Diogène de Sinope,
dit-on, entretenait sa philosophie dans la jarre qui abritait son sommeil. Pierre
Gondran dit Remoux entretient la sienne avec l’homme seul sur un banc. Il en
nomme chaque latte, comme on nomme chaque os d’un squelette. Il y a celle de
Leibniz et celle de Deleuze. Puis, la philosophie n’étant heureusement pas
réservée aux philosophes, il y a celles de Verne, Artaud, Ernst et Dubuffet, de
Bonnier aussi, qui était botaniste.
Banc
est pourtant bien un recueil de poésie. Au fil de ses pensées souvent
rapportées sur le ton de la conversation, l’homme gratte de son ongle deux
cents centimètres carrés de peinture. Seulement ce mouvement-là, de l’ongle, qu’il
faudrait arrêter. Et ce n’est pas si simple. « On a toujours du mal à
arrêter les choses / pourtant tout est arrêté / dans ma vie », écrit
Pierre Gondran dit Remoux. « un arrêt en mouvement ». Avec ses
bougés, ses flous. Et c’est pareil pour tout le monde. Le flux contient et
déborde la stase qui contient et déborde le flux. Le poète philosophe
questionne le corps, les yeux notamment dont il précise la fonction musculaire
oculomotrice. Einstein disait penser avec ses muscles. Pierre Gondran dit
Remoux, avec le secours de Leibniz, cherche à établir la part de ce qui est
perçu et celle de ce qui est aperçu. Lesquelles ne se mesurent pas en
centimètres carrés. Et il écrit : « le corps fait la conscience
finalement / fais taire le corps et la conscience s’effondre ». Mais qu’en
est-il vraiment d’elle, alors que l’ongle continue à gratter la peinture du
banc ? Ce qui est perçu des bas bruits du corps et du monde ne fait pas
grand-chose à l’affaire. Il est même préférable de les laisser dans le flou, de
ne pas les conscientiser. Les petits brins d’herbe dans un parc, les bords des
trottoirs et le poète lui-même ne s’en portent que mieux. Dans le flottement de
l’impensé, comme les ombres à la dérive et le vent dans les feuilles. Comme une
« monade de base ».
De la latte de dossier à
la première latte d’assise, un autre grattage s’opère et l’homme seul se
demande s’il ne devrait pas choisir un autre doigt. Pour mieux philosopher
peut-être. Wittgenstein, qui ne manquait pas d’humour, disait qu’il ne pouvait
le faire qu’avec les deux jambes. Question d’équilibre, ou d’assiette à la
façon cavalière. Mais le poète s’en va farfouiller du côté de chez Ernst et
Dubuffet. Le grattage devient un frottage qui relève les empreintes des traces
et des formes. Il suffit de poser une feuille de papier sur un bout du banc et
de la frotter avec un crayon. Dans un sens ou dans l’autre. En appuyant plus ou
moins fortement. C’est affaire de geste. Et de volonté. Pierre Gondran dit
Remoux laisse apparaître sous son frottis des fleurs rouge et bleu. Parfois, il
choisit de leur imprimer la mémoire du banc que l’âge a fissuré. Il s’adonne
aussi au « geste minimal » de la figuration abstraite et lui invente
un « en-deçà ». Comme un écho à la situation de l’homme seul que
personne ne veut regarder. C’est dans ce refus du regard qu’il existe. A peine
moins qu’autre chose. Et il loge tout entier dans ses gestes ; c’est là
son domicile. Les gestes de l’errant, les gestes du fou. Qui même abstraits
n’en sont pas moins des figurations.
Lorsque les nécessités
ordinaires dépendent d’un sac à dos, l’homme seul éprouve l’expérience du
contenu et du contenant, des parties qui excèdent le tout. Alors il plie,
déplie, replie. Ses linges et ses vêtements, ses papiers. Et sa pensée encore,
souterraine comme un rhizome, tutoie celle de Deleuze. Un chemin parmi d’autres
pour remettre à la question les monades leibniziennes, en feuilletant des plis
qui « se répondent les uns les autres » jusqu’à l’infini. Et Pierre
Gondran dit Remoux invente le personnage du plieur. La tentation de réitérer le
pli inaugural peut le conduire à la compulsion. Le désir d’y vérifier une
preuve de son existence (je plie donc je suis) le rendra malade. Le feuilletage
des plis, « c’est du langage » dans la tête et les mains. Les voix
intérieures ont le vertige « des terres vierges » par-delà les barrières
de la ville. [Aller à friche et penser en friche], écrit le poète épris de
botanique et amoureux des stolons qui ont dans l’errance des émois racinaires.
Et voilà qu’Artaud rejoint
Deleuze sur la troisième latte d’assise du banc. Le corps de nouveau est
questionné. Ce corps qui est perçu mais pas aperçu. Ce corps dont les fonctions
physiologiques (manger déféquer dormir) sont déniées. « la fonction est là
mais importe peu / elle importe si peu / que je suis / le corps sans organes »,
écrit Pierre Gondran dit Remoux. Quelques sensations demeurent, fugitives, du
bras et de la main, de « micro-cils à l’oreille et aux poumons ».
Quant au langage articulé, il est futile. La seule issue réside dans le corps
sans organes qui « peut être habité avec une grande liberté ». Des « bouffées d’ailleurs » le
traversent comme des excrétions corticales, à l’écart des machineries
anatomiques. Tenir devient possible contre [les intempéries les salauds les
humiliations]. « est-ce cela la précarité ? / le corps sans organes,
en danger », conclut le poète.
Il y a aussi deux livres
dans le sac à dos de l’homme seul. Dont Voyage au centre de la Terre. Les
pages ne tiennent plus ensemble, le dos perclus se défait. Une nouvelle vie est-elle
possible si le contenu du sac se fossilise en ses replis ? Quelle porte
s’ouvre à l’imaginaire quand l’hubris de la science est déconstruit par
l’étourdissement de vivre ? « chanceler dans l’imaginaire / parfois /
pour mieux vivre au monde stable », note le poète. Le temps et l’espace
sont fragiles d’être trop vastes. Le ventre de la Terre est un monde fermé dont
les limites sauvent du vertige. Et hommage est rendu à Jules Verne : [En
explorant les mondes extraordinaires il les fait entrer dans l’ordinaire. En
recensant minéraux et animaux, humains et végétaux, il les nomme et les fait
nôtres.] « le roman-voyage / est devenu / un roman-maison ».
Enfin, Pierre Gondran dit
Remoux évoque le piètement du banc. Il ne tiendrait pas sans lui, l’homme seul
non plus, qu’il marche ou qu’il pense. Il se souvient de l’ouvrage de Gaston
Bonnier qui a répertorié la Flore complète portative de la France, de la
Suisse et de la Belgique. Il se souvient qu’il lui [a beaucoup servi dans
ses autres vies]. Et le poète, gourmand du nom des plantes autant que des
plantes elles-mêmes, en déplie le vocabulaire qui fait rêver le profane :
orchis du causse et lys martagon, pariétaires, cardamines, bourrache et prêles
au ruisseau. Parfois, il le renomme : herbe-de-peu, pauvre-laiteux.
Et le regard s’attarde aux entours du banc qui échappent au désherbage. La vie
est là, interstitielle, qui résiste. Avec ses graines offertes. Mauvaises
herbes et mauvaises graines. Ce jugement qui condamne l’humain comme il
condamne les végétaux. L’homme seul est « un jardinier hirsute / aux gants
de sale / qui ne désherbe jamais ». Est-il une mauvaise graine ?
Souhaite-t-il la voir germer quand reviendront les pluies d’avril ?
Extraits :
au début j'ai fait une forme en grattant
une fleur
mais une fleur couleur vieux chêne
toute ridée de lignine orpheline de sa sève
c'était triste
alors depuis je fais dans l'abstrait
enfin, une surface que j'agrandis
c'est en deçà de l'abstrait
c'est rien qu'une surface qui grandit
une chose que les fesses
des gens auraient pu faire avec le temps
c'est mon geste qui compte, je suppose
un geste minimal en crochet grattant
important car je n'ai plus que ça
les gestes
*
le corps sans organes s'en fout
il n'offre pas de prise au jugement
il est un outil du quotidien pour survivre
au mépris du passant, de l'institution
il est une anarchie
il est une tête dure
il n'est plus un visage à fonction de visage
qu'on pourrait chercher à dé-visager
peine perdue !
le corps sans organes
peut être habité avec une grande liberté
Artaud crie cette liberté gagnée
mon corps est mon principe d'habitation
je n'habite rien d'autre que mon
propre corps
Banc de
Pierre Gondran dit Remoux, entre humour et gravité, est un recueil à nul autre
pareil. Son évocation de l’homme sans visage dont la vie persiste dans le
mouvement de l’ongle qui gratte émeut profondément le lecteur. Il ne passera
plus jamais de la même façon devant le corps de la misère dans un square. Son
regard ne sera plus de ceux qui fuient et chassent. Il durera longtemps.
Le livre est publié aux
éditions Aux cailloux des chemins. Il compte 96 pages et coûte 12 €.
Une version allégée de cette chronique paraîtra début janvier 2025 dans la revue Europe.