jeudi 29 novembre 2012

La tentation des combles #9

Le docteur Klamm tient ses promesses mais beaucoup trop tôt à mon goût. Il a sonné à sept heures du matin, fringant comme un poulain sous le soleil, et j'ai failli me casser la figure en dévalant l'escalier pour lui ouvrir.
- Je viens voir où vous avez mis l'oiseau.
- Là. Dans le jardin.
- Ah ! Oui, bien sûr, c'est logique. On met les vrais oiseaux en cage et les autres en liberté.
Le docteur Klamm a fait le tour du jardin, regardé l'oiseau sur sa branche et ramassé quelques avions en papier. Il a lu les questions que j'avais condamnées à la relégation, a émis des bruits de gorge qui m'ont paru approbateurs. Mais comment savoir vraiment avec le docteur Klamm ? En tout cas, la satisfaction qu'il affichait n'était pas feinte. Il prenait un plaisir enfantin à tout regarder dans mon salon et m'a demandé d'innombrables précisions sur la maison. Puis il a voulu boire un café que je me suis empressé de lui apporter avec des gâteaux secs. Encore mal réveillé, je n'arrivais pas à m'expliquer sa présence chez moi. Elle ne m'étonnait pas, d'autant qu'il m'avait prévenu qu'il viendrait, mais je m'obstinais à en chercher la motivation profonde.
- Avion en papier, avion en papier, a dit le docteur Klamm comme si mes pensées se lisaient sur ma figure. Je veux seulement voir votre maison. Rien de compliqué là-dedans. Je reviendrai, d'ailleurs, mais pas à sept heures du matin. Les maisons ne parlent pas de la même façon à sept heures du matin et à midi. Vous comprenez ? Bon. Montrez-moi les autres pièces, y compris le garage, et nous irons constater l'avancement de vos travaux.
Le docteur Klamm, à l'occasion volontairement distrait dans son cabinet, capable de changer de sujet alors même que je disais quelque chose d'important, écoutait mes commentaires en prenant des notes sur un calepin. La cuisine et le garage l'ont particulièrement intéressé.
- C'est vraiment bien chez vous. Vous êtes parvenu à construire un ordre solide. L'évier garde encore quelques traces de saleté, j'ai aperçu deux ou trois mégots sous les meubles et quelques moutons collants dessus. Voilà des signes qui me rassurent. En revanche, où que j'aie posé mes yeux, je n'ai rien vu de Catherine.
J'étais tellement sidéré que le docteur Klamm, avec une infinie douceur, m'a fait asseoir sur une vieille banquette de camion récupérée dans une déchèterie et il s'est lui-même installé à côté de moi en croisant les jambes. L'ampoule sans abat-jour du garage enrobait le capot de la Clio d'une lumière flasque. Une toile d'araignée tremblotait au plafond. Une autre courait autour d'un pneu crevé. De la limaille de fer grésillait mystérieusement sur l'établi.
- Drôle d'endroit pour une consultation, ai-je bafouillé en allumant une cigarette.
Le docteur Klamm a éludé ma remarque d'un revers de la main, a toussé, s'est mordu la lèvre inférieure. C'était la première fois que je le voyais chercher ses mots. Dépouillé de son autorité de savant, il avait l'air d'un enfant à consoler, qu'on prend sur ses genoux en le faisant sautiller.
- Nous sommes dans une situation délicate. Vous devez m'aider. J'ai le sentiment d'avoir sous-estimé la gravité de votre cas. Montrez-moi quelque chose qui a appartenu à Catherine et je serai soulagé. Quand on a partagé la vie d'une femme pendant des années, avec autant d'intensité, on conserve toujours une bricole, un objet de rien, je ne sais pas moi, un bouton par exemple. En regardant bien dans vos tiroirs vous allez en trouver un. Avec un reste de fil autour. Pour vous souvenir des circonstances dans lesquelles Catherine l'a perdu. Et comment elle l'a cherché partout, quasiment au désespoir parce qu'elle n'en avait pas de rechange et qu'elle ne pourrait plus porter comme avant la robe d'où il est tombé. Cette robe qu'elle préférait à toutes ses autres robes, qui était comme une deuxième peau. Je suis même sûr que vous pourriez me dire la couleur du fil. Que serait un bouton sans ce reste de fil ? Quelle histoire raconterait-il ? Aucune ! Vous me suivez ?
Je ne suivais pas du tout le docteur Klamm qui avait retrouvé son insolence. Ses insinuations me déplaisaient. J'aurais de loin préféré qu'il me traite de menteur.
- Je peux fouiller tous mes tiroirs, toutes les poches de mes pantalons, de mes vestes, de mes pyjamas si vous y tenez, je finirai par trouver un bouton et je vous dirai qu'il a appartenu à Catherine en prenant un air ému, recueilli, pénétré. C'est ça que vous voulez ?
Le docteur Klamm s'est mis à respirer bruyamment par le nez. Il a décroisé ses jambes, massé ses mollets, gratté un poil imaginaire sur son menton.
- Vous serez guéri quand vous n'irez plus voir Catherine, m'a-t-il dit sèchement, et vous le savez bien.
La suite de notre entretien s'est déroulée sur le même ton. Le docteur Klamm a dit que mon vélo d'appartement et son siège de bébé lui faisaient pitié. Mon réduit n'avait pas davantage grâce à ses yeux. Cloisons branlantes, fils électriques mal raccordés, interrupteurs montés à l'envers, risque d'incendie.
- Vous devriez tout démonter et tout refaire, avec des matériaux plus solides, des finitions plus abouties. Et enlevez cette tapisserie à fleurs, elle ne vous vaut rien de bon. Je vous l'avais dit.
Les paroles du docteur Klamm ont résonné toute la journée dans ma tête. Je n'ai pas travaillé à mon réduit. Je n'ai pas pédalé sur mon vélo. J'ai ouvert une armoire, une penderie, une commode, un buffet, passé au crible tiroirs et étagères. J'ai sondé les espaces entre les plinthes et les murs avec une aiguille à tricoter. J'ai inspecté tous les renfoncements de la maison, dans la chambre, dans la salle de bain, et même dans le garage car je me suis souvenu que nous avions fait l'amour, Catherine et moi, sur la banquette du camion. Mais je n'ai rien trouvé. Ni épingle à cheveux ni bouton. Le docteur Klamm pouvait bien continuer à me persécuter, me traîner sur le banc des coupables, clamer haut et fort ma mythomanie. Je n'avais aucune preuve pour assurer ma défense. J'ai pleuré.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire