dimanche 21 août 2016

Violette Leduc, Ravages

Le roman se déroule à Paris au début des années mille neuf cent cinquante. Le Pernod rince les gosiers des soiffards et le papier carbone permet de taper en double à la machine à écrire. La jeune Thérèse, qui vit chez sa mère et entretient avec elle une relation pour le moins ambiguë, rencontre Marc dans un cinéma. L'individu photographie les mariages et propose ses tirages aux gens de la noce. Quand la mouise tenaille trop sévèrement son estomac, il fait la tournée des troncs dans les églises.
Thérèse et Marc se lient rapidement d'amour et le lecteur devine que l'histoire sera pleine de tumultes y compris dans les moments de bonheur. Thérèse aime dans le même temps Cécile, une institutrice éprise de musique. Les trois personnages se rencontrent dans la petite maison de l'enseignante et les ravages commencent. Thérèse pousse le totalitarisme de ses amours jusqu'à l'avilissement. Comment vivre dans une pareille tourmente, qui hante et que l'on hante ? Comment se supporter si l'on se considère pis qu'un déchet ? Une issue est-elle seulement possible ? Même dans les chimères ?
Thérèse finit par quitter Cécile et épouse Marc. Mais il fait lourd sous le ciel des amants. Très lourd. Le sperme n'est jamais loin de la pourriture...
Dans ce roman marqué par des éléments autobiographiques et publié en 1955 chez Gallimard, (repris en Folio), Violette Leduc apporte une nouvelle fois la preuve que la littérature c'est le style. Les dialogues taillés à la serpe subjuguent jusque dans leurs suspens, leurs silences.
" - Elle vous aime ?
- Je n'ai pas besoin qu'on m'aime.
- Qu'est-ce qui vous attriste ?
- De parler de cela avec vous, dit Marc.
- Je ne suis pas une femme.
- C'est vrai. Vous n'en êtes pas tout à fait une."
Mais c'est surtout le surgissement de la poésie qui étonne et séduit, par touches brèves ou plus dépliées, inséré dans le phrasé ordinaire comme un détour, ou, implacable, métaphorisant le naufrage de l'âme, presque surréaliste dans ses litanies.
En cela, l'écriture de Violette Leduc est d'une puissance rare. Des écrivains aussi différents que Simone de Beauvoir et Jean Genet  ou encore Jean Cocteau l'admiraient. Cette admiration dure encore aujourd'hui. La vie de Violette Leduc est un roman en soi. Elle est également un film de Martin Provost, avec Emmanuelle Devos, Sandrine Kiberlain et Olivier Py.Résultat de recherche d'images pour "ravages violette leduc"

Extraits :

" Je pense au garçon boucher qui fend les os dans les ténèbres. La nuit est régulière devant les barreaux, la viande, le sang. Je devine les taches infernales sur son tablier dont le cordon est le cordon d'un ordre anonyme, la roseur de l'anémone sur le jeune rosbif, les quartiers de martyrs auxquels il se cogne, les pattes sectionnées, les offrandes des moignons. La nuit entre les barreaux mendie d'autres tueries. J'aime la main éveillée du garçon boucher...
... Les étalons des haras se reposent en frissonnant sous leur plaid, moi je veille. Je suis la gardienne du sexe déchu d'un homme qui dort. Je ne le reçois plus. C'est lui qui me reçoit avec ma confiance. C'est tellement plus chaud, c'est tellement plus important qu'un bouton de coquelicot."

" Elle s'assit sur l'oreiller : ma tête tomba sur ses genoux. Ma mère me parfumait le coeur, elle le saupoudrait d'amour. Une petite fille se mariait enfin avec sa mère.
- Il neige, dit-elle.
Il neige : c'est un conte. Ma mère est mon enfant que je réchauffe sous mon jupon. 
- Nous serons à l'abri dans l'ambulance, dit-elle.
Il neige. Elle me tient la main. Il neige. Je guéris de mon enfance et j'en meurs."

Image de Babelio.com

mercredi 3 août 2016

Christophe Sanchez, Rats taupiers

Dans Humain, trop humain Nietzsche note cela : "Si l'on n'a pas un bon père, on doit s'en donner un."
Avec Rats taupiers, son premier livre publié, Christophe Sanchez se donne un père. Et une enfance, une adolescence. Sans trier le bon ni le mauvais, prenant tout pour mieux inventer le réel.
Ce père était un taiseux qui refusait de parler sa langue d'origine, l'espagnol. Un taiseux doublé d'un déraciné qui ne pouvait vraiment communier qu'avec la terre sèche des vignes et les gorgeons vidés sur le zinc en "fumaillant vite et tout".
Entre le père et le fils, ça ne gaze pas toujours. Parfois même, ça barde carrément. Le vieux a des principes de pauvre. On n'est pas sur Terre pour se la couler douce mais pour travailler dur. Et quand on a connu les privations de la guerre, on supporte mal que son gosse veuille s'empiffrer de chocolat au lait...
Rats taupiers est constitué de récits d'une à trois pages, chevillés par des fragments plus ramassés. Ces éclats de mémoire intitulés Attraper le fil soulignent, par-delà la maladie et la mort même, la ténuité des émotions ordinaires, des désirs manqués, des souvenirs qui collent mal avec le souvenir.
La pelote n'en finit jamais de dévider son fil embrouillé. Comment en défaire les noeuds par l'écriture et saisir ce qui échappe d'une vie qu'on aurait voulu mieux partager ? C'est là le pari, réussi, de Christophe Sanchez, avec obstination et humilité. La littérature demande la même patience que la vigne. Les mots comme les sarments ont des yeux qu'il faut apprivoiser.Résultat de recherche d'images pour "christophe sanchez rats taupiers"

Extraits :

"Quand s'abat le crépuscule, il compte depuis quelle heure il est là, à fouler les terres mortes de l'hiver, à sarcler la vigne ou à lui tailler les crêtes. Depuis sept heures du matin, au moins. Un temps trop long qu'il sait dévolu à d'ingrates tâches - une croix qu'il porte sur son pauvre dos. La seule pensée de ces longues heures rajoute de la fatigue à la fatigue, l'étreint et lui ordonne d'arrêter maintenant. Dans ses yeux, la nuit qui s'avance se porte fière. Elle s'offre en sauveur de l'ascète. Demain il fera jour. Il dira ça, demain il fera jour, les deux poings vissés au bassin, comme pour invoquer le dieu du temps de lui en donner encore et encore. Du temps pour se casser les reins."

"L'odeur de mon père est un fil qui s'est cassé un été. Il n'y a plus jamais eu de figure, plus que des ronds stupides que je fais avec ma bouche en cul de poule. Dans son sourire, je ne vois plus les fils baveux de son tabac."

" Les rats taupiers sont sortis du seau. Par l'anse, ils ont roulé dans ta bouche, craché le fil du petit jaune bien frais, un venin. Petites bêtes malignes, plus jolies qu'un crabe. J'aurais voulu te tendre la main, que le fil ne casse jamais."

Rats taupiers de Christophe Sanchez sont publiés par les éditions des Vanneaux (15€)  avec des illustrations de Didier Cros.

vendredi 29 juillet 2016

Hommage aux revues de poésie

On ne rend pas assez hommage aux gens qui créent et animent des revues de poésie. Le même désir de partager avec le plus grand nombre les vers des autres plutôt que les leurs les rassemble. Ils trébuchent souvent sous le poids de la tâche et jamais sous celui de l'argent. Le découragement les guette. Ils se ressaisissent. Serrent les dents jusqu'au prochain numéro. Projettent déjà les suivants. A la moindre embellie, l'ardeur revient comme aux premiers jours de l'aventure. On vide un godet ou deux avec les rares personnes qui la partagent de l'intérieur. Un compagnon. Une compagne. Un ami. Quelques lecteurs, parfois, remercient. Des auteurs aussi, cela se trouve, expriment un peu de reconnaissance. La solitude est moins seule. La joie pointe le bout de son museau et on s'accorde un troisième godet. Le temps d'un rêve encore plus vaste. D'un chantier encore plus démesuré. Et si on devenait maison d'édition ? Oscar Wilde pensait que "l'utopie est le rivage où l'humanité sans cesse aborde". Les créateurs de revues sont des marins au long cours. Qui bravent tous les tumultes du réel pour embrasser des terres connues et inconnues où l'espoir ne s'éteint pas. Sachons les accueillir. Ils ont soif aussi de notre curiosité.
Dans le désordre, je cite les revues que nous suivons ma compagne Brigitte Giraud et moi :

- Festival Permanent des Mots (FPM). La revue est animée par le chasseur-cueilleur Jean-Claude Goiri. Elle s'enrichit d'une maison d'édition en septembre, Tarmac.Résultat de recherche d'images pour "festival permanent des mots"

- La Piscine. La revue est animée par la photographe Louise Imagine et ses limiers. Le numéro de cet automne évoquera l'âme des lieux sans âme.Résultat de recherche d'images pour "revue lapiscine"

- Mange Monde. La revue est animée par le surréaliste et "ésotériste" Paul Sanda. Elle fait écho aux éditions cousues main Rafael de Surtis et accueille notamment Julien Boutonnier.
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- Métèque. Animée par le loup solitaire Jean-François Dalle, la revue se transforme en collection Métèque. Le numéro de cet automne évoquera l'univers de Toshihiro Okada.Résultat de recherche d'images pour "collection métèque Okada"

- Traction-Brabant. La revue est animée par Pascal Maltaverne, créateur des éditions Citron gare qui ont accueilli, notamment, Fabrice Farre et Marlène Tissot.Résultat de recherche d'images pour "revue traction brabant"

- Voleur de feu. La revue est animée par le plasticien William Mathieu et la poète Marianne Desroziers. Elle propose à chaque livraison un miroir à facettes entre un auteur et un plasticien.Résultat de recherche d'images pour "revue voleur de feu"

- Créatures. La revue est animée par Alexandre Blin. Elle s'ouvre également aux écritures théâtrales et vient de publier le dernier recueil de Benjamin Hopin.Résultat de recherche d'images pour "benjamin hopin"

- Les Cahiers du Sens. Cette revue thématique à parution annuelle est un fort volume nourri par les passionnés Jean-Luc Maxence et Danny Marc.Résultat de recherche d'images pour "les cahiers du sens 2015"

Bien sûr, n'oublions pas les revues-sites numériques, dont Recours au poème, Terre à ciel, Ce qui reste ou encore Poezibao... Leur existence est absolument vitale pour que la poésie, d'ici et d'ailleurs, continue ses chemins.