samedi 15 août 2015

Un chirurgien des pierres

Armen Davtyan a plusieurs cordes à son arc. Vice-champion d'Aquitaine en 2012 au tir à l'arc classique, il est aussi tailleur de pierre. Familier des châteaux, des abbayes, des escaliers à double révolution, des balustres et des corniches, Armen est un chirurgien des pierres. Toute blessure est méticuleusement auscultée, désinfectée, nettoyée avant d'être soignée en profondeur. Le burin opère en douceur. L'onguent de sable et d'eau est appliqué avec la plus humble délicatesse. La pierre est un corps qui respire et toutes les pierres ne respirent pas de la même façon. Il faut un grand calme pour prodiguer les soins, une grande patience. Armen a ces deux qualités-là, dans la lenteur et le silence des gestes. Un sourire s'installe sur son visage. Sa main caresse la pierre qu'il a lissée, débusque les aspérités qui auraient pu lui échapper. Mais le travail ne s'arrête pas là. Une chirurgie esthétique s'impose. Gommer les sutures, prévenir la formation de cicatrices. Soigner encore et encore. Pour la beauté. Pour l'âme aussi. Toute pierre a la sienne. Qu'elle tienne debout une pauvre demeure ou le manoir de quelque hobereau, elle a droit au même respect, au même traitement de l'homme de l'art. Homme de l'art ? N'est-ce pas ainsi qu'autrefois on nommait les médecins ! Armen Davtyan, qui ne cache pas son admiration pour le génie de Michel-Ange, est cet homme-là. Il sait la vanité des postures qui prétendent à la science, se moque gentiment de quelque architecte croyant tout savoir. Jamais de méchanceté chez Armen ! Quand on a assisté à l'effondrement de l'Union Soviétique dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix, quand on a piloté un tank pour sauver son pays de l'envahisseur azéri, on compose avec le doute. J'espère que ce que j'ai fait tiendra, dit Armen à voix basse, que ce n'est pas de la merde. L'humilité encore. Les pierres sont plus solides que les hommes. Mais sait-on jamais ! Il ne manque pas d'éléments dévastateurs de par le monde. Il ne manque pas de folie ! La solidité des pierres est aussi fragile. Et c'est ainsi qu'Armen Davtyan, dans les marges du sable et les rigoles de l'eau, incarne le silence de la poésie, de la philosophie même.

A l'avant-garde des ruines, Christophe Brégaint

A l'avant-garde des ruines de Christophe Brégaint est une publication des éditions Recours au poème préfacée par Pascal Boulanger. Les vers de Brégaint, durs comme des poings, coupants comme des tessons disent toute la désespérance humaine " Dans le rudoiement / Du Monde". A l'avant-garde des ruines, on imagine, sinistre inventaire, des migrants, des sans domicile, des cohortes de la faim et de la soif, des résignés ordinaires au labeur de survivre. Une avant-garde qui annonce le pire en ce siècle déjà vermoulu. " Une respiration qui aveugle l'avenir ". " Même vos cris / Se jettent / Dans la torpeur ".
Comment ne pas évoquer, en lisant ce recueil, les prédictions les plus funestes d'un Huxley, d'un Orwell, et, plus récemment, d'un Edward Bond dans Le crime du XXIème siècle ?
En ce sens, Christophe Brégaint est un auteur engagé. Non par un quelconque militantisme partisan mais par ce qu'il voit, ce qu'il sent, ce qu'il vit dans l'étroit défilé des jours. Engagé comme un humain parmi les humains. " Le barda fardeau / De ta survie / Ecrase tes épaules / A chaque pas / Détrousse tes forces / A l'égal / De ces angoisses / Au matin ". Le ciel même, le temps même sont des voies sans issue. Que faire quand le regard du desdichado finit " par émacier l'horizon " ? Une reconstruction est-elle seulement possible ? Peut-on, sur les traces de Bond qui se déclare citoyen d'Hiroshima et du monde à rebâtir, inventer des renouveaux ? Nous sommes probablement condamnés à y croire mais Brégaint ne nous ouvre aucun chemin vers l'espoir. Sa poésie est efficace, comme l'écrit justement Pascal Boulanger. D'une efficacité qui donne le vertige au lecteur car elle porte dans sa nudité une foudroyante impuissance.
Il faut lire ce jeune poète né en 1970 récemment accueilli par Alexandre Blin dans la troisième livraison de la revue Créatures. Il faudra lire bientôt son Route de nuit aux éditions La Dragonne.

vendredi 7 août 2015

Marguerite Yourcenar, Denier du rêve

" Derrière le paravent où le professeur la laissa pour rajuster sa robe, relevant le ruban de sa chemise de soie, elle s'attarda un instant à considérer sa gorge, comme elle le faisait jadis, adolescente, à l'époque où les filles s'émerveillent du lent perfectionnement de leur corps. Mais il s'agissait aujourd'hui d'une maturation plus terrible. Un épisode lointain lui revint en mémoire : une colonie de vacances ; la plage de Bocca d'Arno ; une baignade au pied des rochers où un poulpe s'était agrippé à sa chair. Elle avait crié ; elle avait couru, alourdie par ce hideux poids vivant ; on n'avait arraché l'animal qu'en la faisant saigner. Toute sa vie, elle avait gardé en réserve le souvenir de ces tentacules insatiables, du sang et de ce cri qui l'avait effrayée elle-même, mais qu'il était maintenant bien inutile de pousser, car elle savait cette fois qu'on ne la délivrerait pas. Tandis que le médecin téléphonait pour lui retenir un lit à la polyclinique, des larmes, venues peut-être du fond de son enfance, commençaient à couler sur son tremblant visage gris. "
Prodigieuse Marguerite Yourcenar en ce qui la hantait. Une étoile de mer dans Le Coup de grâce et un poulpe dans Denier du rêve. Deux animaux archaïques et visqueux, buveurs de sang, dont la forme même fait trembler les plus anciennes chimères humaines. Deux animaux ici liés au corps après l'amour et pendant la maladie. Mais le corps de la femme disparaît, enveloppé par le corps tentaculaire de l'épouvante comme au temps des commencements. C'est bien l'alien qui domine perceptions, sensations et émotions avec ses excroissances qui meurtrissent la chair, aussi répugnantes dans la maladie que dans l'amour, dans l'amour que dans la maladie, avec le prurit et les sanies qui disent terriblement l'oeuvre de la mort dès l'éveil au premier jour, dès l'enfance corrompue par la mère.

jeudi 6 août 2015

Marguerite Yourcenar, Le Coup de grâce

" Et si jamais j'avais pu aimer Sophie en toute simplicité des sens et du coeur c'est bien à cette minute, où nous avions tous les deux une innocence de ressuscités. Elle palpitait contre moi, et aucune rencontre féminine de prostitution ou de hasard ne m'avait préparé à cette violente, à cette affreuse douceur. Ce corps à la fois défait et raidi par la joie pesait dans mes bras d'un poids aussi mystérieux que la terre l'eût fait, si quelques heures plus tôt j'étais entré dans la mort. Je ne sais à quel moment le délice tourna à l'horreur, déclenchant en moi le souvenir de cette étoile de mer que maman, jadis, avait mis de force dans ma main, sur la plage de Scheveningue, provoquant ainsi chez moi une crise de convulsions pour le plus grand affolement des baigneurs. Je m'arrachai à Sophie avec une sauvagerie qui dut paraître cruelle à ce corps que le bonheur rendait sans défense. Elle rouvrit les paupières (elle les avait fermées) et vit sur mon visage quelque chose de plus insupportable sans doute que la haine ou l'épouvante, car elle recula, se couvrit la figure de son coude levé, comme une enfant souffletée, et ce fut la dernière fois que je la vis pleurer sous mes yeux."

Magnifique extrait de ce magnifique roman. Sophie, seize ans, a été violée par un soldat alors que la guerre fait rage entre les Russes blancs et les Bolcheviques. Il y a dans ces mots une profondeur psychanalytique rarement égalée, qui me parle. Je vous laisse vous en pénétrer. Le Coup de grâce a été publié juste avant la guerre en 1939.

mardi 28 juillet 2015

Le tour de France de Christophe Sanchez

En mai 1982, Julio Cortazàr et sa compagne Carol Dunlop voyagent de Paris à Marseille au volant d'un combi Volkswagen. Le couple s'arrête à chaque aire d'autoroute et écrit un récit à quatre mains, tissé de notations ordinaires et de vagabondages chimériques. Les autonautes de la cosmoroute paraît chez Gallimard six mois plus tard. 
Ce livre accompagne aujourd'hui Christophe Sanchez dans son tour de France des visages. Depuis le vingt-cinq juillet, il rend visite aux personnes rencontrées dans la blogosphère et sur les réseaux sociaux. Il découvre des gestes, des voix, des regards, fait le plein de mots et de silences. Il échange avec la latiniste Danielle Carlès, la poète Murièle Modély. A Bruges près de Bordeaux, Christine Saint-Geours l'invite à dîner avec Brigitte Giraud et votre serviteur. La table est excellente et le Haut-Médoc a pris les vieux reflets des vieilles vignes.
Christophe Sanchez parle avec émotion de la mort de Julio Cortàzar et de Carol Dunlop peu de temps après leur voyage. Il évoque aussi son enfance où il ravitaille sa mémoire, la vraie et la fausse, les deux embrassées. L'ombre de son père vigneron passe, légère et grave comme Bellérophon le chat de la maison.
Il dit aussi son souhait de publier enfin ailleurs que sur son blog fut-il.net. Il fera partie de la troisième livraison de la revue Métèque en septembre. 
Nous serons ses lecteurs attentifs et amicaux. L'écriture de Christophe Sanchez ne donne pas dans le tapage du tic et du toc. Elle connaît les bas bruits de la langue, ses replis, ses solitudes.
En attendant, le voyage continue. Saintes, Nantes, Orléans, Paris, Nancy, Mulhouse, Condrieu, Montélimar et Avignon font partie des étapes jusqu'au huit août. D'autres visages à rencontrer dans le partage de moments simples, d'autres histoires en résonance. La matière d'un livre comme une boucle ouverte sur la fragilité humaine, sans fatras ni tintouin. Dans le dépouillement du silence.

dimanche 26 juillet 2015

Jean-Michel Michelena / Pär Lagerkvist

La bibliothèque étant repeinte, il faut rentrer les livres. Moues ! Sourires ! Grincements ! Haussements d'épaule ! On a fait cette fois-ci une grande saignée qui libère deux étagères. 
Je redécouvre Beau front pour une vilaine âme de Jean-Michel Michelena publié en sa propre maison. L'ouvrage ne manque pas d'ampleur dans la palette sonore et le lecteur y trouvera des pépites. Même si l'ensemble paraît froid, trop raisonné peut-être dans son va-et-vient entre structure et "déstructure". Cette publication fut chaleureusement accueillie par Roland Barthes et Jacques Réda. J'en apprécie pour ma part quelques exercices de détestation. " Deux mois d'été dans une ferme suffirent à m'en faire exécrer à jamais choses et gens. " " La bassesse des écrivains t'accable. Tu les veux secs, comme ferrailleurs, banquiers durs, voués au mal, forts, sans gloriole." 
Je redécouvre aussi Angoisse de Pär Lagerkvist paru à l'atelier La Feugraie et lié au souvenir d'une promenade dans la ville de Céret avec ma compagne Brigitte Giraud. Un univers qui ne manque pas non plus de détestations. " Elle m'irrite la pensée de toutes ces formes zoologiques inférieures, plus ou moins réussies, qui précédèrent l'homme dans l'incertaine ascension de l'évolution ; elle ne me quitte jamais ! "
La poésie de Pär Lagerkvist est donnée en revanche sans apprêt, dit sans détour ni mise en scène douleur et désespoir. "Angoisse, angoisse, tu es mon héritage, // la plaie de ma gorge, // le cri de mon coeur dans le monde. // Les nuages écumeux se figent // dans la grossière main de la nuit, // forêts et montagnes abruptes // montent avec parcimonie // vers la voûte céleste // ratatinée. " " je blesse mes mains douloureuses // contre les montagnes et la forêt sombre, // contre le fer noir du ciel // et contre la terre froide ! "
" Aucune main n'est aussi vide que la mienne, // aucun coeur n'est aussi désert. // Qui pénètre dans mes cours // se croirait parmi les morts. "
Pär Lagerkvist, prix Nobel de littérature en 1951, se définissait comme un "croyant sans Dieu, un athée religieux". La dimension du sacré, entre attirance et répulsion, traverse une partie de son oeuvre. Il y a peut-être là un lien avec le chemin d'écriture de Michelena, à trouver dans le silence quand la pensée vagabonde autour de ces deux voix, de leurs échos.

dimanche 19 juillet 2015

Repeindre la bibliothèque

Quinze ans déjà que nous habitons notre maison. Il faut repeindre la bibliothèque, installer un échafaudage. Notre ami Zhirayr fera merveille en chef des travaux. Mais nous avons dû sortir tous les livres avant de lessiver les murs. Sueur et fatigue. Emotion aussi comme cette plaquette retrouvée du poète anglais Rodney Pybus, In Memoriam Milena. Internée à Ravensbrück, Milena parle à Franz Kafka, à sa bouche morte. Amour. Courage. Cruauté. Faiblesse...
Emotion encore quand un album oublié revient au jour. Lumières en effraction réunit des photographies d'artistes bordelais (Isabelle Kraiser, Rodolphe Escher, Pierre Lavesque, Eva Sanz) accompagnées de fragments poétiques écrits par Brigitte Giraud. Un affichage sauvage des tirages, pendant deux ans, avait précédé une exposition récapitulative au Garage Moderne.
Satisfaction enfin quand le travail s'achève. Les piles tiennent debout contre un buffet, s'appuient sur une table basse. Leur accumulation est fragile, dit l'improbable du désordre qui s'est construit lui-même, refusant tout ce que l'on avait souhaité d'agencements pratiques. D'autres dialogues pourraient naître au hasard de rencontres imprévues. Moins tragiques. Imaginons André de Richaud devisant avec Henning Mankell, ou n'importe qui d'autre avec n'importe qui d'autre. Imaginons des impatiences susurrées, des apophtegmes, des éclats même ! La littérature n'a jamais manqué d'imprécateurs.
Mais une bibliothèque est faite aussi d'objets perdus sur les étagères : cartes postales, cendriers, stylos, enveloppes, bibelots de trois sous, petites boîtes en carton ou en fer, coupe-papier, tableautins de Venise ou de Prague, tickets de transport et d'exposition, pièces de monnaie, épingles, photos, souvenirs... Les voilà rassemblés dans une panière et ils tiennent eux aussi leurs conciliabules. Cependant que le chat de la maison investit la chaise qu'un aïeul a construite, et surveille nos allées et nos venues, désapprobateur.
Tous les livres ne retrouveront pas leur place d'avant. Certains finiront même au désherbage. Pourquoi garder ce Japonais dont on n'a plus la mémoire ? Que faire de cette poétesse in fine assez médiocre ? Et si nous vendions quelques ouvrages de prix, qui libéreraient de l'espace...
Et si, et si... Conjectures. Notre bibliothèque vieillira en même temps que nous. Comment sera-t-elle dans quinze ans, quand il faudra repeindre encore ? Et qu'en adviendra-t-il après que nous aurons disparu ? Quelle personne assez amoureuse de la littérature et des arts saura l'accueillir ?
Angoisse...

samedi 4 juillet 2015

La déclaration de Nino

Jeudi 2 juillet, 8h30. Chaleur déjà lourde parmi les rumeurs enfantines entre les murs "murmurants" de l'école Paul-Bert à Bordeaux. Nino me remet trois feuillets sous un transparent. Un portrait photographique de lui m'accueille. Entre inquiétude et goguenardise. Qui dit ce que l'enfance a de léger et de grave dans le même mouvement. Puis vient le texte, avec cette image à l'appui. Emotion émotion ! Merci, Nino.


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                                                              Le maître

Durant mon CM2 j'ai eu un maître, un homme de lettre.
Il pense comme dans les livres.
Imaginez ce que ça donne quand il écrit, c'est comme l'infini.
Mon maître a une case blanche au fond de lui, une seule couleur, celle de la vie de l'écriture.
Un mot est une émotion forte.
Lorsque quelqu'un écrit un livre, il a ses propres émotions, ses propres mots et ça s'est magique pour moi.

Mon maître ressent cette émotion.
Je veux vous parler de ce que j'ai ressenti pour mon maître pendant cette année "magique".

Ce n'est pas seulement l'année que j'ai passé avec lui qui était magique mais mon maître lui même.
Nous avons eu un philosophe, un écrivain, un poète et on ne s'en est pas tous rendu compte.
Nous avons eu de la chance.
Nous avons tous cette petite étoile que nous pouvons délivrée mais nous ne l'avons pas tous fait.
Mon maître lui nous l'a délivré.
On ne sent rend pas compte mais sa patience prouve que c'est un homme sage et bon.
Pour ses derniers mots que je vous laisse, n'oubliez jamais de rêver parce que vous en avez largement les moyens.

Au revoir maître.

J'écris ça pour vous.

" L'amour ne s'explique pas
C'est une chose comme ça
Qui vient on ne sait d'où
Et vous prend tout à coup"

"La terre n'appartient pas aux hommes
mais les hommes appartiennent à la terre"

Pour Monsieur Boudou


mercredi 10 juin 2015

En chantier, 2

  Moi, c'est Milan. Mes parents m'ont donné ce prénom à cause d'un écrivain polonais ou tchèque. Je sais plus trop. La mémoire, c'est pas mon truc. A l'école, j'ai du mal à retenir les verbes. Le cm2, c'est vraiment galère, pour ça. Tous ces passés qu'il faut savoir par cœur. Passé simple. Passé composé. Passé antérieur. Une histoire de fous. D'autant que l'imparfait vient s'en mêler.
  Heureusement, Jacques Louvain est là pour m'aider quand ma tête s'embrouille. On s'installe à la table de la cuisine, je sors mon matériel de classe et on travaille. Les verbes et la grammaire aussi. Mais pas les maths. Jacques Louvain dit qu'il n'y comprend rien. Déjà quand il était lui-même à l'école, il n'y comprenait rien. Evidemment, avec l'âge, il a fini par s'y connaître un peu. Il a apprivoisé les nombres. Apprivoisé comme un animal. Jacques Louvain aime beaucoup le mot apprivoiser. Il peut en parler pendant des heures. J'en suis sûr. Il a tellement d'imagination. Moi, quand on me demande d'imaginer, je me sens un peu perdu. Je crois même que j'ai peur. Peut-être que la peur s'apprivoise aussi, comme un oiseau.
  Mes parents ont fait la connaissance de Jacques Louvain sur le parking d'un supermarché. Je ne sais pas pourquoi ni comment mais j'ai retenu l'endroit. Le supermarché à côté de chez nous. J'étais au cours préparatoire à l'époque. Tout timide. Je regardais plus souvent le bout de mes chaussures que le ciel. Tête baissée quoi. Le bout des chaussures est rassurant. Il nous rappelle qu'on a des pieds et qu'on marche avec. Peut-on marcher dans le ciel ? Je ne vais pas parler à la place de Jacques Louvain mais je suis sûr qu'il pense que oui.
  A part ça, je ne sais pas trop comment dire des choses sur lui. A l'école, le maître nous a demandé d'écrire le portrait de quelqu'un qu'on aime. Il nous a donné une liste de mots pour nous aider. Il a répété plusieurs fois qu'un portrait c'est pas que le physique. C'est aussi le caractère. Malgré les exemples qui étaient au tableau numérique j'ai rendu feuille blanche. Le maître a dit que c'était pas grave, que je ferais mieux la prochaine fois, et que les écrivains eux-mêmes ne réussissaient pas toujours. Il a dit aussi qu'il fallait aller au plus simple. Mais comment aller au plus simple avec Jacques Louvain ? Et si en fait c'était compliqué ? Bref ! Commençons par le physique. Jacques Louvain est de taille moyenne. Il a les yeux marron et les cheveux un peu longs et un peu gris. Il se gratte souvent le nez. Ah ! Je tiens quelque chose, là. Se gratter le nez, c'est le physique, surtout qu'à force, il y a des écorchures qui se voient. Mais c'est aussi le caractère. Est-ce que les rêveurs, par exemple, se grattent plus souvent le nez que les autres ? Est-ce que Jacques Louvain, en marchant dans le ciel, se gratte le nez pour passer le temps ?

  Bon. J'arrête là. Si je reste assis plus d'une heure, mon corps devient tout raide. Et mes pensées sont pareilles. Je vais aller à la piscine avec un copain pour me dégourdir. Je suis un assez bon nageur. Je peux faire cinquante mètres sans m'arrêter, dans le grand bain. Jacques Louvain nage moins bien que moi. Il me l'a dit. Mais c'est normal. A mon âge, il avait terriblement peur de l'eau. Il a appris à nager à trente-quatre ans. Il en est fier. Il dit même que c'est la seule chose dont il est fier. Avoir vaincu sa peur de l'eau. Bon. J'arrête là pour aujourd'hui.

En chantier 1, suite

  Je ne me souviens pas vraiment de cette première rencontre avec une roulotte de bohémiens. Un homme, sans doute, la conduisait. Une femme, sans doute, s'affairait à l'intérieur. Ils avaient probablement des enfants. Des enfants et un chien. Une image classique encore. Les enfants ne sauraient aller sans un chien, au poil jaune et broussailleux, plein de malice. Plus tard, regardant des films d'aventure mettant en scène des gitans patibulaires, je chercherais vainement la mémoire de visages gris, édentés, sournois. Aucune peur à rebours ne me ferait frissonner.
  A la vérité, je n'avais eu d'yeux en cet attelage que pour le cheval. Les chevaux n'avaient pas encore disparu de cette campagne où je vivais. Les terres, enchevêtrées comme des mosaïques, n'étaient pas remembrées. Des haies, dans les combes ou à flanc de coteau, crénelaient les sillons. La plupart des labours, charrue tirée par une bête de somme, obéissaient toujours aux gestes premiers des premiers cultivateurs.
  Le cheval de la roulotte, en comparaison, était une créature aérienne, capable quasiment de voler. Son jarret s'affranchissait d'une poussée des glaises lourdes et se hissait en galopant à la hauteur de l'azur. A six ans, j'ignorais tout des montures des cow-boys dans des plaines sans fin, des destriers fougueux au cœur des batailles, des mythologies animalières de l'antiquité ou de la science-fiction. Ce cheval, auquel je prêtais tous les pouvoirs, incarnait l'ensemble de ces figures.
  Elles m'accompagnent toujours. Je n'en ai pas terminé avec cette première vie qui continue de m'entretenir. De me façonner, même. Evidemment, je ne me déplace plus en imaginant sous mes fesses les courbes nerveuses d'un poulain à débourrer. J'ai cessé de courir bride abattue à d'improbables rendez-vous amoureux dans les profondeurs d'une forêt enchantée. Mais le regard que je porte sur toute chose s'en est trouvé radicalement et définitivement modifié. Comment dire cela ? Comment convaincre qu'une perception du monde, avec ses vrais et faux semblants, ses emboîtements et déboîtements, ses lignes avec ou sans mouvements peut être changée par un cheval ? N'en aurait-il pas été de même si l'apparition avait été un oiseau ? Un oiseau dont la moindre embardée m'aurait d'un coup transporté de l'autre côté de l'océan ?

  Autant ne pas chercher à convaincre. Ma fatigue n'y résisterait pas. A court de souffle, je devrais respirer sous un masque. Et mon sang, qui sait, se mettrait à tourner, comme celui de ma mère avant moi, comme celui de mon père avant moi. Osons plutôt les commodités de la tautologie. Un oiseau est un oiseau. Un cheval est un cheval. Peut-être que dans dix ans, la mort disséminant en moi ses désordres précurseurs, je me prendrai pour un cheval. Ce n'est pas une mauvaise chose. Ce n'est pas forcément folie. Etre cheval permet de ricaner, en regardant passer les hommes.