mardi 28 juillet 2015

Le tour de France de Christophe Sanchez

En mai 1982, Julio Cortazàr et sa compagne Carol Dunlop voyagent de Paris à Marseille au volant d'un combi Volkswagen. Le couple s'arrête à chaque aire d'autoroute et écrit un récit à quatre mains, tissé de notations ordinaires et de vagabondages chimériques. Les autonautes de la cosmoroute paraît chez Gallimard six mois plus tard. 
Ce livre accompagne aujourd'hui Christophe Sanchez dans son tour de France des visages. Depuis le vingt-cinq juillet, il rend visite aux personnes rencontrées dans la blogosphère et sur les réseaux sociaux. Il découvre des gestes, des voix, des regards, fait le plein de mots et de silences. Il échange avec la latiniste Danielle Carlès, la poète Murièle Modély. A Bruges près de Bordeaux, Christine Saint-Geours l'invite à dîner avec Brigitte Giraud et votre serviteur. La table est excellente et le Haut-Médoc a pris les vieux reflets des vieilles vignes.
Christophe Sanchez parle avec émotion de la mort de Julio Cortàzar et de Carol Dunlop peu de temps après leur voyage. Il évoque aussi son enfance où il ravitaille sa mémoire, la vraie et la fausse, les deux embrassées. L'ombre de son père vigneron passe, légère et grave comme Bellérophon le chat de la maison.
Il dit aussi son souhait de publier enfin ailleurs que sur son blog fut-il.net. Il fera partie de la troisième livraison de la revue Métèque en septembre. 
Nous serons ses lecteurs attentifs et amicaux. L'écriture de Christophe Sanchez ne donne pas dans le tapage du tic et du toc. Elle connaît les bas bruits de la langue, ses replis, ses solitudes.
En attendant, le voyage continue. Saintes, Nantes, Orléans, Paris, Nancy, Mulhouse, Condrieu, Montélimar et Avignon font partie des étapes jusqu'au huit août. D'autres visages à rencontrer dans le partage de moments simples, d'autres histoires en résonance. La matière d'un livre comme une boucle ouverte sur la fragilité humaine, sans fatras ni tintouin. Dans le dépouillement du silence.

dimanche 26 juillet 2015

Jean-Michel Michelena / Pär Lagerkvist

La bibliothèque étant repeinte, il faut rentrer les livres. Moues ! Sourires ! Grincements ! Haussements d'épaule ! On a fait cette fois-ci une grande saignée qui libère deux étagères. 
Je redécouvre Beau front pour une vilaine âme de Jean-Michel Michelena publié en sa propre maison. L'ouvrage ne manque pas d'ampleur dans la palette sonore et le lecteur y trouvera des pépites. Même si l'ensemble paraît froid, trop raisonné peut-être dans son va-et-vient entre structure et "déstructure". Cette publication fut chaleureusement accueillie par Roland Barthes et Jacques Réda. J'en apprécie pour ma part quelques exercices de détestation. " Deux mois d'été dans une ferme suffirent à m'en faire exécrer à jamais choses et gens. " " La bassesse des écrivains t'accable. Tu les veux secs, comme ferrailleurs, banquiers durs, voués au mal, forts, sans gloriole." 
Je redécouvre aussi Angoisse de Pär Lagerkvist paru à l'atelier La Feugraie et lié au souvenir d'une promenade dans la ville de Céret avec ma compagne Brigitte Giraud. Un univers qui ne manque pas non plus de détestations. " Elle m'irrite la pensée de toutes ces formes zoologiques inférieures, plus ou moins réussies, qui précédèrent l'homme dans l'incertaine ascension de l'évolution ; elle ne me quitte jamais ! "
La poésie de Pär Lagerkvist est donnée en revanche sans apprêt, dit sans détour ni mise en scène douleur et désespoir. "Angoisse, angoisse, tu es mon héritage, // la plaie de ma gorge, // le cri de mon coeur dans le monde. // Les nuages écumeux se figent // dans la grossière main de la nuit, // forêts et montagnes abruptes // montent avec parcimonie // vers la voûte céleste // ratatinée. " " je blesse mes mains douloureuses // contre les montagnes et la forêt sombre, // contre le fer noir du ciel // et contre la terre froide ! "
" Aucune main n'est aussi vide que la mienne, // aucun coeur n'est aussi désert. // Qui pénètre dans mes cours // se croirait parmi les morts. "
Pär Lagerkvist, prix Nobel de littérature en 1951, se définissait comme un "croyant sans Dieu, un athée religieux". La dimension du sacré, entre attirance et répulsion, traverse une partie de son oeuvre. Il y a peut-être là un lien avec le chemin d'écriture de Michelena, à trouver dans le silence quand la pensée vagabonde autour de ces deux voix, de leurs échos.

dimanche 19 juillet 2015

Repeindre la bibliothèque

Quinze ans déjà que nous habitons notre maison. Il faut repeindre la bibliothèque, installer un échafaudage. Notre ami Zhirayr fera merveille en chef des travaux. Mais nous avons dû sortir tous les livres avant de lessiver les murs. Sueur et fatigue. Emotion aussi comme cette plaquette retrouvée du poète anglais Rodney Pybus, In Memoriam Milena. Internée à Ravensbrück, Milena parle à Franz Kafka, à sa bouche morte. Amour. Courage. Cruauté. Faiblesse...
Emotion encore quand un album oublié revient au jour. Lumières en effraction réunit des photographies d'artistes bordelais (Isabelle Kraiser, Rodolphe Escher, Pierre Lavesque, Eva Sanz) accompagnées de fragments poétiques écrits par Brigitte Giraud. Un affichage sauvage des tirages, pendant deux ans, avait précédé une exposition récapitulative au Garage Moderne.
Satisfaction enfin quand le travail s'achève. Les piles tiennent debout contre un buffet, s'appuient sur une table basse. Leur accumulation est fragile, dit l'improbable du désordre qui s'est construit lui-même, refusant tout ce que l'on avait souhaité d'agencements pratiques. D'autres dialogues pourraient naître au hasard de rencontres imprévues. Moins tragiques. Imaginons André de Richaud devisant avec Henning Mankell, ou n'importe qui d'autre avec n'importe qui d'autre. Imaginons des impatiences susurrées, des apophtegmes, des éclats même ! La littérature n'a jamais manqué d'imprécateurs.
Mais une bibliothèque est faite aussi d'objets perdus sur les étagères : cartes postales, cendriers, stylos, enveloppes, bibelots de trois sous, petites boîtes en carton ou en fer, coupe-papier, tableautins de Venise ou de Prague, tickets de transport et d'exposition, pièces de monnaie, épingles, photos, souvenirs... Les voilà rassemblés dans une panière et ils tiennent eux aussi leurs conciliabules. Cependant que le chat de la maison investit la chaise qu'un aïeul a construite, et surveille nos allées et nos venues, désapprobateur.
Tous les livres ne retrouveront pas leur place d'avant. Certains finiront même au désherbage. Pourquoi garder ce Japonais dont on n'a plus la mémoire ? Que faire de cette poétesse in fine assez médiocre ? Et si nous vendions quelques ouvrages de prix, qui libéreraient de l'espace...
Et si, et si... Conjectures. Notre bibliothèque vieillira en même temps que nous. Comment sera-t-elle dans quinze ans, quand il faudra repeindre encore ? Et qu'en adviendra-t-il après que nous aurons disparu ? Quelle personne assez amoureuse de la littérature et des arts saura l'accueillir ?
Angoisse...

samedi 4 juillet 2015

La déclaration de Nino

Jeudi 2 juillet, 8h30. Chaleur déjà lourde parmi les rumeurs enfantines entre les murs "murmurants" de l'école Paul-Bert à Bordeaux. Nino me remet trois feuillets sous un transparent. Un portrait photographique de lui m'accueille. Entre inquiétude et goguenardise. Qui dit ce que l'enfance a de léger et de grave dans le même mouvement. Puis vient le texte, avec cette image à l'appui. Emotion émotion ! Merci, Nino.


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                                                              Le maître

Durant mon CM2 j'ai eu un maître, un homme de lettre.
Il pense comme dans les livres.
Imaginez ce que ça donne quand il écrit, c'est comme l'infini.
Mon maître a une case blanche au fond de lui, une seule couleur, celle de la vie de l'écriture.
Un mot est une émotion forte.
Lorsque quelqu'un écrit un livre, il a ses propres émotions, ses propres mots et ça s'est magique pour moi.

Mon maître ressent cette émotion.
Je veux vous parler de ce que j'ai ressenti pour mon maître pendant cette année "magique".

Ce n'est pas seulement l'année que j'ai passé avec lui qui était magique mais mon maître lui même.
Nous avons eu un philosophe, un écrivain, un poète et on ne s'en est pas tous rendu compte.
Nous avons eu de la chance.
Nous avons tous cette petite étoile que nous pouvons délivrée mais nous ne l'avons pas tous fait.
Mon maître lui nous l'a délivré.
On ne sent rend pas compte mais sa patience prouve que c'est un homme sage et bon.
Pour ses derniers mots que je vous laisse, n'oubliez jamais de rêver parce que vous en avez largement les moyens.

Au revoir maître.

J'écris ça pour vous.

" L'amour ne s'explique pas
C'est une chose comme ça
Qui vient on ne sait d'où
Et vous prend tout à coup"

"La terre n'appartient pas aux hommes
mais les hommes appartiennent à la terre"

Pour Monsieur Boudou


mercredi 10 juin 2015

En chantier, 2

  Moi, c'est Milan. Mes parents m'ont donné ce prénom à cause d'un écrivain polonais ou tchèque. Je sais plus trop. La mémoire, c'est pas mon truc. A l'école, j'ai du mal à retenir les verbes. Le cm2, c'est vraiment galère, pour ça. Tous ces passés qu'il faut savoir par cœur. Passé simple. Passé composé. Passé antérieur. Une histoire de fous. D'autant que l'imparfait vient s'en mêler.
  Heureusement, Jacques Louvain est là pour m'aider quand ma tête s'embrouille. On s'installe à la table de la cuisine, je sors mon matériel de classe et on travaille. Les verbes et la grammaire aussi. Mais pas les maths. Jacques Louvain dit qu'il n'y comprend rien. Déjà quand il était lui-même à l'école, il n'y comprenait rien. Evidemment, avec l'âge, il a fini par s'y connaître un peu. Il a apprivoisé les nombres. Apprivoisé comme un animal. Jacques Louvain aime beaucoup le mot apprivoiser. Il peut en parler pendant des heures. J'en suis sûr. Il a tellement d'imagination. Moi, quand on me demande d'imaginer, je me sens un peu perdu. Je crois même que j'ai peur. Peut-être que la peur s'apprivoise aussi, comme un oiseau.
  Mes parents ont fait la connaissance de Jacques Louvain sur le parking d'un supermarché. Je ne sais pas pourquoi ni comment mais j'ai retenu l'endroit. Le supermarché à côté de chez nous. J'étais au cours préparatoire à l'époque. Tout timide. Je regardais plus souvent le bout de mes chaussures que le ciel. Tête baissée quoi. Le bout des chaussures est rassurant. Il nous rappelle qu'on a des pieds et qu'on marche avec. Peut-on marcher dans le ciel ? Je ne vais pas parler à la place de Jacques Louvain mais je suis sûr qu'il pense que oui.
  A part ça, je ne sais pas trop comment dire des choses sur lui. A l'école, le maître nous a demandé d'écrire le portrait de quelqu'un qu'on aime. Il nous a donné une liste de mots pour nous aider. Il a répété plusieurs fois qu'un portrait c'est pas que le physique. C'est aussi le caractère. Malgré les exemples qui étaient au tableau numérique j'ai rendu feuille blanche. Le maître a dit que c'était pas grave, que je ferais mieux la prochaine fois, et que les écrivains eux-mêmes ne réussissaient pas toujours. Il a dit aussi qu'il fallait aller au plus simple. Mais comment aller au plus simple avec Jacques Louvain ? Et si en fait c'était compliqué ? Bref ! Commençons par le physique. Jacques Louvain est de taille moyenne. Il a les yeux marron et les cheveux un peu longs et un peu gris. Il se gratte souvent le nez. Ah ! Je tiens quelque chose, là. Se gratter le nez, c'est le physique, surtout qu'à force, il y a des écorchures qui se voient. Mais c'est aussi le caractère. Est-ce que les rêveurs, par exemple, se grattent plus souvent le nez que les autres ? Est-ce que Jacques Louvain, en marchant dans le ciel, se gratte le nez pour passer le temps ?

  Bon. J'arrête là. Si je reste assis plus d'une heure, mon corps devient tout raide. Et mes pensées sont pareilles. Je vais aller à la piscine avec un copain pour me dégourdir. Je suis un assez bon nageur. Je peux faire cinquante mètres sans m'arrêter, dans le grand bain. Jacques Louvain nage moins bien que moi. Il me l'a dit. Mais c'est normal. A mon âge, il avait terriblement peur de l'eau. Il a appris à nager à trente-quatre ans. Il en est fier. Il dit même que c'est la seule chose dont il est fier. Avoir vaincu sa peur de l'eau. Bon. J'arrête là pour aujourd'hui.

En chantier 1, suite

  Je ne me souviens pas vraiment de cette première rencontre avec une roulotte de bohémiens. Un homme, sans doute, la conduisait. Une femme, sans doute, s'affairait à l'intérieur. Ils avaient probablement des enfants. Des enfants et un chien. Une image classique encore. Les enfants ne sauraient aller sans un chien, au poil jaune et broussailleux, plein de malice. Plus tard, regardant des films d'aventure mettant en scène des gitans patibulaires, je chercherais vainement la mémoire de visages gris, édentés, sournois. Aucune peur à rebours ne me ferait frissonner.
  A la vérité, je n'avais eu d'yeux en cet attelage que pour le cheval. Les chevaux n'avaient pas encore disparu de cette campagne où je vivais. Les terres, enchevêtrées comme des mosaïques, n'étaient pas remembrées. Des haies, dans les combes ou à flanc de coteau, crénelaient les sillons. La plupart des labours, charrue tirée par une bête de somme, obéissaient toujours aux gestes premiers des premiers cultivateurs.
  Le cheval de la roulotte, en comparaison, était une créature aérienne, capable quasiment de voler. Son jarret s'affranchissait d'une poussée des glaises lourdes et se hissait en galopant à la hauteur de l'azur. A six ans, j'ignorais tout des montures des cow-boys dans des plaines sans fin, des destriers fougueux au cœur des batailles, des mythologies animalières de l'antiquité ou de la science-fiction. Ce cheval, auquel je prêtais tous les pouvoirs, incarnait l'ensemble de ces figures.
  Elles m'accompagnent toujours. Je n'en ai pas terminé avec cette première vie qui continue de m'entretenir. De me façonner, même. Evidemment, je ne me déplace plus en imaginant sous mes fesses les courbes nerveuses d'un poulain à débourrer. J'ai cessé de courir bride abattue à d'improbables rendez-vous amoureux dans les profondeurs d'une forêt enchantée. Mais le regard que je porte sur toute chose s'en est trouvé radicalement et définitivement modifié. Comment dire cela ? Comment convaincre qu'une perception du monde, avec ses vrais et faux semblants, ses emboîtements et déboîtements, ses lignes avec ou sans mouvements peut être changée par un cheval ? N'en aurait-il pas été de même si l'apparition avait été un oiseau ? Un oiseau dont la moindre embardée m'aurait d'un coup transporté de l'autre côté de l'océan ?

  Autant ne pas chercher à convaincre. Ma fatigue n'y résisterait pas. A court de souffle, je devrais respirer sous un masque. Et mon sang, qui sait, se mettrait à tourner, comme celui de ma mère avant moi, comme celui de mon père avant moi. Osons plutôt les commodités de la tautologie. Un oiseau est un oiseau. Un cheval est un cheval. Peut-être que dans dix ans, la mort disséminant en moi ses désordres précurseurs, je me prendrai pour un cheval. Ce n'est pas une mauvaise chose. Ce n'est pas forcément folie. Etre cheval permet de ricaner, en regardant passer les hommes.

dimanche 7 juin 2015

En chantier, 1

  Je m'appelle Jacques Louvain et je viens d'avoir soixante ans. Au moment où j'écris ces lignes, je ne sais pas que je mourrai en 2028, fauché par un tram place de la Comédie. Je ne pense pas à l'avenir. Le passé m'intéresse davantage. Le mien et celui de quelques autres. Mais je n'y trouve pas grand-chose à regarder. Mes souvenirs sont des miniatures peintes au jour le jour. Eparpillées dans ma mémoire. Des restes d'enfance, des restes d'adolescence, d'âge mûr aussi, quand le corps s'amollit. Comme des tessons émoussés.
  Pas de quoi raconter une histoire en chapitres joliment dépliés. Elle manquerait de souffle et l'ennui me submergerait. Je n'ai jamais eu beaucoup de souffle. L'ennui m'a trop souvent tenu la jambe. Cela tient sans doute à une longue généalogie d'individus mal nés. Ma mère et la sienne avant elle avaient un mauvais feu au ventre, qui les a rongées. Mon père et le sien avant lui se languissaient de n'être pas assez vifs.
  Aussi me suis-je réfugié très tôt dans des vies inventées. Qui demandaient peu d'énergie physique. Comme tous les enfants, je pouvais à l'occasion courir dans un champ ou pédaler sur un vélo, rire aux éclats en sautant au milieu d'une flaque, tenir des propos sans queue ni tête. Mais parler ne me fatiguait pas moins. Je suis, à vrai dire, né fatigué. J'ai grandi fatigué. Et, alors que je m'apprête à entrer dans le troisième âge, je continue d'apprivoiser cette fatigue-là, qui ne m'a jamais quitté.
  Ma première vie inventée aura commencé quand je me suis aperçu que les gens chez lesquels je vivais n'étaient pas mes parents. Je me disais bien aussi que quelque chose clochait. Ils étaient trop vieux pour m'avoir engendré. Ils n'avaient pas de gestes tendres. Je comprenais leur langue de travers. Si je devais la comparer à un objet, je dirais qu'elle était comme un morceau de bois rempli de nœuds. Comment tailler des planches dans un bois trop noueux, comment construire une cabane pour s'abriter, avec des mots qui ne sonnent pas ?

  Une vie nomade passait par là, je me suis glissé dedans. J'avais six ans. En mille neuf cent soixante et un. A la campagne. On y apercevait encore des roulottes conduites par des familles de bohémiens. Elles auraient pu sortir d'une gravure d'autrefois. Comme si les siècles passés ne voulaient pas céder toute la place aux voitures sur le bitume, au bruit des moteurs qui couvrait celui des oiseaux et des chiens. 

mercredi 27 mai 2015

Le grand divorce des peuples d'avec les politiques

Considérons les peuples au sens large. Toutes les catégories sociales sont touchées par le grand divorce d'avec les politiques même si elles ne réagissent pas à l'identique. Entendons par "politiques" aussi bien les hommes que leurs propositions. Ce phénomène n'est pas nouveau. Il a engendré des révolutions, des guerres partout dans le monde. Mais sa gravité est aujourd'hui sans pareille. Il englobe la totalité des rapports humains dans leur dimension économique, sociétale et culturelle. Divorce s'écrit au pluriel.
Reprenons le fil qui nous a conduits où nous en sommes depuis la fin des années 1960. La montée et l'aggravation du chômage dû aux chocs pétroliers constitue un commencement. La classe politique française dans son ensemble n'a pas su analyser une situation qui lui échappait. Toute l'Europe de l'Ouest fut ainsi prise au dépourvu. Encore attachée au concept d'Etat-Providence, elle hésita à utiliser le hachoir libéral. Jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni puis de Ronald Reagan aux Etats-Unis. A cette époque, seuls les ouvriers et les employés souffraient des restructurations industrielles. En France, l'avènement de François Mitterrand brouilla davantage les liens qui unissaient encore la population dans son ensemble et les représentants de la classe politique. La Gauche, espérée depuis longtemps, choisit en 1983 la rigueur économique, au détriment de son électorat historique. Malgré un parti communiste demeuré puissant et des syndicats encore épargnés par la désaffection, la France "d'en bas" se mit à douter. Pouvait-on faire confiance aux socialistes et à leurs alliés pour corriger les inégalités ? Alors que la "nouvelle pauvreté" s'installait à la vue de tous dans la rue, les stations de métro... Et l'expression même de la politique ne changeait-elle pas de nature ? Bernard Tapie et Yves Montand sur écran aux heures de grande écoute. Pour exalter les formidables occasions d'entreprendre que générait la crise... La multiplication des chaînes de télévision, la glorification des puissances de l'argent ne fit qu'accroître ce spectacle médiatique, allant filmer, avec leur consentement, hommes et femmes de gouvernement jusque dans leur intimité.
Pendant ce temps, le chômage continuait à grimper, les organisations caritatives à tendre la main aux démunis. Fait nouveau, les cadres moyens puis, dans une moindre mesure, les cadres supérieurs étaient désormais atteints. Sortir d'une école de commerce réputée, par exemple, ne garantissait plus d'avenir radieux. Le Premier ministre Jospin avoua son impuissance. " L'Etat ne peut pas tout faire. " En écho, les partisans d'une économie déréglementée, dopés par l'effondrement du bloc soviétique, tonnaient contre l'assistanat et brandissaient, déjà, le chiffon rouge de la dette nationale. L'Union européenne, cornaquée à courte vue, enfonçait le clou du "laisser faire/laisser passer" cher à Monsieur Guizot. La France "du milieu", déboussolée à son tour, rejoignit la piétaille des sceptiques. Se mit à vilipender la caste de l'énarchie, forcément incapable.
Les pensées réductionnistes, du Front National, proliférèrent. "La France n'est plus la France. Il y a trop d'étrangers. Les Chinois et les émirs vont nous manger." Le 21 avril 2002, les téléspectateurs découvrirent que Jean-Marie Le Pen allait participer au deuxième tour de l'élection présidentielle.
Pendant ce temps, le chômage continuait à monter, les organisations caritatives à panser des plaies de plus en plus graves.
C'est dans ce contexte de sinistrose aiguë que Nicolas Sarkozy arriva aux affaires. Son volontarisme économique se heurta à la crise financière de 2007/2008. Sa réforme des retraites, son exhibitionnisme  télévisuel, ses implications dans des affaires opaques aggrava encore la situation. Le Front National déguisé en agneau au service des faibles accrût sa percée. Le Parti communiste et le syndicalisme perdirent la plupart de leurs bataillons. La gauche de la gauche, désunie, ne parvint pas à profiter des mécontentements. Le grand divorce d'avec les politiques, ressenti par le plus grand nombre, était consommé.
Rien n'a changé avec la présidence molle de François Hollande. Le chômage continue son ascension. Les organisations caritatives ne savent plus où donner de la tête et du coeur. La Commission européenne exerce des pressions de plus en plus lourdes sur les états membres pour qu'ils engagent des réformes structurelles et réduisent leur déficit budgétaire. Des inquiétudes déjà présentes se développent. De nouvelles menaces apparaissent. Dans le domaine de la santé, de l'éducation, de l'agriculture, de l'écologie, de la consommation, de la politique étrangère, du terrorisme.  La France "d'en haut" rejoint les rangs des égarés. Un ingénieur, un directeur commercial ne pèse rien face au rouleau compresseur du Marché.
Ce constat à peine esquissé, que faire ? Comment redonner du sens à l'action politique afin que les citoyens retournent aux urnes ? Comment sortir de l'ère du soupçon généralisé ? L'immédiateté de l'information devenue objet publicitaire, les réactions anonymes sur les réseaux sociaux n'incitent pas à l'optimisme. La mondialisation radieuse d'Alain Minc n'est pas pour demain. Le local comme l'universel se fracassent contre la loi d'airain de [ce qui se compte au mépris de ce qui compte]. Attendre qu'adviennent sur la scène politique des hommes et des femmes providentiels est une illusion tragique. La haute finance a entravé l'action d'un Barack Obama pourtant animé des meilleures intentions. Les hauts dirigeants de l'économie numérique envisagent de se séparer du reste du monde en créant de micro Etats offshore. En Europe, les régions les plus riches ne veulent plus payer pour les plus pauvres, à l'intérieur même de nations unifiées depuis des siècles. Alors qu'une autre crise financière va terrasser les hommes encore debout dans les prochaines années.
Pendant ce temps, la mini reprise de la croissance martelée comme un mantra ne réussit pas à occulter la réalité. Le chômage et l'exclusion progressent toujours. Les organisations caritatives manquent cruellement de moyens pour parer aux urgences. Et Marine Le Pen pourrait bien entrer à l'Elysée en 2022.
Avant la guerre des jeunes contre les vieux. 
Avant la guerre des oubliés contre les petits nantis.
Avant la guerre des petits nantis contre les moyens nantis.
Avant la guerre des religieux contre les athées.
Avant la guerre de tous contre tous.
Et c'est ainsi que Cassandre pleure. Des larmes de sang. Des larmes de cendres.

mercredi 20 mai 2015

Le grand divorce des peuples (introduction)

Je lis souvent, ici et là, des articles sur les problèmes de société dont les auteurs ne parviennent pas à se déprendre de leur corpus (devrait-on dire "logiciel" ?) idéologique. Comment une pensée peut-elle construire un édifice critique lisible dès lors qu'elle demeure lestée par des a priori partisans ? Si les conditions de son affranchissement ne sont pas réunies, comment peut-elle utiliser les outils anthropologiques, sociologiques, économiques, philosophiques même, sans sombrer dans la simplification ou le réductionnisme ? 
Je n'ignore pas qu'il est impossible de s'abstraire complètement des contextes dans lesquels s'organise une réflexion. Tout individu est le produit de son histoire et de l'histoire, de son groupe d'appartenance, de ses représentations culturelles, de ses perceptions et de ses émotions, de ses convictions forgées au fil des expériences. 
Je n'échappe évidemment pas à cette règle. Je souhaite cependant ouvrir avec ces lignes un chantier d'élucidation. Tâche ô combien difficile et prétentieuse ! Ma culture à peu près exclusivement littéraire saura-t-elle me guider sur le chemin de l'indispensable rigueur dans l'analyse ? 
Le désarroi dans lequel se trouvent les sociétés contemporaines m'incite à l'aventure. Le paradigme du grand divorce me semble pertinent dans ses possibles déclinaisons pour circonscrire le réel que nous vivons aujourd'hui. Je vais rédiger une série d'articles qui reprendra chacune de celles que j'aurai repérées. En espérant qu'il se trouvera quelques lecteurs dont la sagacité pourra me servir de fanal.
Voici, donc, et non encore agencées, quelques-unes de ces déclinaisons :
- Le grand divorce des peuples d'avec les politiques
- Le grand divorce des peuples d'avec les élites intellectuelles
- Le grand divorce des peuples d'avec les institutions
- Le grand divorce des peuples d'avec la démocratie
- Le grand divorce des peuples d'avec la mémoire historique
- Le grand divorce des peuples d'avec la solidarité humaine
- Le grand divorce des peuples d'avec la culture
- Le grand divorce des peuples d'avec la langue
- Le grand divorce des peuples d'avec eux-mêmes
...
Cette série d'articles pourrait être ainsi sous-titrée : En quoi avons-nous encore confiance ? 
Et c'est bien de ce ciment-là qu'il s'agit, du ciment de la confiance qui assure la cohésion, la solidité d'un ensemble social. De ses lézardes sans cesse creusées pourrait naître le grand chaos. Souhaitons qu'il ne soit pas trop tard...

vendredi 15 mai 2015

Des abeilles dans le jardin par Guy Deflaux




Dans le cadre de la Ronde initiée par Dominique Autrou, j'accueille ce poème-image de Guy Deflaux. Vous pouvez me lire chez Hélène Verdier où vous trouverez aussi la liste des participants.