lundi 27 octobre 2014

La liseuse

On peut penser à un tableau des temps anciens. Une dame, forcément charmante, lit à sa table ou dans un fauteuil un roman qui la fait rêver, empourpre ses joues. Elle porte sur les épaules une mousseline ajourée et son sein palpitant fait frissonner les mailles légères.
Renoir a peint de telles mignardises qu'on retrouve sur les calendriers des Postes et les boîtes de chocolats.
Aujourd'hui, une liseuse est une espèce d'ordinateur dont l'écran rétro éclairé séduit jusqu'aux amateurs de livres en papier. J'en suis. Je n'aurais jamais pensé qu'un jour j'en serais, mais voilà, le pas a été franchi. Grâce à ma liseuse et à sa librairie en ligne qui compte plus de trente mille ouvrages, je dévore les souvenirs de Tocqueville sur la révolution de mille huit cent quarante-huit et les premiers pas de la deuxième République. La plume est mordante, sans pitié pour les médiocres occupés à leurs rentes. De longs passages pourraient être écrits maintenant, dans notre démocratie à bout de souffle.
J'envisage aussi, depuis longtemps, de lire le duc de Saint-Simon et le cardinal de Retz. Je vais le faire, pour une somme modique. 
La liseuse est également idéale pour la poésie. Les nouvelles éditions numériques Recours au poème offrent à leurs abonnés deux recueils par mois pendant un an. Cet abonnement coûte quarante-cinq euros et met ainsi la poésie à la portée de presque toutes les bourses. Un acte politique, en fait, qui détourne une technologie de masse au profit du meilleur de la littérature.
Une raison d'espérer.
Absolument nécessaire.

samedi 4 octobre 2014

Diamanka / Cantat / Poésie

Bertrand Cantat, dont le nom est en lui-même une invitation au chant, accueille généreusement Souleymane Diamanka, le barde des Aubiers à Bordeaux et connu du Cap à New York en passant par le fleuve Sénégal. Détroit est un groupe qui sait ouvrir large ses anses ondoyantes.
Ce jeudi 2 octobre 2014 au Rocher de Palmer à Cenon, pendant une quarantaine de minutes, Souleymane nous offre un mini spectacle où, malgré la noirceur du monde, " l'espoir luit comme un brin de paille ". Fidèle à son habitude, il rend hommage à ses parents présents dans la salle et à votre serviteur qui fut son maître d'école au début des années quatre-vingt.Tout en simplicité, il communie avec le public qui reprend en choeur Le rêve errant du Révérend. Son ami Alex Verbiese, à la guitare, souligne et surligne de ses compositions les brassées métaphoriques du griot universel. Le " sud qu'on sent " a le bouquet aussi riche que sa palette sonore et, de teinte en tinte, on se laisse promener par le flot.
Après une courte parenthèse de vin ou de bière, Bertrand Cantat entre en scène avec son groupe Détroit. Un long récital très électrique, tranchant souvent comme une lame ou, à la sèche, plus apaisé, plus mélodieux. La dédicace aux deux Vladimir, Maïakovski et Nabokov, aura, je n'en doute pas, ravi les fervents de la cause littéraire. Mais c'est toute la salle, pourtant fort serrée en ce parterre, qui se laissait porter par les houles de la voix du chanteur.
Bertrand Cantat, cela se voyait, éprouvait l'émotion des communions retrouvées. Juste avant que le vent n'emporte cette soirée, il a rappelé Souleymane Diamanka sur scène pour un dernier poème. D'autres tournées de Détroit suivront, avec ce compagnonnage du slameur  dont [ la parole soigne ].
Puisse-t-elle, cette parole onguent, apaiser les moralistes au petit poil qui n'en finissent pas de plonger leur fiel dans les vieux remugles des vieux souvenirs...
Pour que l'espoir continue à luire.
Pour que le vent continue à nous porter.
En amitié et en poésie.
Dans la vie.

lundi 15 septembre 2014

Sur le fil (La ronde avec Danielle Grek)

J'accueille ici le texte et les photos de Danielle Grek dans le cadre de La ronde initiée par Dominique Autrou.

Sur le fil 

Les journaux du matin galopaient vers l’absurde.
C’était à pleurer.

Nous étions encore plein d’espoirs mais ils s’anuitaient.
Alors à la fenêtre, le soir venu, je me suis penchée.


  

vendredi 29 août 2014

Antoine Compagnon et les ouvriers

Dans un récent entretien, Antoine Compagnon, auteur d'un ouvrage très agréable sur Montaigne, a déclaré ceci : " On est un meilleur ouvrier si on a lu Montaigne et Proust. " 
La formulation, trop lapidaire, maladroite, a été perçue comme l'expression d'un mépris envers la classe ouvrière.

Nous savons que la culture, même la plus élevée, n'a jamais empêché les hommes de sombrer dans la barbarie. Ce constat aura probablement contribué à pousser un Paul Celan ou un Primo Levi au suicide.

Cependant, nous savons aussi qu'on peut vivre mieux avec la culture que sans. Et, en effet, on est meilleur ouvrier dans la construction de soi si on a un peu lu, un peu réfléchi, un peu échangé à propos des savoirs et de leur évolution.

Je connais bien le milieu ouvrier. Dans ma famille. Parmi mes amis. Je connais des ouvriers cultivés et d'autres, hélas, qui le sont moins. Pour monter une cloison de placo ou installer une baignoire, la littérature, la philosophie importent peu. Mais la vision du chantier n'est pas la même selon qu'on a ou non de la culture. 

On pourrait dire : " Bah ! L'essentiel est que la cloison ne s'effondre pas, que la baignoire soit étanche ! "

Certes ! Mais la culture peut transfigurer l'acte de faire, de construire, d'agencer des espaces. J'ai vu récemment un installateur de chaudières qui parlait aussi bien que Brautigan de ses émotions de pêcheur, de la conception du geste de pêcher dans le cerveau qui élabore. C'était là, peut-être, un ouvrier plus heureux qu'un autre dont l'horizon ne dépasserait pas l'écran de la télévision.

Car il était ouvrier de lui-même.

Alors, prenons les paroles d'Antoine Compagnon au sens de l'élitisme pour tous comme l'entendait un autre Antoine, Vitez.



mardi 26 août 2014

Orhan Pamuk, Neige

Pour comprendre comment le fait religieux, de la croyance ordinaire jusqu'à la foi la plus ancrée, s'empare peu à peu d'une identité, la ronge, la transforme, se substitue à elle jusque dans les corps... Au point de prendre les armes...

" Ipek s'assit sur le reborde du lit. Si tu m'aimes vraiment, file là-bas, dit-elle. Elle fixa Ka d'un regard mystérieux et charmant. Mais fais attention aussi. Il n'y a pas plus fort que lui pour entrer immédiatement à l'intérieur des gens comme un djinn, dès qu'il a trouvé en leur âme un point de fragilité et de faiblesse.
- Que va-t-il me faire ?
- Il parlera avec toi et d'un coup te jettera par terre. Il prétendra que ce que tu dis avec des mots ordinaires est d'une immense sagesse et que tu es un homme accompli... Il fait ça de telle façon que tu crois qu'il croit vraiment en ta sagesse et il le croit vraiment de tout son coeur. Il se comporte comme s'il y avait en toi un autre beaucoup plus haut que toi. Après un temps, toi aussi tu commences à voir en toi cette beauté : tu pressens que la beauté qui est en toi, c'est la beauté de Dieu que tu n'as pu discerner jusque-là, et tu deviens heureux. Et le monde est fondamentalement beau quand tu te trouves à ses côtés. Tu aimes cheikh Efendi qui t'a fait découvrir ce bonheur. Mais au cours de ce processus, un autre versant de ta raison te murmure que tout ça n'est qu'un jeu de cheikh Efendi, et qu'en fait tu n'es qu'un misérable et qu'un pauvre idiot. Cependant, autant que je l'ai compris de Muhtar, il ne te reste plus de force pour croire à ce côté négatif et misérable.Tu es tellement pauvre et malheureux que tu penses que seul Dieu te sauvera. Là-dessus, ta raison, qui ne connaît pas les inclinations de l'âme, se rebelle d'abord un peu. Et ainsi tu empruntes la voie que te montre le cheikh, parce que c'est la seule qui te permettra de rester debout dans ce monde. Le plus grand talent de Sa Sainteté cheikh Efendi est de faire sentir au misérable qui est en face de lui qu'il est beaucoup plus noble qu'il ne l'est, parce que la majorité des hommes de cette ville de Kars savent bien qu'en Turquie personne ne peut être plus misérable, plus pauvre et plus perdant qu'eux. De la sorte, à la fin, tu crois en premier lieu au cheikh et en second lieu tu crois à l'islam en quoi il t'a fait croire. Et cela n'est pas une chose aussi mauvaise que cela y paraît d'Allemagne ou que le prétendent les intellectuels laïcs. Tu deviens comme tout le monde, tu ressembles au peuple, et tu es un peu sauvé du malheur. "

Neige, Orhan Pamuk, Gallimard, 2005, page 111

vendredi 22 août 2014

La folie Bacalan

Rééducation cardiaque oblige, je m'efforce à la marche jusqu'aux Bassins à flot. Je compte les grues des chantiers à ciel ouvert. Dix, vingt, parfois davantage. Je longe les palissades. Elles annoncent une surveillance électronique par un logo qui ressemble plus à un revolver qu'à une caméra. Je lis, à l'encre jaune sur fond rouge, que "le pire est à construire". Je souris. Et s'il y avait du vrai dans cette phrase ramassée comme un poing ! Plusieurs centaines d'appartements sont proposés à la vente ou à la location dans le secteur des Bassins. La Cité des civilisations du vin à Bordeaux laisse déjà miroiter son profil dans les eaux de la Garonne. Le musée de la Marine a déjà posé ou posera bientôt sa première pierre du côté de la Base sous-marine. Mutation, mutations. Le béton éradique les friches. Un paysage s'évanouit ? Un autre aussitôt sort de l'ombre. Je me trouve dans une fascination proche de la stupeur. Je pense à l'injonction biblique : " Croissez et multipliez ! ". Je me dis que le pari du développement est risqué. Qui seront ces milliers d'habitants supplémentaires à Bacalan ? Viendront-ils, seulement ? Et s'ils ne venaient pas ? Et si on les attendait longtemps, fiévreusement, en fixant une ligne d'horizon peuplée de mirages ? Dans quelle folie se trouverait le quartier, miné par cette attente ? Comment nous ravirait-elle à nous-mêmes, petits marcheurs que nous sommes, dans les pas incertains des jours ?

mercredi 20 août 2014

Autopsie des larmes

On dit : " Il (ou elle) a pleuré toutes les larmes de son corps. " Justesse de l'expression. Comprendre toutes les larmes déjà pleurées et qui reviennent, auxquelles se mêlent les houles nouvelles des humeurs mises à mal. Un ressac parti du bas-ventre qui ondoie jusqu'à la gorge : expectorant. Avec ses compressions et ses dilatations d'organes et de vaisseaux. Eau. Sel. Sang. Morve. Glaires.
On dit : " C'est tout qui remonte. " Justesse encore de l'expression. Les spasmes du corps sont aussi les spasmes des souvenirs, des regrets, des désirs, des frustrations, des émotions, des sentiments, des illusions même. 
Un chaos dans le goulet d'étranglement de la poitrine qui se soulève.
Ce n'est pas du chagrin. Ce n'est pas du malheur qui suinte. En un quart d'heure c'est fini.
Reste un regard hébété dans une tête lourde. Même la transparence des choses devient quasi matérielle. Comme si tout l'être s'était épaissi d'une substance plâtreuse qui déséquilibre les mouvements.
On tituberait presque. 
On reste vide un temps. Sec enfin. Quelques douleurs infimes passent. Dans le corps réel et le corps inventé. 
On écrit cela. On l'écrit automatiquement. Cliniquement. On ne pense pas. La pensée aussi a été pleurée. 
On l'autopsiera également, quand on aura la prétention de faire de la littérature.

mardi 12 août 2014

Sylvia ( Trash ) Plath

Sylvia Plath, météore persistant de la poésie anglaise contemporaine, est tour à tour réaliste, surréaliste, parfois bucolique dans ses évocations de la nature, souvent macabre dans ses portraits du corps malade. Il arrive même que, subrepticement, un trait d'humour parvienne à s'immiscer dans la richesse de sa palette. 
On note aussi, dans Arbres d'hiver précédé de La Traversée ( ouvrage présenté par Sylvie Doizelet et traduit par Françoise Morvan et Valérie Rouzeau ), des éléments trash ou grunge, voire gore, bref, pas très nets entre les doigts de pieds qui dégoulinent. Ces poèmes écrits au début des années soixante font de Sylvia Plath un précurseur de l'ultra " modernité ", qui ne maquille rien de toutes les violences, de tous les égarements. L'écriture même épouse les ruptures du chaos. 

Les géraniums rouges, je connais.
Amis, amis. Ils puent la sueur sous les bras
Et les maladies compliquées de l'automne,
Aussi musqués qu'un lit le matin après l'amour.
Les narines me picotent de nostalgie.
*
C'est une statue que roulent les garçons de salle.
Je l'ai amenée à la perfection.
Je reste avec un pied ou une jambe,
Une denture, ou des calculs
A  faire tinter dans un flacon et rapporter à la maison,
Et du tissu en rondelles - un salami pathologique.
Cette nuit ces pièces sont ensevelies dans un glacière.
Demain elles nageront
Dans du vinaigre comme des reliques de saints.
Demain, le patient aura un bras en plastique rose,
impeccable.
*
Le tatou sommeillait dans son bac à sable
Aussi obscène et nu qu'un porc, les souris blanches
Se multipliaient à l'infini comme des anges sur une
tête d'épingle
Par pur ennui. Enchevêtrée dans les draps trempés de
sueur
Je me souviens des oisillons ensanglantés et des lapins
écartelés.
*
Je broie des seins gluants comme des poulpes.
C'est pour nourrir
Les violons des langueurs que j'engloutis de l'oeuf -
De l'oeuf et du poisson, mol régal, 
Mollusque aphrodisiaque.
Ma bouche arque
Sa moue de Christ
Quand ma machine arrive à bout.

dimanche 3 août 2014

Le chasseur immobile, Fabrice Farre

Le chasseur immobile est supérieur à tous les autres chasseurs car il ne rentre jamais bredouille. Les petits riens de l'ordinaire suffisent à sa joie : un caillou roulé sans cesse sous les doigts, les cous allongés de quelques chevaux, un bonbon rond, une lueur sur le montant d'une balançoire dans un " jardin orphelin".
Fabrice Farre, auteur du recueil Le chasseur immobile aux éditions Le Citron Gare, cite en ouverture la Chanson de cavalier de Federico Garcia Lorca. Le poète castillan savait qu'il n'arriverait pas jusqu'à Cordoue car tout autour de lui était invitation à l'ailleurs. Fabrice Farre n'arrivera pas non plus à une quelconque destination car il n'en cherche aucune.

Dans le jardin
où nous ne sommes pas
devant la porte ouverte
et le café qui fume
nous jetons quelque
regard terrestre.
Le muret lézardé puis l'arbre
malingre nous aident à lever nos conditions
nous en sommes réduits
à boire ce qui descend
et nous évalue enfin
sans jamais quitter nos chaises.

La poésie de Fabrice Farre, qui hésite entre vers et proses, saisit ce qu'il y a de plus fugitif dans le réel aperçu. Elle nomme l'invisible du dehors et du dedans mêlés et l'éternelle fragilité animale de l'humain. 

Ce qui resserre rassure
le lit à portée, les insomnies intranquilles
sur les mots ressassés, le travail maigre
peu enclin à nourrir l'affamé
le café qui ronronne
la mécanique de l'ordre des choses
et l'idée nomade de n'être de nulle part.
Je suis vite dehors quand je regarde
dans cet intérieur ouvert, les yeux fermés.

Ce beau recueil de Fabrice Farre est illustré avec bien du talent par Sophie Brassart. La revue Ce qui reste, animée par Vincent Motard-Avargues, accueille depuis peu quelques textes de ce poète dont je conseille de suivre les pas. Immobiles.


dimanche 13 juillet 2014

Cette impuissance de la poésie

La métaphore. Cette impuissance de la poésie.
Enrobée.
*
On ne peut pas dire que l'on sait. On ne l'a jamais pu. Se définir par ce qui manque car quelque chose toujours a manqué. Là où l'écriture advient. Avec ses trous.
*
On retourne devant les livres contre le mur. Qui font face. On regarde cet ensemble menaçant. Dans son silence même. Surtout ne pas savoir ce qu'on vient chercher là, de vain. Mais on se souvient qu'on a une fois jeté tous les livres par la fenêtre, à dix-sept ans.
*
Reviennent encore les paysages de brumes et leurs maisons basses blotties autour du silence. On les peuple de chiens jaunes et d'oiseaux malades. On imagine ce qui pouvait dégorger de la boue des fossés quand les corps se mettaient à saigner. Mais est-ce bien cette enfance-là que l'on a vécue ? De quelle mémoire sourde a-t-on été chargé ? Avant.
*