mercredi 17 décembre 2014

Sauver le soldat Erri de Luca

Pierre Mazet, président de l'Escale du livre de Bordeaux, attire notre attention sur les menaces qui veulent bâillonner la voix d' Erri de Luca. L'auteur du [ Poids du papillon ] risque plusieurs années de prison pour son soutien aux opposants au projet de ligne LGV entre Lyon et Turin. Il considère, avec raison, que " sabotage et vandalisme sont licites ". Le percement d'un tunnel de 57 km, dont l'utilité n'est pas avérée, constituera une offense au paysage des vallées traversées et à leurs habitants. Erri de Luca n'incite évidemment pas les résistants à poser des bombes sur les rails. Il n'est nullement un activiste de Lotta continua et rappelle que le verbe " saboter ", pris au sens large, signifie " entraver une action ". Il cite, à l'appui, les grèves qui désorganisent un service, l'obstruction parlementaire par cascades d'amendements, le troufion qui traîne des godillots en renaudant.
Erri de Luca comparaîtra devant la justice à Turin le 28 janvier prochain. Nous espérons que les magistrats n'auront pas une interprétation restrictive du mot " sabotage " et que le grand écrivain italien sortira libre du tribunal. Comme l'écrit Pierre Mazet, " sa condamnation traduirait une terrible atteinte à la liberté de parole et notamment à celle d'un écrivain qui ne fait que s'engager aux côtés d'habitants refusant un projet dangereux pour leur cadre de vie ".
Les pétitions ont certes un pouvoir limité. Je vous invite cependant à signer celles que l'on trouve sur Internet pour sauver le soldat De Luca. Sa liberté de parole est notre liberté de parole. Si on le prive de surcroît de sa liberté de mouvement, nous serons tous, aussi, des prisonniers.








samedi 15 novembre 2014

La feuille porte-feuille ou l'herbier du front, Jean-Pierre Boureux

Capitule doré et collerette d’argent, vous l’avez tous effeuillée la marguerite, un peu, beaucoup, passionnément…
En cette ronde, de date proche du 11 novembre j’ai choisi de mettre en valeur la feuille porte-feuille : celle du soldat à sa belle, sa sœur, sa mère, support de fibres naturelles qui éloigne du front bien qu’issu de ce même front sanglant.
Pouvait-il y avoir plus noble attention, quand la minute présente pouvait être la dernière vécue ? Des milliers de feuilles et fleurs ont ainsi été envoyées aux êtres chers, jointes, collées, dessinées. Parfois le ou la correspondante renvoyait au soldat une carte elle aussi inspirée par la végétation, comme celle de cet enfant à l’occasion du Nouvel An.

En ce 11 novembre 2014 tout à fait conforme à « l’été de la Saint-Martin », saint patron du jour, l’ossuaire du cimetière allemand de Soupir dans l’Aisne offrait aux regards une prairie fleurie. En ce village reposent désormais 22 371 soldats, dont : Allemands (11 089), Français (10 637) et, à quelques centaines de mètres à l’ouest, Italiens (593), au nord, du Commonwealth (52).

La grâce d’une embellie dans le ciel quand le clairon sonna dans ses vives tonalités rapides le « cessez-le feu » tant espéré. Puis le soleil d’hiver, bas sur l’horizon, encombré de vapeurs, jeta tout à coup sur les saules bleus, la prairie, les croix de granite et les pierres de grès roses, des lueurs inattendues, merveilleuses à contempler.


Nous, habitants des champs de bataille, avons plus que d’autres l’insigne privilège de commémorer en pleine conscience du lieu, en pleine réminiscence du total macabre. Si seulement ici l’Histoire évoquée, l’Histoire ressentie, pouvait servir de leçon aux hommes de bonne volonté, alors le monde, par mimétisme prendrait les couleurs fantastiques du jour.

Jean-Pierre Boureux, historien et archéologue, habite sur le Chemin des dames. Sa commémoration revêt évidemment un accent particulier, dans la conscience aiguë des paysages balafrés, des souvenirs fourbis au quotidien. Je l'accueille dans le cadre de La Ronde initiée par Dominique Autrou et dont le thème est ce mois-ci : la feuille. Pour en savoir plus sur Jean-Pierre Boureux, rendez-lui visite sur son blog http://voitdit.blog.lemonde.fr

Vous pouvez aussi lire de moi un bref texte sur la surdité (car je suis dur de la feuille) chez Guy Deflaux amateur de jeux de mots puisque son blog s'appelle Emaux et gemmes des mots que j'aime, wanagramme.blog.lemonde.fr

dimanche 9 novembre 2014

Faire lire, ou pas, les collégiens

Un collège de Bordeaux, assez huppé, propose en son CDI (bibliothèque) un ouvrage de Mandy Hubbard, Prada et préjugés. La première de couverture dégouline de niaiserie avec une photo d'adolescente comme on en trouve dans Elle ou autres torchons. Je lis l'incipit, je butine çà et là des blocs interchangeables.
Affligeant ! Ce n'est pas particulièrement mal écrit, non ! La prose de la dame tourne rondement au kilomètre. Elle pourrait rouler encore des dizaines de tomes en attendant qu'un robot-journaliste prenne le relais. 
Je ne doute pas que les jeunes filles de ce collège, formatées à la télé réalité et aux épanchements sur les réseaux sociaux prennent du plaisir à cette lecture. 
Mais je suis scandalisé qu'un établissement scolaire s'abaisse à ce genre de choix. Oh ! je connais l'argument qu'on ne manquera pas de m'opposer. Je l'ai moi-même utilisé quand j'enseignais en ZEP. " On offre ce style de livre dans l'espoir que, petit à petit, les ados en viendront à la littérature. "
L'âge venant, je suis de plus en plus sceptique quant à sa pertinence. Les jeunes qui prennent tôt l'habitude des lectures faciles y restent car elles sont tellement distrayantes et confortables. On demeure entre soi, dans un monde dont on connaît les légèretés et les menues cruautés, dont on maîtrise les codes. On ne risque rien, ni dans la trame narrative ni dans la langue. Comme à la télé ou sur Youtube. Et, en prime, on rêve de se payer un jour une paire de Prada..., qu'on exhibera lors de happy hours, quand on sera déjà sérieuse à dix-sept ans...
Je ne dis pas qu'il faille jeter à la corbeille la stratégie du crescendo du plus facile au moins facile. Mais est-on obligé de partir du quatrième sous-sol ? Quand on représente une institution de la République ? Jusqu'où ira le renoncement à la qualité ?
Il ne s'agit là d'aucun élitisme de pré carré. Je ne dédaigne pas un bon polar de Mankell. Je raffole des enquêtes de Jean-François Parot. 
Mais j'ai peur. Bientôt, si l'on n'y prend garde, Daniel Pennac deviendra aussi inaccessible que Marcel Proust. La littérature finira aux oubliettes, partagée par d'hirsutes illuminés : les derniers humains ! 
J'en serai.

samedi 8 novembre 2014

Claire Massart, L'oubli des étangs

Après Six petites perdrix, publié en 2010, Claire Massart fait paraître L'oubli des étangs, toujours aux éditions du Greffier. Elle poursuit avec cette nouvelle livraison son chemin philosophique en interrogeant la permanence fragile de la nature. " Et si les lieux n'étaient que nous-mêmes ? " , écrivait Catherine Sanchez au sujet de Claire Massart. Hélène Baron lui fait chorus : " On devient alors la respiration des arbres, le baiser de la rivière, ces ombres d'arbres qui se bagarrent sur le mur... "
Claire Massart n'est pas une promeneuse des arpents bucoliques où la pensée s'alanguirait. La nature est aussi un tumulte en écho avec les tumultes des souvenirs. L'écorce des troncs et l'écorce du coeur saignent tout pareil. Parfois , " il pleut des cris. "
Je vous recommande vivement la lecture de cette voix discrète et néanmoins ferme ainsi qu'une visite à son blog Les tempes du temps, en lien ici même. Savourez lentement les extraits suivants :

Tout fait ruisseau. L'air circule entre les jambages des arbres : échanges chuchotés de nouvelles vives et douces.
Le chien s'acharne sur sa chimère de taupe, fouaille la boue,
se prend pour un sanglier.
L'eau claire du fossé le regarde se rincer.
*
Le plus souvent l'été, atteindre cet état : dérive sans retour,
croisement ralenti de corps passant
sous la ligne de flottaison.
Reconnus à leur abandon d'enfants noyés
si semblable au nôtre, à leur éloignement.
Courants inverses, doux, définitifs.
Un temps arrimé par le regard,
dans un silence d'avant la vie et une lumière d'avant la nuit.
*
Lumière dévalant le toboggan de la colline
C'est là que les arbres délabrés
appuieront leur renaissance.
Larmes pas loin,
Juste derrière le mur gris
Là où ramiers et merles se toisent
Les pensées tournent en toupie.
*
Linges usés jusqu'à la transparence, effilochures grises
passant très bas, les nuages, ce matin,
ont tout de suaires anciens.
Livres de poussière, arrivés d'un horizon oublié.
Ainsi drossés vers nulle part, ils affolent le ciel
et le font courir.
Nous haletons sous notre souvenir.

Juste paru, l'ouvrage de Claire Massart (60 pages, 13 €) est disponible à la Librairie Olympique à Bordeaux et chez l"éditeur 3 Aillas-le-Vieux 33690 Sigalens, en attendant une meilleure couverture.

samedi 1 novembre 2014

Horacio Castillo, poète argentin

Grâce aux éditions numériques Recours au poème, je découvre la voix du poète argentin Horacio Castillo (1934-2010). Il n'a publié que sept recueils dont Alaska en 1993, traduit par Yves Roullière. Lequel déclare : " Ici revient l'interrogation fondamentale de Castillo : vivons-nous la fin des temps ou seulement leur naissance infiniment recommencée ? L'angoisse qui caractérise nos derniers siècles est-elle due à l'appréhension de l'agonie du monde ancien ou à celle de l'accouchement d'un univers que seule la poésie peut laisser entrevoir ? "

Extrait :

Visita al maestro

Llueve sobre colinas y jardines.
Alli, junto a la ventana, està el fuego.
Hablar o callar qué es mejor ?
Preguntar o responder qué es lo peor ?
Llueve sobre colinas y jardines,
el agua salmodia en la penumbra.
También el callar es un hablar ?
También el hablar es un callar ?
Llueve sobre colinas y jardines.
Un caballo negro viene como volando.
La respuesta es entonces la pregunta ?
La pregunta es entonces la respuesta ? 
Llueve sobre colinas y jardines.
El silencio del cuarto es el silencio del mundo.

Visite au maître

Il pleut sur collines et jardins.
Là, près de la fenêtre, se trouve le feu.
Parler ou se taire, quel est le mieux ?
Questionner ou répondre, quel est le pire ?
Il pleut sur collines et jardins,
l'eau psalmodie dans la pénombre.
Se taire est-il aussi parler ?
Parler est-il aussi se taire ?
Il pleut sur collines et jardins.
Un cheval noir arrive comme en volant.
La réponse est-elle alors la question ?
La question est-elle alors la réponse ?
Il pleut sur collines et jardins.
Le silence de la chambre est le silence du monde.

N.B.1 : Je ne dispose pas, ici, des points d'interrogation à l'envers, ni des accents sur les a et les i.
N.B.2 : Rendez-vous sur le site de Recours au poème éditeurs en lien en ce blog.

lundi 27 octobre 2014

La liseuse

On peut penser à un tableau des temps anciens. Une dame, forcément charmante, lit à sa table ou dans un fauteuil un roman qui la fait rêver, empourpre ses joues. Elle porte sur les épaules une mousseline ajourée et son sein palpitant fait frissonner les mailles légères.
Renoir a peint de telles mignardises qu'on retrouve sur les calendriers des Postes et les boîtes de chocolats.
Aujourd'hui, une liseuse est une espèce d'ordinateur dont l'écran rétro éclairé séduit jusqu'aux amateurs de livres en papier. J'en suis. Je n'aurais jamais pensé qu'un jour j'en serais, mais voilà, le pas a été franchi. Grâce à ma liseuse et à sa librairie en ligne qui compte plus de trente mille ouvrages, je dévore les souvenirs de Tocqueville sur la révolution de mille huit cent quarante-huit et les premiers pas de la deuxième République. La plume est mordante, sans pitié pour les médiocres occupés à leurs rentes. De longs passages pourraient être écrits maintenant, dans notre démocratie à bout de souffle.
J'envisage aussi, depuis longtemps, de lire le duc de Saint-Simon et le cardinal de Retz. Je vais le faire, pour une somme modique. 
La liseuse est également idéale pour la poésie. Les nouvelles éditions numériques Recours au poème offrent à leurs abonnés deux recueils par mois pendant un an. Cet abonnement coûte quarante-cinq euros et met ainsi la poésie à la portée de presque toutes les bourses. Un acte politique, en fait, qui détourne une technologie de masse au profit du meilleur de la littérature.
Une raison d'espérer.
Absolument nécessaire.

samedi 4 octobre 2014

Diamanka / Cantat / Poésie

Bertrand Cantat, dont le nom est en lui-même une invitation au chant, accueille généreusement Souleymane Diamanka, le barde des Aubiers à Bordeaux et connu du Cap à New York en passant par le fleuve Sénégal. Détroit est un groupe qui sait ouvrir large ses anses ondoyantes.
Ce jeudi 2 octobre 2014 au Rocher de Palmer à Cenon, pendant une quarantaine de minutes, Souleymane nous offre un mini spectacle où, malgré la noirceur du monde, " l'espoir luit comme un brin de paille ". Fidèle à son habitude, il rend hommage à ses parents présents dans la salle et à votre serviteur qui fut son maître d'école au début des années quatre-vingt.Tout en simplicité, il communie avec le public qui reprend en choeur Le rêve errant du Révérend. Son ami Alex Verbiese, à la guitare, souligne et surligne de ses compositions les brassées métaphoriques du griot universel. Le " sud qu'on sent " a le bouquet aussi riche que sa palette sonore et, de teinte en tinte, on se laisse promener par le flot.
Après une courte parenthèse de vin ou de bière, Bertrand Cantat entre en scène avec son groupe Détroit. Un long récital très électrique, tranchant souvent comme une lame ou, à la sèche, plus apaisé, plus mélodieux. La dédicace aux deux Vladimir, Maïakovski et Nabokov, aura, je n'en doute pas, ravi les fervents de la cause littéraire. Mais c'est toute la salle, pourtant fort serrée en ce parterre, qui se laissait porter par les houles de la voix du chanteur.
Bertrand Cantat, cela se voyait, éprouvait l'émotion des communions retrouvées. Juste avant que le vent n'emporte cette soirée, il a rappelé Souleymane Diamanka sur scène pour un dernier poème. D'autres tournées de Détroit suivront, avec ce compagnonnage du slameur  dont [ la parole soigne ].
Puisse-t-elle, cette parole onguent, apaiser les moralistes au petit poil qui n'en finissent pas de plonger leur fiel dans les vieux remugles des vieux souvenirs...
Pour que l'espoir continue à luire.
Pour que le vent continue à nous porter.
En amitié et en poésie.
Dans la vie.

lundi 15 septembre 2014

Sur le fil (La ronde avec Danielle Grek)

J'accueille ici le texte et les photos de Danielle Grek dans le cadre de La ronde initiée par Dominique Autrou.

Sur le fil 

Les journaux du matin galopaient vers l’absurde.
C’était à pleurer.

Nous étions encore plein d’espoirs mais ils s’anuitaient.
Alors à la fenêtre, le soir venu, je me suis penchée.


  

vendredi 29 août 2014

Antoine Compagnon et les ouvriers

Dans un récent entretien, Antoine Compagnon, auteur d'un ouvrage très agréable sur Montaigne, a déclaré ceci : " On est un meilleur ouvrier si on a lu Montaigne et Proust. " 
La formulation, trop lapidaire, maladroite, a été perçue comme l'expression d'un mépris envers la classe ouvrière.

Nous savons que la culture, même la plus élevée, n'a jamais empêché les hommes de sombrer dans la barbarie. Ce constat aura probablement contribué à pousser un Paul Celan ou un Primo Levi au suicide.

Cependant, nous savons aussi qu'on peut vivre mieux avec la culture que sans. Et, en effet, on est meilleur ouvrier dans la construction de soi si on a un peu lu, un peu réfléchi, un peu échangé à propos des savoirs et de leur évolution.

Je connais bien le milieu ouvrier. Dans ma famille. Parmi mes amis. Je connais des ouvriers cultivés et d'autres, hélas, qui le sont moins. Pour monter une cloison de placo ou installer une baignoire, la littérature, la philosophie importent peu. Mais la vision du chantier n'est pas la même selon qu'on a ou non de la culture. 

On pourrait dire : " Bah ! L'essentiel est que la cloison ne s'effondre pas, que la baignoire soit étanche ! "

Certes ! Mais la culture peut transfigurer l'acte de faire, de construire, d'agencer des espaces. J'ai vu récemment un installateur de chaudières qui parlait aussi bien que Brautigan de ses émotions de pêcheur, de la conception du geste de pêcher dans le cerveau qui élabore. C'était là, peut-être, un ouvrier plus heureux qu'un autre dont l'horizon ne dépasserait pas l'écran de la télévision.

Car il était ouvrier de lui-même.

Alors, prenons les paroles d'Antoine Compagnon au sens de l'élitisme pour tous comme l'entendait un autre Antoine, Vitez.



mardi 26 août 2014

Orhan Pamuk, Neige

Pour comprendre comment le fait religieux, de la croyance ordinaire jusqu'à la foi la plus ancrée, s'empare peu à peu d'une identité, la ronge, la transforme, se substitue à elle jusque dans les corps... Au point de prendre les armes...

" Ipek s'assit sur le reborde du lit. Si tu m'aimes vraiment, file là-bas, dit-elle. Elle fixa Ka d'un regard mystérieux et charmant. Mais fais attention aussi. Il n'y a pas plus fort que lui pour entrer immédiatement à l'intérieur des gens comme un djinn, dès qu'il a trouvé en leur âme un point de fragilité et de faiblesse.
- Que va-t-il me faire ?
- Il parlera avec toi et d'un coup te jettera par terre. Il prétendra que ce que tu dis avec des mots ordinaires est d'une immense sagesse et que tu es un homme accompli... Il fait ça de telle façon que tu crois qu'il croit vraiment en ta sagesse et il le croit vraiment de tout son coeur. Il se comporte comme s'il y avait en toi un autre beaucoup plus haut que toi. Après un temps, toi aussi tu commences à voir en toi cette beauté : tu pressens que la beauté qui est en toi, c'est la beauté de Dieu que tu n'as pu discerner jusque-là, et tu deviens heureux. Et le monde est fondamentalement beau quand tu te trouves à ses côtés. Tu aimes cheikh Efendi qui t'a fait découvrir ce bonheur. Mais au cours de ce processus, un autre versant de ta raison te murmure que tout ça n'est qu'un jeu de cheikh Efendi, et qu'en fait tu n'es qu'un misérable et qu'un pauvre idiot. Cependant, autant que je l'ai compris de Muhtar, il ne te reste plus de force pour croire à ce côté négatif et misérable.Tu es tellement pauvre et malheureux que tu penses que seul Dieu te sauvera. Là-dessus, ta raison, qui ne connaît pas les inclinations de l'âme, se rebelle d'abord un peu. Et ainsi tu empruntes la voie que te montre le cheikh, parce que c'est la seule qui te permettra de rester debout dans ce monde. Le plus grand talent de Sa Sainteté cheikh Efendi est de faire sentir au misérable qui est en face de lui qu'il est beaucoup plus noble qu'il ne l'est, parce que la majorité des hommes de cette ville de Kars savent bien qu'en Turquie personne ne peut être plus misérable, plus pauvre et plus perdant qu'eux. De la sorte, à la fin, tu crois en premier lieu au cheikh et en second lieu tu crois à l'islam en quoi il t'a fait croire. Et cela n'est pas une chose aussi mauvaise que cela y paraît d'Allemagne ou que le prétendent les intellectuels laïcs. Tu deviens comme tout le monde, tu ressembles au peuple, et tu es un peu sauvé du malheur. "

Neige, Orhan Pamuk, Gallimard, 2005, page 111