vendredi 11 septembre 2015

Revue Métèque, Lettres d'adieu

La revue Métèque nous adresse dans sa troisième livraison des lettres d'adieu. Dire adieu. A quoi ? A qui ? L'amour ne va pas bien. La mort non plus. Les agonies s'éternisent. Dans les hôpitaux comme dans les chambres. "Laisse-moi le privilège des oiseaux, va-t'en, ne me regarde pas mourir.", écrit Jean-François Dalle évoquant un père en phase terminale. "Ton visage peu à peu s'englue dans la cire.", note Christophe Sanchez sur le même sujet. La peur de passer ne passe pas même quand on a choisi de passer. Et le café de l'amour, c'est pareil. Passe mal, très mal. "il pose la tasse et s'en va travailler / sans m'embrasser / je vais chercher le balai / et ramasse l'amour mort à la pelle / il en reste toujours un peu / collé sous mes godasses", observe Marlène Tissot. 
Clémence Rose écrit que "La vie nous est parfois un pantalon trop grand et le monde une chaussure trop petite." Brigitte Giraud ajoute : "Faudrait des magiciens automatiques pour les terreurs du jour." Des magiciens qui feraient de la couture à la chaîne dans la lumière sale des faux jours. Parce que c'est toute la peau humaine qui est mal ajustée au travail de vivre. 
Impossible de présenter tous ces textes qui saignent. Notons le Décédé de Nicolas Albert G. Tellement seul que c'est à lui-même qu'il envoie des SMS. Il choisit d'organiser l'après. "J'ordonnerai l'exhumation  de mes treize premiers "moi" afin de comprendre ce qui s'est passé... ainsi, plus tard, j'entrerai dans le bonheur de la mort en sachant." Lisons avec émotion Adieu Victor par Marie-Christine Horn. L'être aimé s'est suicidé dans la baignoire. La survivante a revu la scène des millions de fois. Il est grand temps d'échapper au noir, de renouer avec la vie. "J'ai sorti les photos. J'ai enfin le droit... T'es resté beau. En fait, je suis presque contente que tu sois mort. T'es resté beau sans savoir que j'ai vieilli." Dans un registre plus doux, Brigitte Giraud écrit à son cher disparu des lettres qui font un gros tas dans le buffet, gros comme la peine sur le coeur. Qui revient comme reviennent Les oreilles de souris et qu'il faut désherber. Pour que l'oubli soit enfin possible. L'oubli ? Il n'est pas possible dans les circonstances les plus insoutenables. Marlène Tissot, dans juste un objet, donne la parole à une adolescente violée par son père : "Si j'étais un objet, je serais immobile et muette pour l'éternité... Je ne ressentirais rien, je n'espérerais pas, je ne redouterais plus... Quand tu reviendras dans ma chambre, je ne serai plus moi, plus à toi, juste un objet à mettre dans une boite." Enfin, Laurine Roux nous offre L'empereur du boulevard d'Athènes. Cette courte nouvelle, qui met en scène un laissé-pour-compte manchot et buveur de pastis à la paille, aurait plu à Blondin. Dans un gigantesque éclat de rire pour résister au pire. "Je tiens tête à ta mort.", écrit Marianne Maury Kaufman. Tenir tête à la mort. Voilà bien le fardeau des vivants. 
Fidèle à son chemin, la revue Métèque fait encore une large place à la photographie. Notons la haute solitude signée Alain Paris en couverture, la corde de pendu d'Austin Granger, la femme qui sort du trou de Woo-Kyung, le miroir piqueté de Shelly MacNeil, le barbelé crépusculaire de Macin Wojdak et tant d'autres qu'il faudrait présenter dans le détail.
Métèque, portée tout le long des jours par Jean-François Dalle, est une revue qui a du grain, fin ou plus robuste. Du grain qui lève comme la vie lève, où l'espoir éparpille çà et là ses petites lueurs. Le lecteur, conquis par la force et la beauté de l'ensemble, attend déjà le quatrième numéro. Précisons qu'à Bordeaux, la revue peut s'acheter à la librairie Olympique, place du marché des Chartrons.

jeudi 10 septembre 2015

Thomas Vinau, Bleu de travail

" Le jour met son bleu de travail. Je mets le mien. " La dernière livraison de Thomas Vinau, Bleu de travail, aux belles éditions cousues collées de La fosse aux ours, se présente comme un inventaire à reprendre sans cesse du simple travail de vivre. Toutes sortes de situations traversent le livre, à petits pas espiègles, enfantins, absurdes, un tantinet surréalistes à l'occasion, avec parfois une délicate pointe d'ironie et quelques mots de langue rude ou verte. La palette infinie de la vie. Du " je" au " on" en passant par le " tu ". Des ritournelles de joies et de peines. Dans la tendresse et la blessure, l'enfance toujours vive, fourbie sur l'établi du temps qui s'éparpille. Comme tout le monde. Thomas Vinau ne se hausse pas du col. " Je fais ce que je peux. Avec mes silences et le reste. Avec mes peurs de bête... Dans nos petits pataugements précieux. Un matin après l'autre. Un oubli après l'autre. Un mot sur le suivant. Je fais comme tout le monde. "
Thomas Vinau est également un observateur averti de la nature, des processions lentes des escargots, lumineuses des lucioles. Avec des précisions d'ornithologue tout en restant poète. Comme la linotte, le pouillot et le sizerin, ou encore le traquet motteux sont des oiseaux qui [s'activent déjà de leurs démarches de brindilles ]. Il écrit aussi : " Je sais que les oiseaux n'ont pas d'épaules... On dirait des hommes qui plient. Des questions qui s'enfoncent dans le sol. "
Enfin, après avoir égratigné la statue du Commandeur Cioran dans une cocasserie qui dérouille les zygomatiques, (Imaginez notre philosophe coiffé d'un bob de guingois en train de raconter une blagounette !!!), Vinau s'essaie à l'exercice d'admiration mais c'est l'amitié qui l'emporte, sans apprêt ni tricherie. Dans leur au-delà, Jean-Claude Pirotte et Pierre Autin-Grenier continuent à ouvrir les bras, à marcher doucement.
Auteur d'une oeuvre poétique et romanesque déjà importante (Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, Ici ça va, Alma éditeur et 10/18), le jeune Thomas Vinau impose peu à peu sa prose fragmentaire dans le paysage littéraire contemporain. Réjouissons-nous-en ! Les vendeurs de savon à barbe frelaté n'ont qu'à pisser ailleurs que sous nos yeux.

dimanche 6 septembre 2015

Lester Young in Washington, D.C.

Allons ! C'est pas fini. Y a aussi les grandes portes fenêtres côté jardin. Les chiures de mouches et les piquetis de colle. Même l'éponge gratte-cul n'en vient pas à bout. De l'huile de coude ! Encore et encore. C'est bon pour le palpitant. Donc pause Lester Young. 1956. Vingt ans avant Jarrett. Plus classique. Des notes mélancoliques. N'est-ce pas à Lester Young que l'on demandait : Why are you so sad ? Voyez ! Moi aussi je cause rosbif mais je le mets pas à toutes les sauces en sachet sur mon chien chaud. Michel Serres a bien raison de proposer une grève de l'anglais. Cheval de Troie du libéralisme. A gerber. Mais revenons au camion et ses 71 cadavres. Essayez de faire rentrer soixante et onze individus dans un tel espace... Des jeunes, des très jeunes, des vieux aussi. Impossible ! Donc, je vous laisse imaginer la scène. Nuitamment et loin de toute terre habitée. Qui rappelle des souvenirs d'avant Lester Young. Quand l'aigle nazie, oui oui, avec un e, je le précise pour les ceusses qui croient tout savoir, étendait ses ténèbres en Europe. C'est forcément comme ça que ça s'est passé. Le wagon à bestiaux avec le froid en prime. J'imagine facilement que certains migrants ont refusé de monter et qu'on les a abattus sur place et hop, leur carcasse dans un joli bain de chaux... Après le froid. Bon. Pas de tapage ! Je donne dans l'imprécation pour démontrer que les mots et les images c'est pas du kif. Les mots dérangent dix mille fois plus que les images, monsieur Maque-Luanne. Ne se contentent pas de choquer. Ils pèsent, comme on dit dans un torche-cul célèbre. Ils pèsent d'autant plus qu'ils ont été réfléchis, quand l'émotion, légitime certes, a laissé la place à la pensée dans toute sa lucidité. Nul besoin d'être sémiologue pour comprendre pareille évidence. D'aucuns diront que je déparle, que le soleil de septembre fouaille mon atrabile. Que nenni ! Seulement le désir d'écrire, contre les donneurs de leçon si bien intentionnés autour du cristal de Bohême comme le Bazar de l'Hôtel de Ville. Un héros est quelqu'un qui fait ce qu'il peut, disait Romain Rolland. Je ferai ce que je pourrai. 

Arbour Zena

Je n'ai pas écouté de musique depuis au moins dix ans. Je veux dire vraiment écouté. Alors Arbour Zena en faisant les vitres. Puis je pose le chiffon statique le liquide vitres 4 en 1 et je m'assois, oui, je m'assois et j'écoute ce disque de 1976 par Keith Jarrett accompagné de Jan Garbarek au sax (tenor et soprano) et de Charlie Haden à la basse. Le jazz ECM. Que j'ai découvert à cette époque-là, des 70 finissants, des 80 commençants. On s'asseyait, oui, on s'asseyait, on fumait ou pas un pétard, et on écoutait. Un disque entier avant de parler. Parfois un hochement de tête suffisait. Alors, voilà qu'à 60 ans, j'ai envie de redécouvrir tout ça, les Corea, Rava, Vitous, la génération d'après Coltrane et Dolphy. Le pétard en moins, je suis trop vieux depuis longtemps. Une musique classique en somme. Mais je n'ai fait qu'une porte. 18 carreaux sans oublier les coins à angle droit là où résiste l'opacité. A propos d'opacité je passe à l'actu. L'émotion suscitée par l'image du petit Aylan mort sur une plage turque. Une image visible, très visible, trop ? Evidemment, comme beaucoup, j'ai été touché. Un gosse c'est un gosse et on le voit, celui-ci, mort sur la plage, même si la photo a été retouchée pour rester "présentable". En revanche, ce que je n'ai pas vu, et ne veux pas voir, me hante. Les 71 cadavres dans le camion. J'y pense tous les jours. Avec effroi et colère. Penser que des hommes et des femmes, je dis bien des hommes et des femmes, ont fait ça... Je les flinguerais bien de ma propre main. Mais bon ! shocking ! Je retourne à mes vitres. Arbour Zena touche à sa fin. Le silence prendra le relais de la musique. La musique. The most beautiful sound next to silence. C'était écrit sur les pochettes d'ECM quand il y avait encore des pochettes et des disques dont le son n'était pas écrasé par la numérisation. Un deux un deux ! C'était hier, une époque opaque mais pas épique. On croyait qu'on aurait un avenir et on l'a eu. Petit mais on l'a eu. Demain, je ne sais pas. Je ne crois pas. Finalement, le vrai sujet de mon papier n'est pas la musique mais l'opacité. On voit tellement plus de choses à travers une fenêtre fermée, disait Baudelaire. Ben oui ! L'imagination ! Le jour où il n'y aura plus du tout d'opacité il n'y aura plus du tout d'imagination. Et même les mots, qui n'ont rien à voir avec les images, se mettront à tituber. Avant de crever.

dimanche 23 août 2015

Chers enfants, merci !

Dans une dizaine de jours, c'est la rentrée scolaire. Je ne la ferai pas. Je serai à la retraite. Je me retourne sur le chemin parcouru. Depuis la fin des années soixante-dix jusqu'à au mois de juin dernier, près d'un millier d'enfants de six à douze ans auront vécu mes "leçons d'ignorance". Je me souviens de quelques dizaines d'entre eux. Certains, moins nombreux, restent plus proches dans ma mémoire. Cette proximité ne tient pas aux résultats scolaires mais aux personnes. Un élève n'est pas qu'un élève. Il demeure avant tout un enfant. Souriant ou boudeur, calme ou énervé. Un humain quoi ! Qui a pu se lever foutraque. Qui n'a peut-être pas bien digéré son bol de céréales parce que sa mère n'était pas dans son assiette et qu'elle a crié. Un humain dans la vie ordinaire. Je n'ai jamais réduit les élèves à des grilles d'évaluation sur lesquelles on coche des cases improbables. Je me suis toujours adressé à ces humains de la vie ordinaire. 
Aujourd'hui, je leur dis merci. A tous car ils m'ont tous appris. Ils m'ont appris ce que je croyais savoir déjà par le regard qu'ils ont porté sur ce savoir et qui a pu modifier mes perceptions.  Faites parler librement une classe sur une oeuvre et vous ne la verrez plus jamais de la même façon. Mais c'est en deçà et au-delà du savoir que j'ai appris de vous, mes chers enfants. Appris sur moi d'abord. Un enseignant n'est pas une machine. Il lui arrive aussi de se lever du mauvais pied, de se laisser déborder par ses soucis domestiques. Comment résiste-t-il aux contingences et jusqu'à quel point ? Quelles sont les certitudes qu'il garde et celles qu'il abandonne chemin faisant ? A-t-il, ou pas, une capacité à changer d'attitude selon le miroir qui lui est tendu ? Questions ô combien difficiles quand le miroir a vingt-cinq ou trente facettes. Il s'agit bien d'un apprentissage en profondeur de ce qui est et de ce qui manque pour continuer son travail d'humain. Ensuite, vous m'avez appris sur l'enfance. L'enfance des années soixante-dix n'est pas celle des années deux mille. N'est pas non plus celle qui m'a été donnée. Avec cependant des récurrences dans la singularité, qui touchent à l'universel. 
Mon ancien maître, René Fontroubade, au crépuscule de sa vie, maintenait qu'il avait exercé le plus beau métier du monde. Cela ne se dit plus guère. La mission a perdu sa visibilité. L'esprit de Jean Zay et son désir de culture pour tous ont cessé depuis longtemps d'éclairer la voie. Mais les enfants demeurent, dociles ou trublions, dans leur désir de vivre. Et c'est ce désir-là qu'il faut entretenir pour aborder les rivages infinis de la connaissance. Ce désir pétri d'émotions, de sentiments, de rêves, d'histoires. Ce désir qui est partout le même en territoire humain. Qui résiste. Il n'existe pas de désir sans résistance, avérée ou opaque. Au nom de ce désir-là, chers enfants, je vous le redis : merci.

mardi 18 août 2015

Jacques Viallebesset, Ce qui est épars

Jacques Viallebesset  vient de rassembler Ce qui est épars pour les éditions Recours au poème. Résolument ancré dans la tradition du vers cadencé où fleurit la métaphore, ce recueil s'annonce comme une profession de foi en un monde meilleur. " Des hommes viendront aux épaules de charpente / Au cœur de froment et aux mains de farine / A la parole claire et tranchante d'un torrent ". Jacques Viallebesset garde en mémoire l'épouvante absolue de l'Holocauste quand " les trains gris poussaient des cris de violons brisés " et dénonce, dans le même sinistre sillage, le naufrage des migrants d'aujourd'hui, chassés par la guerre. L'espoir, cependant, demeure. Même s'il [n'a construit que des châteaux de sable], le poète, sous l'influence de la mystique maçonnique et des fumerolles de l'alchimie invente chaque jour l'avenir en écrivant. L'enfance, l'amour, le cosmos, la nature, la quête en sont le ciment prometteur.
" Regarde un monde de lumière couleur de miel
Avec des fleurs de froment coulant sous nos pieds
Et des rires d'enfance soulevant le poids du ciel
La lumière de vos sourires illumine mon souffle "

Voilà un quatrain qui dit bien l'univers de Jacques Viallebesset, contenant l'humain comme une moisson lumineuse entre terre et ciel, à la façon, peut-être d'un Jean Moréas qui aurait rencontré la quiète beauté chère à la comtesse de Noailles. La puissance du symbole, toujours. Jacques Viallebesset rêve ainsi de réunir dans le même souffle, la même offrande l'Orient et l'Occident. Lors d'une interview, paladin de nos temps fracassés, il a déclaré vouloir apprivoiser la Toison d'Or. Souhaitons qu'il y parvienne avec son verbe, afin que les charpentes humaines du futur soit saines et solides.

samedi 15 août 2015

Un chirurgien des pierres

Armen Davtyan a plusieurs cordes à son arc. Vice-champion d'Aquitaine en 2012 au tir à l'arc classique, il est aussi tailleur de pierre. Familier des châteaux, des abbayes, des escaliers à double révolution, des balustres et des corniches, Armen est un chirurgien des pierres. Toute blessure est méticuleusement auscultée, désinfectée, nettoyée avant d'être soignée en profondeur. Le burin opère en douceur. L'onguent de sable et d'eau est appliqué avec la plus humble délicatesse. La pierre est un corps qui respire et toutes les pierres ne respirent pas de la même façon. Il faut un grand calme pour prodiguer les soins, une grande patience. Armen a ces deux qualités-là, dans la lenteur et le silence des gestes. Un sourire s'installe sur son visage. Sa main caresse la pierre qu'il a lissée, débusque les aspérités qui auraient pu lui échapper. Mais le travail ne s'arrête pas là. Une chirurgie esthétique s'impose. Gommer les sutures, prévenir la formation de cicatrices. Soigner encore et encore. Pour la beauté. Pour l'âme aussi. Toute pierre a la sienne. Qu'elle tienne debout une pauvre demeure ou le manoir de quelque hobereau, elle a droit au même respect, au même traitement de l'homme de l'art. Homme de l'art ? N'est-ce pas ainsi qu'autrefois on nommait les médecins ! Armen Davtyan, qui ne cache pas son admiration pour le génie de Michel-Ange, est cet homme-là. Il sait la vanité des postures qui prétendent à la science, se moque gentiment de quelque architecte croyant tout savoir. Jamais de méchanceté chez Armen ! Quand on a assisté à l'effondrement de l'Union Soviétique dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix, quand on a piloté un tank pour sauver son pays de l'envahisseur azéri, on compose avec le doute. J'espère que ce que j'ai fait tiendra, dit Armen à voix basse, que ce n'est pas de la merde. L'humilité encore. Les pierres sont plus solides que les hommes. Mais sait-on jamais ! Il ne manque pas d'éléments dévastateurs de par le monde. Il ne manque pas de folie ! La solidité des pierres est aussi fragile. Et c'est ainsi qu'Armen Davtyan, dans les marges du sable et les rigoles de l'eau, incarne le silence de la poésie, de la philosophie même.

A l'avant-garde des ruines, Christophe Brégaint

A l'avant-garde des ruines de Christophe Brégaint est une publication des éditions Recours au poème préfacée par Pascal Boulanger. Les vers de Brégaint, durs comme des poings, coupants comme des tessons disent toute la désespérance humaine " Dans le rudoiement / Du Monde". A l'avant-garde des ruines, on imagine, sinistre inventaire, des migrants, des sans domicile, des cohortes de la faim et de la soif, des résignés ordinaires au labeur de survivre. Une avant-garde qui annonce le pire en ce siècle déjà vermoulu. " Une respiration qui aveugle l'avenir ". " Même vos cris / Se jettent / Dans la torpeur ".
Comment ne pas évoquer, en lisant ce recueil, les prédictions les plus funestes d'un Huxley, d'un Orwell, et, plus récemment, d'un Edward Bond dans Le crime du XXIème siècle ?
En ce sens, Christophe Brégaint est un auteur engagé. Non par un quelconque militantisme partisan mais par ce qu'il voit, ce qu'il sent, ce qu'il vit dans l'étroit défilé des jours. Engagé comme un humain parmi les humains. " Le barda fardeau / De ta survie / Ecrase tes épaules / A chaque pas / Détrousse tes forces / A l'égal / De ces angoisses / Au matin ". Le ciel même, le temps même sont des voies sans issue. Que faire quand le regard du desdichado finit " par émacier l'horizon " ? Une reconstruction est-elle seulement possible ? Peut-on, sur les traces de Bond qui se déclare citoyen d'Hiroshima et du monde à rebâtir, inventer des renouveaux ? Nous sommes probablement condamnés à y croire mais Brégaint ne nous ouvre aucun chemin vers l'espoir. Sa poésie est efficace, comme l'écrit justement Pascal Boulanger. D'une efficacité qui donne le vertige au lecteur car elle porte dans sa nudité une foudroyante impuissance.
Il faut lire ce jeune poète né en 1970 récemment accueilli par Alexandre Blin dans la troisième livraison de la revue Créatures. Il faudra lire bientôt son Route de nuit aux éditions La Dragonne.

vendredi 7 août 2015

Marguerite Yourcenar, Denier du rêve

" Derrière le paravent où le professeur la laissa pour rajuster sa robe, relevant le ruban de sa chemise de soie, elle s'attarda un instant à considérer sa gorge, comme elle le faisait jadis, adolescente, à l'époque où les filles s'émerveillent du lent perfectionnement de leur corps. Mais il s'agissait aujourd'hui d'une maturation plus terrible. Un épisode lointain lui revint en mémoire : une colonie de vacances ; la plage de Bocca d'Arno ; une baignade au pied des rochers où un poulpe s'était agrippé à sa chair. Elle avait crié ; elle avait couru, alourdie par ce hideux poids vivant ; on n'avait arraché l'animal qu'en la faisant saigner. Toute sa vie, elle avait gardé en réserve le souvenir de ces tentacules insatiables, du sang et de ce cri qui l'avait effrayée elle-même, mais qu'il était maintenant bien inutile de pousser, car elle savait cette fois qu'on ne la délivrerait pas. Tandis que le médecin téléphonait pour lui retenir un lit à la polyclinique, des larmes, venues peut-être du fond de son enfance, commençaient à couler sur son tremblant visage gris. "
Prodigieuse Marguerite Yourcenar en ce qui la hantait. Une étoile de mer dans Le Coup de grâce et un poulpe dans Denier du rêve. Deux animaux archaïques et visqueux, buveurs de sang, dont la forme même fait trembler les plus anciennes chimères humaines. Deux animaux ici liés au corps après l'amour et pendant la maladie. Mais le corps de la femme disparaît, enveloppé par le corps tentaculaire de l'épouvante comme au temps des commencements. C'est bien l'alien qui domine perceptions, sensations et émotions avec ses excroissances qui meurtrissent la chair, aussi répugnantes dans la maladie que dans l'amour, dans l'amour que dans la maladie, avec le prurit et les sanies qui disent terriblement l'oeuvre de la mort dès l'éveil au premier jour, dès l'enfance corrompue par la mère.

jeudi 6 août 2015

Marguerite Yourcenar, Le Coup de grâce

" Et si jamais j'avais pu aimer Sophie en toute simplicité des sens et du coeur c'est bien à cette minute, où nous avions tous les deux une innocence de ressuscités. Elle palpitait contre moi, et aucune rencontre féminine de prostitution ou de hasard ne m'avait préparé à cette violente, à cette affreuse douceur. Ce corps à la fois défait et raidi par la joie pesait dans mes bras d'un poids aussi mystérieux que la terre l'eût fait, si quelques heures plus tôt j'étais entré dans la mort. Je ne sais à quel moment le délice tourna à l'horreur, déclenchant en moi le souvenir de cette étoile de mer que maman, jadis, avait mis de force dans ma main, sur la plage de Scheveningue, provoquant ainsi chez moi une crise de convulsions pour le plus grand affolement des baigneurs. Je m'arrachai à Sophie avec une sauvagerie qui dut paraître cruelle à ce corps que le bonheur rendait sans défense. Elle rouvrit les paupières (elle les avait fermées) et vit sur mon visage quelque chose de plus insupportable sans doute que la haine ou l'épouvante, car elle recula, se couvrit la figure de son coude levé, comme une enfant souffletée, et ce fut la dernière fois que je la vis pleurer sous mes yeux."

Magnifique extrait de ce magnifique roman. Sophie, seize ans, a été violée par un soldat alors que la guerre fait rage entre les Russes blancs et les Bolcheviques. Il y a dans ces mots une profondeur psychanalytique rarement égalée, qui me parle. Je vous laisse vous en pénétrer. Le Coup de grâce a été publié juste avant la guerre en 1939.