui ai sacrifié quelque chose. De moi. De mes désirs. De ma joie ? De mon art ? Quand les jours ont un goût âpre, c'est le maillon faible. Ai-je ? N'ai-je pas ? L'humiliation  éventuelle de se dire qu'on s'est bandé les yeux toute seule. Peut-être ? Peut-être pas ! Ce brouillon naïf et nerveux de rêves qu'on ose à peine regarder en face à vingt ans. Cette force qu'on ne s'avoue pas, qu'on n'a pas encore reconnue. Peut-on les sacrifier ? 

Elle est le baromètre de mes ressources intérieures. Le séisme qui rebat les cartes à chaque rivage. Elle est l'agneau et la hache. La raison pour laquelle. Mon envie de.

 

des années à douter du bleu de l'océan

planter ses racines dans la brise

gratter les murs du labyrinthe et hululer à la lune

se demander si l'on a reconnu la joie

creuser son odeur et subodorer la feinte

chercher à faire partie mais de quoi

sidéré par l'ampleur du demain

broyé par le possible

soudain

brûler d'existence

 

Cette invitation quotidienne à se conformer, à adhérer, cette validation des vérités simplistes constamment attendue d'une mère m'est extrêmement violente. Mais comment traduire à ma fille le doute essentiel et la liberté de mon équilibre bancal sans l'abîmer ? Comment lui faire aimer la beauté des failles et du fragile si moi-même  souvent je tangue ? Comment lui dire que je compte déjà un peu sur elle pour recolorier ce monde ?

 

Si Milena de Lembe Lokk est publié aux éditions Aux cailloux des Chemins. Il y a des tas de livres sur les mères mais celui-ci vous cueille à l'estomac. Il coûte 12 €.

lundi 10 février 2025

Querencias

 


J’ai découvert le mot « querencia » en lisant QUERENCIA et autres lieux sûrs de Pierre Veilletet en 1991. « En espagnol, la querencia nomme l’attachement, la dilection… », écrit-il. Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole évoque une tendance des individus et de certains animaux à revenir sur les lieux où ils sont nés et ont grandi. Et le mot est lié au verbe querer qui signifie aussi bien vouloir qu’aimer. De la volonté à l’amour et inversement ! Que de déplis à entretenir tout le long de la vie, dans le partage. Une querencia n’est pas une porte fermée sur un lieu clos. Par exemple, je ne m’imagine pas manger seul une andouillette-frites ou garder pour moi les lectures qui m’enchantent. Ce que j’aime, j’ai la volonté de l’offrir. « Les querencias sont aussi des mots de passe », ajoute Pierre Veilletet. Tantôt on les donne, tantôt on les reçoit. Dans la simplicité de l’ordinaire. Et c’est ainsi que le séjour de la vie s’apaise, loin des mauvais spectres du monde et des barricades imaginaires.

Liste de mes querencias

-       Lire toutes sortes de livres, y compris les plus griffus

-       Découvrir chaque jour la beauté de ma compagne

-       Boire toutes sortes de vins rouges mais français

-       Apprivoiser nos chats fous comme des lapins

-       Dire du mal des canards au Parc bordelais

-       Regarder La septième compagnie, au clair de lune ou pas

-       M’étourdir sur des mots croisés et des sudokus

-       Imaginer des sottises

-       Tenir des chroniques littéraires

-       Contempler des paysages jusqu’à leur effacement

-       Suivre le sillage des grands oiseaux

-       Dormir sans chat collé à ma jambe gauche

-       Evaluer le taux de cholestérol des métaphores

-       M’amuser comme si j’avais toujours dix ans

 

NB : Ecrire n’est pas une querencia. Rencontrer des gens non plus. Ces deux activités relèvent davantage d’une nécessité, pour ne pas basculer cul par-dessus tête peut-être. En fait, j’ai toujours dix ans…

samedi 8 février 2025

Kiyoko Murata, Le couvreur et les rêves


Minori, la narratrice, vit avec son mari et leur fils dans une résidence pavillonnaire. Sa condition de femme au foyer qui s'ennuie, est évoquée dès le début du roman. "Quand il ne travaille pas, il joue au golf ou passe son temps devant la télévision." Un jour, plusieurs infiltrations d'eau apparaissent dans la maison, venues du toit. Il faut faire appel à un professionnel. Et c'est ainsi que Minori rencontre Nagase. Une longue histoire commence, au Japon et ailleurs...

Nagase n'est pas un artisan comme les autres. Avant de créer sa petite entreprise, il était maître tuilier spécialisé dans la réparation des temples. Un travail de plusieurs mois, voire plusieurs années. Une mystique de la tuile quasiment. D'autant que les couvreurs d'antan y gravaient parfois des messages, humbles ou poétiques, adressés aux puissances de l'invisible. Mais la femme de Nagase est morte d'une longue maladie et il n'a pas pu assister à son dernier souffle. D'idée noire en idée noire, saisi par des vertiges et la tentation de se jeter dans le vide, il a consulté un psychiatre qui lui a conseillé de tenir le journal de ses rêves. Et c'est ainsi que le maître tuilier est devenu un maître en onirisme. "Les rêves sont un moyen pour le cerveau d'éliminer les déchets. À force de les exposer à l'air et au soleil, [j'ai] la tête de plus en plus légère."

 Et Minori, peu à peu, s'ennuie moins. Elle raconte à Nagase son voyage à Paris avec des copines, dans "un quartier désert où, au crépuscule, le soleil est deux fois plus grand. Où les pigeons et les chats parlent le langage humain, où plusieurs étoiles tombent chaque soir avec un bruit sec." Et Nagase propose à Minori de rêver avec elle !

Mais ce n'est pas si simple. Il faut comprendre le fonctionnement du sommeil qui détermine le fonctionnement des rêves. Il faut avoir une représentation précise de l'endroit où l'on veut se rendre en rêvant. Que ce soit sur le toit d'une pagode au Japon ou d'une cathédrale en France. Les détails pratiques pour le voyage onirique comptent autant que s'il était réel. Quelle compagnie aérienne choisira-t-on ? Que mettra-t-on dans les bagages ? Quel hôtel réservera-t-on ? Oh ! bien sûr, il existe des moyens plus commodes pour arriver à destination, se transformer en cygne notamment , mais Minori manque d'expérience. Le rêve, assailli par des intrus, grand tigre ou boule de feu, risque de mal tourner. Et si c'est un rêve à épisodes, étalé sur plusieurs nuits, mieux vaut avoir un bon guide. Afin de "discerner la réalité tangible de la réalité intangible qui [continue] à l'infini". 

Nagase est un bon guide, Minori une apprentie attentive. Ensemble, ils visitent des temples à Kashihara, Nara... En cas de danger, ils se tiennent par la main.  Une chute dans le vide peut survenir à tout moment et certaines sculptures sont imprévisibles si "on pense trop fort à quelque chose". Les disciples éplorés au chevet de Bouddha dans la pagode à cinq étages de Kyoto ont des réactions exagérées. Le bourreau au sommet de Notre-Dame-de-Paris abat sa hache sur les rêveurs impénitents.

Mais Minori pense-t-elle trop fort à quelque chose ? Le lecteur comprend vite que oui. Et Nagase, même s'il dit que "le désir de posséder quelque chose, le désir tout court, l'attachement à soi-même, disparaissent avec le corps", pense aussi trop fort... Les rêves endormis et les rêves éveillés se tuilent sur des charpentes fragiles, c'est bien connu...

Le couvreur et les rêves de Kiyoko Murata, si fantastique soit-il, n'en aborde pas moins les contingences de la vie ordinaire dans le Japon contemporain. Nagase, victime de clients indélicats, boucle mal ses fins de mois. Minori se lasse des tâches ménagères. Sa participation au club-lecture de son quartier n'est pas un bol d'air suffisant. Alors, quand elle rencontre Nagase dans un café pour préparer un nouveau rêve et qu'il l'instruit des différences entre religion bouddhique et religion chrétienne, son horizon prend de l'ampleur...

L'ouvrage, traduit par Sophie Refle, est publié chez Actes Sud. Il coûte 22, 50 €. 

dimanche 2 février 2025

Elisabeth Morcellet, D'un côté L'autre (La porte de Janus)


L'espace et le temps, malgré leur attirail mathématique et philosophique, restent des questions sans issue. Le maillage du connaissable et de l'inconnaissable y est tellement serré. De l'avers au revers de la réalité, comment l'entendement peut-il se saisir du visible doublé d'invisible ?

D'un côté L'autre (La porte de Janus) d'Élisabeth Morcellet confronte le lecteur à son ensoi, aux mouvements qui le traversent jusque dans l'immobile. Le "" et le "Ici", conjoints forclos de toute psyché, hantent un "Là-bas" sans matière ni énergie. Et le balancier du temps "survient, revient avec entrain sur sa faim, pour retourner tout dans le sens d'une montre et démontrer, juste après, les affaires et les gens, à recoller des bouts de temps, en cycle, en boucle, en phase, pour remettre un peu d'ordre au désordre..." De remue ménage en remue méninges, des images s'emparent du lecteur [somnambule sur le fil]. Celle, goyesca, de Saturne dévorant l'un de ses fils ; son appétit est insatiable. Celle, dalinienne, de La persistance de la mémoire. Mais que peuvent montrer puis démontrer des montres molles ? Quant à la porte de Janus, ses embrasures ne sont pas assez consistantes pour livrer un passage. Le passé tuile le futur qui tuile le passé. Le présent, broyé par les trémies de l'histoire, accouche de sables trop mouvants. Les visages et leurs doubles n'y ont aucune permanence.

Alors "Voilà". Alors "Ainsi". Alors "Alors". Autant d'inducteurs qui bégaient la langue et l'étourdissent. "Car" n'a plus de connections. "Donc" et "Mais" subissent le même empêchement. Et les "Puisque", les "Parce que", les "D'ailleurs", les "Finalement", tout aussi impuissants, expriment l'ironie contre les discours de la domination et le désarroi. 

"Puisque... tout le bagage humain allié à son expérience n'aurait servi qu'à l'obscurantisme, à la barbarie... Parce que, tout bien considéré rien ne change jamais ! D'ailleurs, on nous l'avait dit non ? Finalement, tant qu'on est vivant !"...

Est-ce à dire que la résignation constituerait l'arrangement le moins pire avec les brutalités du réel imposé ? "Au moins, on mange. Au moins, on dort. Au moins, on vit."

Élisabeth Morcellet n'est évidemment pas une auteure résignée. Les "assis sur leur trône de poussière dans le clapotement arrogant du temps qui harangue" sont désignés. Les "talentueux increvables, presque morts, qui vocalisent à l'urgence du grand soir, qui cavalent encore de ci, de là, après la gloire et la beauté" sont aussi désignés. Sinistre théâtre de [l'ensoi qui déborde l'existant]. Lequel est un suspens trompeur pendant le "confinement historique unique et planétaire". Peut-on espérer que ce sera mieux après ? L'humanité se libérera-t-elle enfin de ses chaînes ou retombera-t-elle dans ses violences ancestrales ? Le mal dont il naîtrait un bien est une vaste fumisterie. Le désir de possessions technologiques s'accroît plus que jamais et l'effet délétère ne se recule pas... La connectivité des "accointances" virtuelles" gangrène les corps, les langues et la planète exsangue. Comment pourrait-elle conserver "sa structure, son énergie, sa ressource pour poursuivre sans jamais s'arrêter, ici ou là, pour quelque guérilla, massacre, famine, pénurie, révolution, guerre civile..."

Alors que pèsent sur nos cerveaux des menaces qui transformeront l'humain en neghumain, les accumulations d'Élisabeth Morcellet, avec leurs paronymes en ricochets, sonnent l'alerte. Apprêtées à la scène ou visibles sur la page comme des tableaux où le noir martèle le blanc, réveilleront-elles en nous l'endormi ? Afin que les montres molles résistent à la submersion des réalités liquides ? Et que les portes de Janus retrouvent leurs embrasures ? 

Extraits :

Puis, cela se calmait, après trois flambées, quatre soirées de violences, les sacs remplis d'habits de billets de banques, de chaussures vêtements dernier cri, parfums et autres babioles de prix, ensevelis dans les poches, en un passe-passe du consommateur consumé de la dépendance au capital, tournant du gant magique son pack à revendre de slogans réformistes, pour écouler pendant trois mois, temps d'une vacance d'une aisance d'une saison, tout le forfait, et puis, fatalement, le bon prétexte revenait, cela ne manquait pas, l'écart, c'était la loi de la société, son imperfection de fond, le pet de travers, les mauvaises manières policières, et hop, la faute revenait aux responsables, en toute logique, à ces sortes de grands-parents édifiés qui occupaient les meilleurs postes, professions haut niveau, et tous les bons offices réunis, avec la tune à l'avenant, donnant recevant tout, tandis que les autres, tout ceux qui, ces pauvres, ces démunis, n'étaient-ils pas, les irresponsables nés ? 

Après, et bien, grâce au mécanisme inépuisable de la pensée et des corps renaissant dans la santé retrouvée, toute maladie disparue, avec les soins incessants accessibles à tous, ce serait l'éternelle jeunesse en prime, avec pour ultime cadeau, le plaisir sexuel perpétuel, tout en beauté revisitée regagnée, et en un mot comme en dix, la fin de la mort, du décès, de tous les deuils, même celle de la grande terre mère, pas peu dire, par la conservation absolue de toutes les mémoires terrestres humaines ou autres...

 

DOUBLE FACE        DOUBLE

                        SENS

                       DOUBLE

                        JEU

DOUBLE VUE           DOUBLE

                        VIE

 

Ici, entre, le blanc, le noir,

 

 

Ici, placé, du premier au dernier

jour, 

 

 

TOUR

D'

ÉCROU


D'un côté L'autre (La porte de Janus) d'Élisabeth Morcellet se présente sous une couverture signée par Calum Fraser. Publié aux éditions Tarmac, il coûte 20 €.

 

jeudi 30 janvier 2025

Emmanuel Carrère, la vie de Julie


Ceci n'est pas un roman. C'est une histoire vraie qui dure dix-huit ans. Mais toutes les histoires vraies sont aussi des romans. Au début des années 1990, Julie vit dans un hôtel miteux de San Francisco avec  Jack et leur fille Rachel. L'alcool et les amphétamines émaillent leur quotidien.

Jack a 20 ans. Julie en a 19 ans. Rachel a 9 jours.

"Le quartier de Tenderloin est un ghetto noir, un marché pour le crack, un foyer de misère et de criminalité - on y voit même des gens fumer des cigarettes, c'est dire... Au début des années quatre-vingt-dix, au plus fort de l'épidémie de sida, ces hôtels tenaient aussi lieu d'annexe aux hôpitaux surchargés, on y plaçait les malades pour qui il n'y avait plus rien à faire, en dehors d'injections quotidiennes de morphine. C'était le cas de l'Ambassador, où la photographe Darcy Padilla a commencé à venir en 1992, accompagnant dans sa tournée un médecin à qui elle consacrait un reportage".  

Darcy est la fille d'un travailleur social et d'une cantinière. La photographie l'attire dès son plus jeune âge. À vingt ans elle est remarquée par le New York Times mais refuse le contrat qu'on lui propose. Elle souhaite rester une femme libre. Son premier reportage est consacré à une SDF. Puis elle photographie les enfants des rues au Guatemala, un refuge pour femmes battues, des malades du sida en prison... "La pauvreté est son sujet : si on l'envoie couvrir l'anniversaire d'un oligarque russe à Courchevel, je pense qu'elle trouvera le moyen de revenir avec des photos de gens édentés qui parlent tout seuls...", observe Emmanuel Carrère.

Darcy rencontre plusieurs fois Julie et la photographie avec son bébé.   La jeune mère rentre ses griffes, se laisse apprivoiser, confie ce qui la hante : éviter à Rachel une vie aussi pourrie que la sienne. Mais la naissance de Tommy, complique la situation. Comment faire quand on n'a pas le sou et que la drogue maintient son emprise ? Sans commisération suspecte, Darcy apporte son aide. En 1997, Julie s'installe avec Paul et c'est la catastrophe. Les violences de l'individu alertent la police... Puis elle vit pendant douze ans avec Jason. Il cumule les handicaps : addictions, séropositivité, troubles maniaco-dépressifs. Quatre autres enfants naissent, aussitôt retirés par les services sociaux et les centres d'adoption. Et Darcy est toujours là, efficace autant qu'elle peut dans son soutien. Jusqu'à la fin en Alaska... et même après...

Emmanuel Carrère évoque l'histoire de Julie avec une tendresse dont les traits d'humour soulignent l'authenticité. L'engagement de Darcy n'est pas celui d'une artiste sous les feux de la rampe chez Soros et Getty  mais celui d'une femme auprès de ses semblables. Pour témoigner tout en aidant : "Aucun de ses amis proches n'est mort du sida, elle n'a jamais fumé un joint de sa vie, elle est positive, sportive, elle fait attention à ce qu'elle mange, elle habite un joli appartement bien décoré et bien rangé, et je pense que c'est d'être aussi ancrée dans cette vie idéalement straight, qui lui permet de prendre en charge avec autant de justesse les vies en morceaux de gens comme Julie. Elle va vers eux, elle ne cesse de se demander ce que c'est que d'être à leur place, mais elle reste à la sienne. Comme dirait mon ami le magistrat Étienne Rigal, pour qui c'est le plus grand compliment qu'on puisse faire à un être humain : elle sait où elle est."

La vie de Julie est l'un des nombreux reportages d'Emmanuel Carrère réunis dans son ouvrage Il est avantageux d'avoir où aller, disponible en Folio.

mardi 28 janvier 2025

Sur une image de Cédric Merland, 2


( Le réel a, dit-on depuis la nuit des temps,

un double. Et ce double a aussi un double

qui a un double.  Dans le hors-soi et l'ensoi. 

Une multitude de mouvements se met en branle. 

Et c'est ainsi que le réel n'en finit jamais de

ricocher.)

Nos parages de pierre  nous perdent dans des coulisses de plomb. Des murs se dressent derrière les murs. Nous  voyons des oiseaux traverser les étoiles aussitôt effacées. Nous entendons leurs chants engloutis par le souffle des confins. Et le temps ne dure plus autant avec la lumière. Sa texture s'est détirée. Quelques fissures sont apparues que notre conscience ne sait pas réparer. Le phénomène s'aggrave. Les fissures sont devenues des lézardes. Les lézardes sont devenues des brèches. Les brèches deviendront des précipices. Le futur y trébuche et nos corps y convulsent. Le passé réveille des souvenirs qui ne sont pas les nôtres. Le chant des oiseaux macère dans son sang. 

Nous devons partir. Retrouver qui nous sommes. Hors les murs. Quatre cavaliers en redingote et une demoiselle à l'éventail ont osé le chemin des ponts sans parapet et des sables au bord de l'eau. Quand ils sont revenus, leur langue bondissait comme des cerceaux abandonnés sous le vent vert. Elle embrassait les rondeurs d'étain de la lune. L'espoir luisait.

Mais. Mais.

Y avait-il encore un lieu pour les mots ? Pourquoi se sont-ils éteints ?

Quelque chose a grondé sur les montagnes et dans les ventres. Les crinières des chevaux se sont dressées comme des épées. La demoiselle à l'éventail a pleuré. Les gestes des cavaliers suintaient la peur. 

Peur des oiseaux lamés d'acier dans les orages. Peur des nuages d'où tombait une pluie jaune. Peur des arbres dont les troncs suppuraient. Peur des chancres flottants sur la crête des eaux et des ombres sans peau. Peur des rêves qui eux-mêmes avaient peur.

P e u u rrr ꝐꝒꝔ

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Ꝕ a r t i r r


(Le lieu des mots se trouve, qui sait,

dans les larmes de la demoiselle à l'éventail

quand elles se mettent à rire. Et ils ricochent,

cochent les cases  du réel sans cesse décomposées.)


 

vendredi 24 janvier 2025

Pensando en Federico asesinado


Cuando se huyó la luna

Nuestras manos temblaron

Como ramas perdidas

Cuando la arena desveló

Las calaveras americanas

Nuestras palabras se cambiaron

En piedras de sangre

Y ahora también somos calaveras

Vencidas por las quimeras

De los cuellos rojizos

Ninguna idea del ser humano sobrevivirá

Bajo las nubes de acero

Hasta el silencio tiene miedo 

De nuestras sombras quebradas

 

Obra de Anne-Marie Durou

mercredi 22 janvier 2025

Sur une image de Cédric Merland, 1


(On ne peut jamais vraiment savoir comment une image saisit le regard. Ni comment elle le fait durer. Ni où elle le conduit. L'image ne peut pas exister sans cette part d'ignorance.)

Toujours cette sensation que le soleil ne se relèvera pas, qu'il sera le dernier. Nous veillons depuis trop longtemps sur nos parages. L'eau est tellement imprévisible d'un bord à l'autre des sables et des fanges. Les coques de nos bateaux ont la douleur des vieilles carcasses. Les mâts tremblent et penchent déjà sous le poids du ciel. Résisteront-ils aux orages quand nous prendrons le large ? Et nous ?  Oh ! nous, c'est autre chose. La fièvre du paysage remonte à loin. Nos yeux n'y ont pas résisté. Notre mémoire s'est disloquée. Les mots du visible ont commencé à manquer. Et quand les mots manquent, le corps déplie moins ses gestes.  Le réel vire et chavire. Nous l'avons dit aux gens qui sont venus nous voir. Ne restez pas là. Ici, même la beauté est dangereuse. 

(On ne peut jamais savoir comment 

les mots s'emparent des images. On

imagine un tuilage de représentations

entre surface et profondeur. Le réel

s'en ressent, inéluctablement biaisé.)




 

mardi 21 janvier 2025

Patrice Maltaverne, Faux Partir


Voilà un titre dont l'énigme saisit aussitôt l'interloque. Par quel glissement, su et insu, un faux départ se change-t-il en un faux partir ? Un départ laisse entendre un point depuis lequel une action va se dérouler à un moment précis. Le faux départ est bien connu des coureurs de fond trop pressés. Il existe aussi en littérature. La première phrase d'un texte ne dit pas toujours exactement ce que l'auteur souhaite déplier. Elle est reprise, puis reprise encore, jusqu'au ton le plus juste afin que le réel s'assemble dans l'infinie variation de ses représentations et atteigne son point de chute. En ce sens, l'écrivain est pareil au golfeur ou au tireur à l'arc, dans la geste du désir.

Mais quid du Faux Partir de Patrice Maltaverne alors que partir n'a pas de forme substantivée ? De plus, le mot dispose d'un champ sémantique d'une grande amplitude. Et n'oublions pas cette ritournelle : Partir, c'est mourir un peu. Serait-ce à dire que si le partir est faux on meurt un peu moins ?

Dans son recueil où les poèmes vont par deux, l'auteur nous confie les petits bougés de ses perceptions incertaines. Ainsi, "Je rêve d'un pays bizarre" devient "Je songe à un pays plutôt bizarre". Songer n'est pas rêver. La conscience du songe nuance la bizarrerie du pays alors que le rêve est infesté de taupes enfouies et "de miasmes morbides". De même, "Je reste sur le bord de la route" ; le poète y étant "laissé pour mort", ne résonne pas comme "Je campe au bord d'une route". Camper suggère une volonté  d'attendre la nuit pour "refaire un tour de passe-muraille" et "l'autre côté" se présente autrement au lecteur. De la blancheur noire des troncs à leur blancheur sale, le paysage s'affranchit du "champ de bataille de la plaine immobile" et résiste au goudron qui pourrait l'étouffer.

L'autre côté revient plusieurs fois sous la plume de Patrice Maltaverne. Qu'il soit "dans la rase campagne" ou dans la ville qui [survit d'expédients usés], il dit la mort sans jamais vraiment la nommer. Ses "périscopes" ne voient peut-être pas si loin. Seraient-ils borgnes ? Comment, dès lors, s'assurer des frontières, des limites imprécises, des zones périphériques, des routes et des rails en leurs lignes de fuites ?

Le poète s'éloigne des "hauts parleurs de la cité et marche dans la campagne. Les voitures sont des fourmis noires en embuscade, dont les rumeurs suppurent comme un regret. Le marcheur est "sûr d'être parti" mais la ville a des murs murmurants*. Ils suintent dans l'âme encombrée de pesanteurs depuis la naissance. La folie menace jusqu'aux brins d'herbe et les visages sont "des pavés" à jeter aux rebuts de la boue. Une éclaircie viendra-t-elle, où le poète pourra retrouver un peu de son appartenance ? "Il y a plein d'issues à choisir / Il suffit de les imaginer accessibles / pour qu'elles le deviennent", observe l'auteur en quatrième de couverture. Sachant que la géographie de l'imaginaire est aussi méandreuse que celle de la ville, avec ses asiles et ses cellules, il faut au poète une longue patience dans l'exercice de sa volonté. "C'est un jeu passionnant" malgré les dangers. "Vivre avant de mourir" n'est jamais sans risques. Attention aux faux partirs* des mots comme des corps...

Extraits :

 Le passage qui existe entre ces deux murs

Ne sera jamais beau c'est pourtant là

Que je veux m'attarder avant de disparaître 

Parmi les platanes qui choisissent d'être aveugles 

>>><<< La ruelle qui existe entre ces deux murs noirs

              Est un trompe l'œil fait  pour perdre les corps

              Du moins pensent-ils  qu'ils rient avant d'être

              Aspirés par ces mêmes murs qui les étouffent


De quoi est fait le désert chez nous ?

Nous n'avons pas eu le temps d'aller

L'observer de plus près puisqu'il est

Interdit de croire en des choses sales


Il fallait me résoudre à attendre le soleil

Qui se poserait un matin dans la plaine

En attendant je suis allé ouvrir la serrure

De cette cabane abandonnée là comme un signe


Faux Partir de Patrice Maltaverne est précédé d'un avant-dire signé Pierre Bastide, avec cette chute : "Faux partir pour voyager vrai !" Il est publié aux éditions Le Manège du Cochon Seul et coûte 9 €.


* Les murs murmurants rappellent ceux de Victor Hugo.

* Le mot partir étant ici substantivé, il devient logique de l'accorder au pluriel.

dimanche 19 janvier 2025

Laurent Pépin, Clapotille


 " Tu te rappelles autrefois, quand on habitait dans les limbes ? On pensait avec des images. " 

Dans les représentations religieuses, littéraires, picturales, musicales, psychanalytiques, les limbes sont un espace flou dont on ignore la situation. Des ombres et des lumières les traversent, des images apparaissent. Certaines s'évanouissent aussitôt quand d'autres persistent dans la mémoire. Certaines sont bienveillantes quand d'autres sont maléfiques. Si le réel, selon Lacan, est un trou sans bords, est-il possible de loger les limbes dans un flacon ? De quelles métamorphoses accoucheront les images empêchées ou libérées ?

Clapotille, de Laurent Pépin, conte et raconte ces questions qui taraudent l'humain depuis ses origines et commencements. Le lecteur est d'emblée saisi, suffoqué même. Sa psyché est mise à l'épreuve de tant de miroirs, qui forment puis déforment ce qui hante...

Le père,  innommé, souffre de "souvenirs cassés" depuis que Lucy est morte avec son enfant morte dans son ventre. Avant, psychologue en milieu hospitalier, il aidait "les gens à réparer leurs rêves" et n'y réussissait pas souvent. Lui-même était tabusté par toutes sortes de créatures chimériques. De soignant il est devenu patient mais les établissements psychiatriques ne cherchaient plus à guérir. Ils ont fermé leurs portes et interdit le rêve, une solution radicale pour supprimer la folie. Évidemment vouée à l'échec. Les rêves se sont transformés en ballets monstrueux. Les malades ont commencé à se cacher. Quant à ceux qui en effet ne rêvaient plus, ils sont devenus des forteresses vides, absentes à tout désir. Le père et la mère ont essayé de se réparer mutuellement et ça n'a pas davantage marché. Clapotille ne sait pas vraiment comment Lucy a pu en mourir. Barbe-Bleue, peut-être, s'est imposé dans le trou sans fond du cauchemar.

Alors le conte, avec ses à hue et ses à dia, ses coulisses et ses nœuds, ses labyrinthes, ses barrières, ses images avortées, ses clés qu'on ne sait pas saisir et son flacon empli de tumultes placentaires*, raconte jusqu"au bout des fatigues le grand combat des personnages qui ne deviendront jamais des personnes. "On comprenait enfin qu'il était temps de devenir pour de bon un personnage pour toujours, rien qu'un personnage que les ténèbres du dehors ne pourraient plus effleurer".

Clapotille naît dix-sept ans après sa conception dans un ventre sans issue. Une longue nuit noire égare l'errance du père.  Lucy ne lui parle plus depuis le flacon dont les "essaims de couleurs" ont disparu. Il faut errer encore, malgré les Monstres et les Voix tapis dans les replis du cerveau. Enfin, une plage enneigée se dessine sous les pas du marcheur. Le sable et l'écume esquissent la silhouette inachevée d'un bébé. Le père se souvient de la glaise qui a façonné grossièrement sa naissance et de l'indignité de ses parents. Clapotille ne peut pas demeurer sans doigts ni visage ; il doit finir le travail d'accoucheur. Et c'est aussitôt une puissante merveille. Clapotille parle. Clapotille rêve. Clapotille a la mémoire des limbes et la prescience que les souvenirs de son père sont cassés. Une telle lucidité est une blessure qui dure longtemps. D'autant que les Briseurs de Rêves en "uniforme de fonction - un costume cravate et un attaché-case -" ont proscrit toute beauté dans le monde au prétexte qu'elle met "en danger la santé publique".

Mais Clapotille résiste en fabriquant des songes. Une plume d'oie, une natte de cheveux blonds, un vase enchanté où elle recueille ses larmes sont des ingrédients qui permettront au père de réparer ses rêves et son enfance. Mais rien n'est simple en l'immatière : "Il y a les rêves-à-dormir-debout, les rêves-à-aimer-sans-y-penser... ceux à-s'échapper-si-loin... ceux qui éveillent-la-nostalgie-des-mondes-engloutis..." Les catégoriser en les isolant chacun dans un flacon relève de la mission impossible. Surtout que rôde une créature répugnante, l'Amour-en-famille. Ses sombres exhalaisons  cyanosent les chairs et les pensées. Clapotille en a une peur bleue quand un désir nouveau imprime à son corps de nouvelles formes qui attirent le jeune Antonin. Le père aussi en a peur et sa raison chancèle. Il observe son visage défait dans la glace de la salle de bain et répète : Je ne suis pas un monstre, pas un monstre. Parfois, pris de convulsions, il s'enchaîne au radiateur.  Ou se rend dans un bouge du Quartier des Câlinantes. Le rêve-à-exhumer-les-amours-perdues est un élixir trompeur. La voix de Lucy, après tant d'années de silence, ressurgit. "Tu deviens dangereux... Les rêves servent à éclairer ceux qu'on aime, pas ceux qu'on a perdus..."  

Alors le père sans nom renoue avec l'errance dans le Quartier  des Enfants Oubliés. C'est un vaste cloaque par-delà la ville, hérissé de "barres de métal-poussière" au milieu de dunes buboniques. La marche est longue jusqu'à la maison de L'enfance du désert. Sera-t-elle un havre de paix ou un chaudron bouillonnant d'images carnivores ? Existe-t-il une échappatoire qui permettrait d'effacer tous les souvenirs en devenant soi-même un personnage de conte ? Le devenant ne serait-il pas un revenant, dupé par son propre nom ?

Le lecteur ne manquera pas de se poser ces questions. Bien d'autres tenailleront son corps et ses rêves. Elles n'obtiendront jamais de réponses, on ne les poserait pas sinon. Et, jusqu'à la fin des temps, l'imaginaire en ses forges, les martèlera sans issues...

Clapotille de Laurent Pépin est, après Monstrueuse féerie et L'angélus des ogres, "le dernier acte" de ce "conte onirique". Lisez-le. Relisez-le. Butinez au hasard les passages les plus saillants. Quelques bords un peu sûrs vous retiendront peut-être à la surface du réel, qui ondule, qui ondule... 

L'ouvrage est publié aux éditions Fables fertiles. Il coûte 17,50 €.

* Allusion à l'essai de Siri Hustvedt, Que veut un homme ? L'auteure évoque la perception de l'enfantement ante partum et post partum depuis les philosophes grecs jusqu'à l'obstétrique contemporaine. À découvrir ici-même, sous le titre Siri Hustvedt, Procréation, placenta, chimérisme... 

NB : Le conte de Laurent Pépin est également une critique de la psychiatrie, qui n'en finit pas de sombrer...