mercredi 3 février 2016

Gabriel Josipovici, Infini l'histoire d'un moment

Le roman de Gabriel Josipovici Infini     l'histoire d'un moment est construit à la façon d'un entretien. L'auteur ne nous montre jamais l'individu qui conduit cet entretien. Il ne montre pas davantage Massimo dans son évocation sans cesse reprise du compositeur Tancredo Pavone. De même, aucun élément de décor n'apparaît. L'ouvrage est uniquement centré sur l'entretien, sur les paroles dites à ce moment-là. C'est, en effet, l'histoire d'un moment. Dans sa nudité qui bredouille les souvenirs. Massimo, employé de maison au service du musicien, en perd souvent l'écheveau, ne sait plus au juste de quoi il se souvient, se tait. Le meneur du jeu, avec lenteur et patience, procède à des relances, par petites touches, quand le silence pourrait menacer l'écoulement des mots.

"Il s'arrêta. J'attendis qu'il continue mais, quand il devint clair qu'il n'allait pas le faire, je lui dis : Continuez.
- Je ne m'en souviens plus, dit-il.
- De quoi ne vous souvenez-vous plus ?
- De rien.
- De rien ?
- De ce qu'il a dit à ce sujet.
- Ca ne fait rien. Parlons d'autre chose.
- Oui, monsieur, dit-il.
J'attendis."

Mais qui est donc Tancredo Pavone ? Comment définir ce compositeur absolu ? Comment cerner la personnalité de l'aristocrate sicilien obsédé par la propreté de ses costumes, de ses chemises, de ses chaussures, hanté par la pureté des origines et des commencements mais sans dédaigner pour autant les plaisirs de la chère et de la chair ? C'est peut-être là que réside une partie de l'infini, dans cette impuissance à dire qui il était vraiment. Oui, Tancredo Pavone incarne peut-être l'infini, dans l'infinité de ses vertiges, de ses mystères. Laissons-le, par la bouche du méticuleux Massimo qui faisait aussi office de chauffeur, s'exprimer sur la musique :

" Un véritable musicien, Massimo, a-t-il dit, devrait être capable de nettoyer les caniveaux, il devrait être capable de se battre dans les tranchées, il devrait être capable de travailler dans un bureau ou dans un hôpital, parce qu'il a créé un espace de solitude en lui-même où la musique pourra être écrite."
" Quand le compositeur comprend que l'éternité et le moment ne sont qu'une seule et même chose il n'est pas loin de devenir un vrai compositeur, a-t-il dit. Sans cette compréhension il n'est rien."

Sauvé de la médiocrité de son siècle par la découverte des musiques profanes et sacrées en Afrique et au Népal, Tancredo Pavone égrène avec jubilation ses nombreuses détestations. Ainsi, le plafond de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange relève de "l'homo-érotisme grotesque". Quant aux pianistes et aux chanteurs invités dans des salons, il faudrait les fusiller sans barguigner et les propriétaires desdits salons pareillement. Toute complaisance avec la bassesse est une faute impardonnable car "quand on se penche sur l'histoire du monde, ce que l'on voit est l'histoire du mouton. De fous menant des moutons et de moutons suivant des fous". Seules trois personnes échappent au jeu de massacre du compositeur absolu. Trois personnes qui sont des moments de grâce dans un infini d'abjection. Parmi elles, Henri Michaux. L'ami.

Je recommande vivement, chaleureusement la lecture de ce roman de Gabriel Josipovici traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner et publié par Quidam éditeur. Assurément, voilà une langue qui n'est pas pour les moutons...



samedi 30 janvier 2016

Céline Curiol, Un quinze août à Paris

"Pour Fernando Pessoa, elle se nomme l'intranquillité. Pour Donald Winnicott, elle est une réévaluation intérieure de l'être. Pour Marguerite Duras, elle se nomme la maladie de la mort. Pour Charles Baudelaire, elle s'appelle le spleen. Pour Rainer Maria Rilke, elle se nomme l'existence en surnombre. Pour Russel Banks, elle se nomme la volonté agitée. Pour Sylvia Plath, elle se nomme la cloche de verre."
Mais qui est-elle au juste ? Pour être nommée de si diverses manières, elle doit peser lourdement sur les corps et les esprits. Céline Curiol a sous-titré son récit-témoignage-essai : Histoire d'une dépression. Elle, c'est donc la dépression. Mais comment la définir alors que l'auteur (e) concède qu'il existe à peu près autant de genres de dépressions que de modèles de voitures ? Le terme "dépression" remplace au début du vingtième siècle celui de "mélancolie" jugé trop vague. Mais le flou persiste. Il faut recourir à des adjectifs pour cerner les contours de la dépression : clinique, nerveuse, saisonnière, unipolaire, masquée, névrotique...
Céline Curiol nous livre sans fard ni détour son expérience de la dépression dont l'une des phases aiguës a lieu le quinze août deux mille neuf à Paris. La ville est déserte. " Comme souvent l'été, le ciel doit être bleu, les petits matins agréables et les couchers de soleil savoureux, les terrasses des cafés animées et plaisantes." Céline Curiol ne voit ni la ville ni le ciel bleu, n'entend pas les conversations aux terrasses des cafés. Elle cherche désespérément l'hôpital qui voudra bien lui renouveler ses médicaments. Déplace sa détresse d'établissement en établissement, endure dans la douleur les soupçons voire la rudesse de certains soignants. Céline Curiol est seule face au tsunami qui submerge dans le même interminable présent son corps et son esprit, sa langue enrayée qui ne parvient plus à nommer. Des âmes a priori bienveillantes se sont peu à peu détournées d'elle. Situation classique vécue par la plupart des patients. La dépression est-elle une maladie honteuse comme l'ancienne mélancolie condamnée par l'église ? La dépression est-elle une maladie contagieuse comme la peste ou le choléra ? Comment ne pas penser au suicide, la seule question philosophique qui vaille vraiment selon Camus ?
Céline Curiol appelle à son chevet les plus grandes voix de la littérature, de la philosophie, de la psychanalyse et des neurosciences. Pour mettre un peu d'ordre dans le chaos, renouer les fils rompus du récit de son histoire, retrouver l'imagination salvatrice et des habitudes créatrices de soi.
Le lecteur sort forcément ébranlé de ce concert savant. Antonio Damasio évoque les capacités proprioceptives du cerveau sans lesquelles, en cas d'affection grave, l'esprit se focalise au-delà de la raison sur le fonctionnement interne du corps. Roland Jouvent rappelle l'absolue nécessité des structures mentales de l'imaginaire. En état de dépression, elles "deviennent de plus en plus rigides et finissent par s'appauvrir". Le patient, incapable de faire le geste qu'il ne parvient plus à imaginer, est prisonnier de son corps, lequel rabâche un éternel et insupportable présent.William James souligne l'importance de la croyance dans la constitution de l'homme libre et Camus lui fait chorus : "Penser au lendemain, se fixer un but, avoir des préférences, tout cela suppose la croyance à la liberté même si l'on assure parfois ne pas la ressentir".
Mais redonnons la parole à Céline Curiol, bouleversante quand elle aborde la sortie du trou noir : " Aujourd'hui, un certain nombre de souvenirs se sont estompés, mais je conserve l'image de cette femme qui tente, avec une éprouvante lenteur, de réinvestir un elle-même à la manière d'une demeure incessible, de réapprendre à filer son propre monologue en le croyant digne d'évoluer... Ma guérison ne saurait cependant se résumer à quelques épisodes déterminants et significatifs : comme toutes les guérisons, elle se déroulera aussi en secret, au fil de nuits et de rêves auxquels je me suis livrée, au gré du mystérieux rééquilibrage des réactions chimiques qui tiennent un être en vie".
A la fin du livre disponible en Babel poche, Céline Curiol remercie notamment Siri Hustdvet et Paul Auster, lesquels ont aussi vécu une expérience de l'angoisse et de la dépression. Elle a participé à la traduction du dernier ouvrage de Paul, La pipe d'Oppen, et est l'auteur (e) de plusieurs romans parus chez Actes Sud.

lundi 18 janvier 2016

Comment dit-on chemin

comment dit-on chemin
rivière
arbre
là où je n'irai pas*
Mes mots ne sont pas des lieux sûrs
Pour assembler les paysages
Qui échappent au grain de ma langue
Ma mémoire a perdu l'établi de l'enfance
Où je fourbissais les brumes et les berges
La lumière des coteaux et la suffocation des mantes
L'effroi dans le creux de ma gorge
Les gestes muets
Comment se fondre dans le silence
Du chemin qui reste

 Thierry Metz, Le drap déplié, 1995


Mon paysage est une main sans lignes,
Tous les chemins s'y nouent,
Je suis le nœud serré*
Mon regard comme mes mains
S'épuisent à l'ébauche de l'horizon
Les oiseaux vont trop bas
Sous les plis de la lumière
Les herbes couchées abandonnent leurs signes
Dans les remugles de la terre
Je suis un goitre

 Sylvia Plath, Arbres d'hiver (Stérile), 1971


plus grande est la solitude au passage des grands
oiseaux*
Leurs cris mêmes agrandissent le ciel
Rapetissent la sente où le corps s'étire
Et le silence tombe sur mes épaules
Immobile
Je ne peux rien saisir des ombres entre mes pas
Mon sang a pris le goût du fer dans ma bouche
Il est trop tard
Les draps de la nuit claquent déjà

 Jean-Claude Pirotte, Faubourg, 1996


tout est noyé tout s'estompe tout s'amenuise
on dirait un chagrin suppurant de la terre*
Il n'y a plus de tumulte
Les ombres gisent à l'entour des jardins
L'eau a perdu les traces des bêtes blanches
Un volet  battant dans le vide
Eloignerait de mes pas
Les menaces du vent
L'ornière étouffe un sanglot quand je déglutis
Du noir

Lionel Bourg, L'étoffe des corps (Paysages après la pluie) 1994


samedi 16 janvier 2016

D'où je viens ne m'est rien

D'où je viens ne m'est rien.
Je possède si peu
De ce qui sert à vivre.*
Mon corps est né dans l'absence
Ni geste ni langue
N'ont aveuglé en lui le grand secret
Des solitudes
Je marche à sa rencontre nue
Sans le parapet des ombres fausses
A l'entour du regard
Je sais comment me dépouiller
Avec la foudre du silence

 Jacques Vandenschrick, Avec l'écarté, 1995


Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches*
Les mots comme les pas en retard du corps
Ne tiennent rien debout
Terre et ciel tremblent dans le vertige
Des mémoires qu'on ne sait plus reconnaître
Il y a des chancres écarquillés
Dans les fondrières invisibles sur ma peau
Du suint dans mes humeurs défaites

 Arthur Rimbaud, Illuminations, (Enfance) 1874


Combien de temps pour être fidèle à son manque ?*
On ne s'est pas encore apprivoisé
On cherche l'absence au cœur des vieilles traces
Une lueur sombre sur les lignes passées
Le chemin en moi s'immobilise
Des ombres vont dans ses marges
Comme de pauvres sortilèges
Incapables d'envoûter les silences
Il faudrait sortir de soi
Les larmes et les cris
Les souvenirs dont on n'a pas voulu
Du père et de la mère
Mais comment soulever la peau
Qui pèse sur la peau

Jacques Vandenschrick, En qui n'oublie, 2013


Le corps se sectionne dans le corps*
D'autres regards naissent dans le regard
Abreuvés à d'autres paysages
On croit deviner les hauts murs
Venus des enfances qu'on a rêvées
On invente des signes insaisissables
Pour dire l'oiseau qui soutient l'horizon
La fenêtre borgne d'où monte un soupir
De quand on avait dix ans
On reste comme une ligne coupée
On oublie que nos pas sont nos pas
Dans le mystère qui nous foudroie déjà
On n'ira guère plus loin
Il est temps

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort, 1975

mercredi 13 janvier 2016

Chaque pas visible

Chaque pas visible est un monde perdu*
La marche abolit aussitôt qu'elle a vu
Le chemin n'a plus de franges
Où se tenait la langue avant le franchissement
Mais comment inventer d'autres pas
Qui remettraient le monde au jour
Si la fatigue m'efface
Si l'invisible emporte mes restes


Jacques Dupin, Gravir (Le chemin frugal), 1963


Il y a ce mur blanc, au-dessus duquel le ciel se crée -
Infini, vert, totalement intouchable.*
On n'a plus sous les pas
La sensation de la terre
Les yeux à tâtons dans la marche
Eprouvent l'épuisement de la langue
On échoue à désigner ce qui manque de nom
L'infini résonne si mal par delà le mur
Le ciel s'est perdu depuis nos enfances
Comment savoir si ce n'est pas lui sous nos semelles
Comment retrouver sa mémoire


Sylvia Plath, La Traversée (Appréhensions), 1971


Marcher.
N'avoir de lien qu'avec ce mot.*
La durée a tout effacé des gestes
Qui tenaient mon corps
Les lignes ont brouillé
Les traverses du ciel et de la terre
Je ne vois plus les abords du chemin
Où les toits se sont couchés
Je marche avec le mot marcher qui chuinte
Il n'est d'aucun commencement d'aucune fin
Dans quelle langue m'appartient-il
A jamais étrangère


Thierry Metz, Terre, 1997


Désormais nous ne sommes plus du même
                                      [mouvement que le vent*
On ne se sait jamais au-delà du chemin
La fatigue a pris les derniers restes
Qui pensaient encore en nous
Les mots mêmes n'ont plus d'établi
Où me rassembler
La mue du sable sur ma peau ne tardera pas
Le grand sommeil vient déjà
Avec ses blancheurs nues
Ses murmures d'horizon lent
Son rien immobile

Raphaële George, Eloge de la fatigue, 1985

mardi 22 décembre 2015

Richard Texier, Nager



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Voilà encore un roman qui ne ressemble pas aux autres et le lecteur saura s'en réjouir. Nager, de Richard Texier aux éditions Gallimard, déplie en de brefs chapitres des souvenirs d'enfance bercés par la Charente du nord, entre terre et océan. " Parfois quelques saules pleurent l'osier, que les maraîchins tressent en ingénieuses nasses et paniers d'usage. Loutres, ragondins, anguilles et échassiers peuplent ces eaux dormantes qui encerclent des parcelles de tourbe grasse 

fertiles. Une nature en bon ordre." Cette question de l'ordre, de ses agencements arrachés au grand chaos, traverse le livre tout entier. La narration s'efface avant de revenir. Un traité sensible sur l'art apparaît. En des fragments sans cesse bousculés, comme la houle sans cesse bouscule les lignes des territoires. Lycéen trop jeune pour participer aux événements de 1968, Richard Texier découvre la peinture dans le Lagarde et Michard consacré au vingtième siècle. Un tableau d'Yves Tanguy. Jour de lenteur. " A cet instant précis, j'eus, en effet, le sentiment que le temps ralentissait ; une lenteur conjuguée à un éblouissement. Je sentis une foudre de l'imaginaire, fulgurante et engourdissante, me traverser. C'est à ce moment que je suis devenu peintre."
Sans abandonner le chemin des souvenirs qui l'ont façonné (la mort du cochon José transformé en côtelettes et saucisses, le langage crypté d'un marin breton, le carrelet doté d'un mécanisme vénitien que par deux fois la tempête emportera...), Richard Texier nous emporte sur les méandres de sa création, dans l'infiniment vaste comme dans l'infiniment minuscule. L'astronome Jean-Pierre Verdet et le neurologue Bruno Dubois, avec cette humilité que seuls les grands savants ont en partage, éclairent sa "cosmologie personnelle, faite de rencontres, de hasards et d'éblouissements". L'immense Zao Wou-Ki, fasciné par sa quête d'absolu, l'invite à s'installer à Shanghai. Les Chinois, qui divinisent le cochon, admirent le bestiaire mythique qu'il crée sur place et l'exposent au Meishu Guan. 
Sculpteur autant que peintre, mais également poète, Richard Texier s'émeut de la poire passe-crassane qu'il vient de manger, de sa beauté fragile, du "dispositif enchanté" qui l'a fait naître. De belles pages qui s'ouvrent à la philosophie morale : nous profitons des miracles ordinaires de notre monde sans nous en apercevoir ; la barbarie frappe à notre porte.
Une visite de l'univers de l'auteur sur Internet, cet autre infiniment grand/infiniment petit, permettra au lecteur de nager plus avant à sa rencontre, dans un mouvement permanent qui rapproche et éloigne, éloigne et rapproche. Eternel suspens des questions.
" Un artiste peut-il tenter, depuis la modeste place où il se trouve, de rendre compte de la magie qu'une simple poire peut convoquer ? Peut-il dire le mystère d'une manière non dogmatique et non religieuse ? Il me fallait essayer."

Les reproductions qui ouvrent l'article sont extraites du site de Richard Texier.






mercredi 9 décembre 2015

Jérôme Lafargue, L'année de l'hippocampe

Jérôme Lafargue m'a fait pleurer avec son roman L'année de L'hippocampe paru chez Quidam éditeur. Voilà un auteur qui ne lésine pas avec les émotions et la tendresse. On craque pour Cigale la jeune orthophoniste belle à croquer. On craque pour Laure, traductrice littéraire. Et aussi pour le ténébreux Pablo qui lance des bordées de jeux de mots plus débiles les uns que les autres. Quant au gosse, Aloïs, gravement perturbé gravement génial, grand dévorateur de Jack London, on le prendrait volontiers dans nos bras pour essayer de l'apprivoiser. Et puis il y a Tim. Tim le perché qui connut son quart d'heure de gloire en dispensant à des centaines de personnes ses discours hallucinés depuis les hauteurs d'un arbre multiséculaire. Et puis il y a Félix, surtout lui. Il a été le témoin d'horreurs suprêmes dans des contrées livrées à la barbarie. Comment s'en remettre quand on n'a pas pu agir ? Quel sens donner à la vie qui continue ? Même les chimères dans la grise marmite de l'hippocampe échouent à faire clignoter des lumières. Félix se replie dans un village bordé par les dunes et le vent. Il s'impose d'écouter un seul disque par jour, du premier janvier au trente et un décembre, et note en vrac, sur n'importe quel support, les menus événements de l'ordinaire. Avec Cigale. Avec Laure, Aloïs et Pablo. Avec Tim. Tim ? Avec lui-même, s'il reste un lui-même qui tienne debout.
La langue est volontairement rude et drue, saccadée, vulgaire, proche parfois de la niaiserie ou carrément fleur bleue, savante aussi quand elle aborde les techniques du surf et les méandres torturés de la musique. La vie quoi ! Sans carapace. Qui résiste alors que la mort étire partout ses ombres. 
Le lecteur rit volontiers : " On m'aurait annoncé que George W. Bush aimait courser les ragondins vêtu de porte-jarretelles que je n'aurais pas été autrement estomaqué." " Putain ouais ! C'est ça ! Je suis tellement retourné que mes couilles retrouvent plus ma bite !"
Le lecteur s'émeut aussi : " Je constate avec amertume qu'il ne faut pas grand-chose pour se retrouver emprisonné dans une solitude que l'on n'a pas souhaitée... Mon destin est d'oeuvrer à la marge, de susciter l'attention à petit feu, d'agacer par l'ironie."
Le lecteur, enfin, entend bien le glas qui assourdit notre siècle : " Je n'ai guère d'espoirs concernant un éventuel retournement de situation humaniste et solidaire."
Et l'hippocampe pleure autant que les yeux. En la lenteur de sa mémoire amputée. Ses rêves les plus fous parviendront-ils à réveiller le monde, ce fameux trente et un décembre ? Ou se fracasseront-ils sur le hachoir de la dernière vague, alors que sanglotent les guitares ? 
" Tu es  là, n'est-ce pas ? M'enverras-tu un signe un jour ? Que le merveilleux l'emporte pour une fois sur le tragique, bordel de merde !"


vendredi 4 décembre 2015

Philippe Annocque, Pas Liev

Il y a en chacun de nous un peu de Liev et de Pas Liev. Chacun de nous, à un moment donné qui n'est d'ailleurs peut-être pas un moment, se demande si le monde qui l'entoure est bien vrai. Et c'est l'existence même de toute chose et de tout être qui est remise en cause. On s'en étonne puis on cesse de s'en étonner. C'est tout.
Pas Liev de Philippe Annocque, dans un exercice de style superbement maîtrisé, pétrit et pétrit encore, jusqu'à l'obsession, cette pâte molle du réel qui échappe au réel. Pour l'histoire, s'il y en a une, Liev est nommé précepteur dans un lieu qui s'appelle Kosko. Un lieu qui n'est peut-être pas un lieu. Pas Liev. Pas lieu. Liev attend longtemps l'arrivée de ses élèves, s'occupe à recopier dans un cahier les factures qu'on lui demande de recopier. Il est docile dans son absence à lui-même, comme le fameux scribe de Melville. Il va parfois dans la cour, quelle cour ? et tourne en rond après son ombre ou après le soleil. Il accompagne aussi mademoiselle Sonia dans ses promenades à vélo. Elle a une jolie jupe qui se répand autour de la selle. Quand les élèves arrivent enfin, il s'étonne de ne pas pouvoir les compter. Il s'étonne qu'ils ne rendent jamais leurs cahiers. Puis il ne s'étonne plus. C'est comme ça. Mais c'est peut-être autrement, aussi. On ne peut rien savoir. Liev épousera-t-il mademoiselle Sonia, qui deviendra alors Sonia ? Voilà bien encore un mystère. 
" Cette fois, ça y était. Les enfants étaient arrivés à Kosko. Lev ne les avait pas encore vus mais ils étaient là. Ils avaient sans doute besoin de se reposer après ce long voyage et c'est pourquoi on ne les avait pas encore amenés à Liev. Ce n'était que justice, Liev n'était pas là pour leur repos et ce n'était que justice qu'ils se reposent un peu après ce long voyage. Liev ne savait pas vraiment d'où ils arrivaient ni à quel point leur voyage avait été long mais il était clair que ce voyage avait été long puisqu'on avait estimé qu'il était encore trop tôt pour les présenter à Liev."
Un peu après, mais cela aurait pu être un peu avant, Philippe Annocque note : "Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l'idée que l'on s'en fait." La pensée de Liev bégaie et rumine ce qu'elle bégaie. Dans un temps improbable. Dans un espace sans contours définis. Le fantôme de l'arpenteur de Kafka nous fait signe, avec de la drôlerie parfois, comme dans une comédie burlesque du cinéma muet. 
Puis, vers la fin du livre, les choses vont moins bien pour Liev. Il a pourtant refait une promenade à vélo avec mademoiselle Sonia, ou Sonia, comment savoir ? mais les choses vont vraiment de moins en moins bien. Quelles choses ? Ah ! C'est bien difficile à dire. Les mots manquent. Et de qui parle-t-on ? De Liev ? De pas Liev ? De Philippe Annocque ? De pas Philippe Annocque ? De nous ? De pas nous ? A la vérité, s'il en est quelqu'une, on ne s'y retrouve pas. Il faudra poser des questions. A Liev. A Philippe Annocque. A nous.
Ce roman, Pas Liev, est donc une oeuvre hautement philosophique. Elle court après les pensées travesties en sorcières et voudrait les emboîter. Elle n'y réussit pas. C'est impossible. Tout ce qui est humain est impossible. Qu'on se le dise !
Les éditions Quidam, encore une fois, publient la littérature la plus exigeante qui soit. Souhaitons-leur le meilleur succès, avec ce roman comme avec tout ce qu'elles publient. Mais, au fait, Quidam éditeur existe-t-il vraiment ? Il faudra penser à lui demander.

lundi 16 novembre 2015

Même pas peur ? Ben, si !

Un slogan fleurit partout pour signifier la résistance à la barbarie du treize novembre. Même pas peur. Je ne le crois pas pertinent. Il n'est pas pertinent car il ne dit pas la vérité. Bien sûr que les Parisiens ont peur. Et tous les Français, tous les Européens avec eux. Et tous les pays victimes d'un terrorisme quasi quotidien.
Les chefs d'Etat et de gouvernement aussi ont peur et c'est légitime. Il s'agit d'une peur froide, raisonnée. Et de cette peur raisonnée naîtra, naît déjà une volonté inentamable d'éradiquer les monstres. Quiconque a côtoyé des soldats ayant fait la guerre en quarante et après les a entendus dire : " On a eu peur, évidemment qu'on a eu peur, mais cette peur a été un moteur pour l'action. "
Cette peur qui étreint actuellement la France sera le ciment nécessaire à ce qu'elle change de camp.
Le problème est qu'on ne sait pas vraiment où est le camp, mais c'est un autre sujet... de peur... plus diffuse... dont ne manqueront pas de s'emparer les nervis exaltés du FN, les coteries catholiques extrémistes, les complotistes, les Identitaires et autres furieux.
Donc, continuons à avoir peur, aiguisons à son contact lucidité et vigilance. Et l'hydre sera terrassée. La guerre civile n'aura pas lieu.

jeudi 22 octobre 2015

Stéphane Vanderhaeghe, Charognards

Charognards, de Stéphane Vanderhaeghe, est un objet littéraire non identifié et non identifiable. " On pourrait presque y voir une allégorie - sauf qu'elle m'échappe, à moi, si tel est le cas." Puis l'auteur ajoute que c'est peut-être un canular. L'histoire de ce livre dont les pages ne sont pas numérotées, (le lecteur comprendra vite pourquoi), tient en une phrase : le narrateur choisit de rester seul dans son village envahi par toutes sortes de corvidés charognards et rédige une espèce de journal, sur un carnet où il note les mouvements des oiseaux et sur un cahier où il essaie de capturer avec des mots improbables ce qui lui passe par la tête et le corps.
Mais cela dit, rien n'est dit du tout. Ou alors c'est autre chose qui se joue. Autre part. Stéphane Vanderhaeghe est clair dans l'opacité même :" J'aurais imaginé un village cerné de camions de télétransmission, leurs bras-satellites déployés au-dessus de nous comme autant d'imprécations lancées à la nuit éplorée... J'aurais imaginé un débarquement de bonshommes engoncés dans des combinaisons futuristes, qui lentement s'enfoncent dans les venelles en déployant une force quasi surhumaine pour lutter, leurs grosses bonbonnes dans le dos, contre la gravité... J'aurais imaginé que rien de tout ça n'ait eu lieu."
C'est que les corvidés charognards ne provoquent ici aucune catastrophe à la Hitchcock ou à la Spielberg. Ils ne dépècent pas les corps mais la langue. La langue qui fixe la mémoire. La langue qui partage le temps et ses durées. La langue qui nomme les perceptions et les émotions. Leur inépuisable patience conduit lentement le narrateur au charognage de lui-même. Et toute l'humanité sombre dans le même puits. " ... au fond, on est - je suis, ne suis plus rien d'autre que ce langage moribond que je couche sur ces pages, le pur produit de ce langage dans lequel "je"me creuse une galerie comme un ver la carcasse qui l'a fait naître, pure langue d'apparat à jamais illisible sous ce fol fatras que je n'adresse à personne."
Cette auto dévoration constitue une remise en cause radicale (et forcément paradoxale) de l'idée de la littérature. Toute énonciation devient impossible quand hier se confond avec demain, quand le vrai ne peut plus se séparer du faux, quand la matière même de l'écriture cloque comme une peau malade. 
Il faut lire avant qu'il ne soit trop tard cette première oeuvre publiée par les éditions Quidam. Car, somme toute, une allégorie traverse bien ce livre : celle de la fin de l'homme, cet être de langage. Dans mille ans, les corbeaux se souviendront de nous, avec la langue qu'ils nous auront prise...