Le
fait divers de la plage de M*** m'a plongé dans une grande confusion
mentale. Pendant plusieurs jours, je n'ai pas vu Catherine. Je n'ai
pas cherché à la voir. Elle non plus n'a pas cherché à me voir.
Nous éprouvions, sans doute, la nécessité de cacher à l'autre un
malaise trop poisseux. Rien de tel que la solitude pour laver le
linge sale dans la tête.
Une
entreprise avait besoin de bras pour décharger des camions. Malgré
ma constitution d'asthénique rongé par la mélancolie, j'ai proposé
mes services. Le patron, dubitatif, m'a quand même embauché à
l'essai. Je me suis mis au travail avec ardeur et j'ai tenu deux
mois. Toutes les nuits, je rêvais de sacs de ciment, de conserves
espagnoles, de boîtes de clous et de rivets, de nourriture canine ou
féline et j'en passe. Jamais le sommeil ne m'avait autant fatigué.
J'aurais dû prendre du muscle. Je n'en prenais pas.
Un
soir, fiévreux, les tempes au bord de l'éclatement, je suis rentré
du travail en glapissant des mots obscènes. J'ai aperçu le vieux
bonhomme amateur de barres parallèles que nous avions rencontré
dans le parc, Catherine et moi, et j'ai décidé de le suivre. Nous
nous étions demandé s'il était heureux ou s'il avait du chagrin.
Je voulais en avoir le coeur net.
L'individu
allait d'un pas égal. Semblait indifférent aux embarras de la
foule, à la circulation bloquée. Parfois, il ralentissait et
regardait distraitement les façades des immeubles. Puis, tout à
coup, il est monté dans un tramway. Je lui ai emboîté le pas. Je
me suis installé de façon à voir son reflet sur une vitre. L'homme
n'avait pas l'air si vieux finalement. Ses joues étaient certes un
peu tombantes, son cou accusait quelques rides mais ni son front ni
ses lèvres. Le soir, peut-être, lui convenait mieux que le matin,
avec son chien cafardeux.
Le
tramway s'est rapidement rempli de voyageurs et je l'ai perdu de vue
pendant une dizaine de minutes. Je n'ai pas changé de place pour
autant car j'avais l'intuition que le bonhomme descendrait au
terminus, dans une heure. J'en ai profité pour essayer de me
reposer. En vain. Mes tempes étaient de plus en plus douloureuses.
Une veine trop pleine palpitait à mon poignet. Des relents de sueur,
des sédiments de crasse m'incommodaient. Et le fait divers de la
plage de M*** me trottait dans la tête. La gendarmerie avait déclaré
peu de choses aux journalistes. La victime, une quarantaine d'années,
était blonde. Son corps ne portait aucune trace de coup. Il n'y
avait pas de témoins. Cependant Catherine avait entendu quelqu'un
crier dans le blockhaus. Elle était sûre qu'il s'agissait d'une
femme. Elle en était sûre malgré la rumeur océane, les hurlements
des gosses dans l'eau, le vent dans les tessons. Comment naissent les
certitudes ? Sont-elles précédées d'une intuition pareille à
celle qui me faisait affirmer que le bonhomme descendrait au terminus
? Il faudrait en parler avec Catherine. Mais où la retrouver ?
J'ignorais son adresse et n'avais jamais cherché à la connaître.
Catherine ne s'en était pas étonnée. Elle connaissait la mienne,
c'était suffisant. Je saurais attendre.
Le
terminus, planté comme une chimère dans une zone industrielle sans
visage, approchait. Où pouvaient bien se rendre les rares voyageurs
encore présents ? Qui étaient-ils ? Je me suis raconté que nous
faisions partie d'un jeu dont nous n'avions pas conscience. Le jeu
des filatures. Il y avait cinq poursuivants et cinq poursuivis. Porté
par cette idée creuse, j'ai imaginé que le même jeu se déroulait
au même moment un peu partout dans la ville, voire dans le pays tout
entier. Quelqu'un, à la façon d'un aiguilleur invisible, dirigeait
d'une main de fer le champ de manoeuvres. Maître de nos destinées,
il pouvait exercer sur nous son droit de vie et de mort accorder à
tel ou tel d'intarissables félicités ou, au contraire, des
tourments à n'en plus finir. Le hasard, qu'il avait conservé pour
pimenter son plaisir, ne gagnait jamais la partie, ne pouvait pas la
gagner.
Le
tramway a éteint son moteur, ses lumières. La fermeture automatique
des portes a émis un gargouillement de mollusque. La nuit tremblait
sur les rails. Avivait d'un éphémère éclat les cailloux du
ballast. Les gens se retenaient de marcher trop vite, voulaient se
couler sans encombres dans les murmures du silence. Je suis sorti le
dernier du tramway et j'ai vu le bonhomme sur le quai d'en face, prêt
à monter, déjà, dans la rame du retour. J'étais déçu. Malgré
mon corps rompu de fatigue je m'étais préparé à une filature plus
excitante. Pauvre petit bonhomme, me suis-je dit, voilà donc tout
ton mystère ! Tu te donnes un point de départ qui détermine ton
point d'arrivée et tu reviens. Tu es ce point mille fois répété
sur cette ligne sans épaisseur. Qu'on finit par ne plus voir. Tu ne
te vois même plus toi-même.
J'ai
suivi le bonhomme plusieurs jours d'affilée et c'était toujours le
même manège insupportable. Il y avait forcément une fêlure à
découvrir, si infime soit-elle. Je m'étais lancé dans l'espionnage
de mes congénères avec l'espoir de percer le secret des vies
ordinaires et je commençais à croire que je brassais du vent. Les
questions sur ma propre existence n'en étaient que plus
envahissantes. Mon patron me reprochait de manquer de concentration,
de commettre des erreurs qui ralentissaient le travail de mes
collègues. Je devais absolument réagir si je souhaitais garder ma
place. Je ne voyais qu'une solution. Pénétrer dans la maison du
bonhomme. Tout passer au peigne fin. Terrasser l'hydre du mystère et
gagner ainsi une paix bien méritée.
La
maison était d'apparence plutôt cossue, avec une façade de six
fenêtres. Un jardin bien entretenu l'entourait. Caché dans ma
voiture, je l'ai longuement surveillée à la jumelle. Le bonhomme y
vivait seul avec son chien. Quand il sortait, il mettait la clé dans
un pot de fleurs. J'investirais les lieux pendant sa promenade en
tram, je neutraliserais le chien en lui offrant quelques boulettes de
viande et je n'aurais à forcer ni porte ni fenêtre.
Au
moment de passer à l'action, je n'en menais pas large malgré ces
conditions idéales. Dès que je suis entré dans le couloir le chien
a aboyé. Il s'est jeté sur moi et sa langue ardente me labourait
les joues. J'ai failli tomber à la renverse sur un guéridon où
fanfaronnait une vasque en porcelaine avec un broc médiocre au
milieu. Les boulettes de viande m'ont heureusement sauvé de la
catastrophe. J'ai d'abord visité la cuisine et le salon. Les meubles
étaient impeccablement rangés, sentaient la lavande de synthèse.
Des paysages d'automne sous un soleil déclinant décoraient
piètrement les murs. Quelques photos de famille sur un buffet ont
attiré mon attention. Il y avait là toute une flopée d'adolescents
qui pouvaient être des fils et des filles, des neveux ou des nièces,
figés pour l'éternité sur le capot d'une voiture de sport ou à
côté d'un monument italien. Des tantes et des oncles en habits du
dimanche et bien coiffés leur tenaient compagnie. En retrait, dans
un cadre moins clinquant, l'aïeul de la famille en uniforme
d'adjudant exhibait une médaille de la guerre d'Indochine. Il
semblait dire ce que tous les adjudants disent partout : qu'il en
avait bavé, qu'il avait vu et commis des atrocités, qu'il avait eu
une sacrée chance d'échapper à la mort.
Mais
personne ne ressemblait au bonhomme. Tous ces gens étaient gros
alors que lui non. Je me suis dit que, dévoré par une insoutenable
solitude, il s'inventait peut-être une famille de papier, avec des
images découpées au millimètre près dans des revues. Mais
pourquoi, toujours, des images de gros ? Je pensais tenir là le fil
d'une très longue pelote qui me mènerait tout droit à
l'élucidation du mystère.
Dans
la chambre, le portrait en pied d'une femme obèse, qui ne pouvait
pas venir d'un journal, a renforcé mon sentiment. Elle partageait
avec le bonhomme des cheveux assez drus, la même courbure du menton
et une touche de mélancolie dans les yeux. Mais je n'ai trouvé
aucune photo de lui pour mieux comparer les ressemblances. Quelque
chose clochait. Quand on prend la peine d'exposer des photos de
famille, on aime en faire partie. On est alors dans son bon droit de
causer de soi en se présentant sous son meilleur jour. On éprouve
une joie savoureuse à épater ces neveux et nièces qu'on voit une
petite heure tous les deux ans. On en garde longtemps le goût pour
peu qu'on ait une prédisposition au petit bonheur.
Mais
qui était cette femme obèse ? Quel rôle majeur avait-elle joué
dans la vie du bonhomme ? Epouse légitime ou amante ? Vivait-elle
toujours ? Saurait-elle épancher ses souvenirs si je la rencontrais
? L'irruption du chien dans la chambre a coupé court à mes
questions. L'animal trop glouton voulait d'autres boulettes de viande
et je n'en avais plus. Il a commencé par m'attendrir en dressant les
oreilles puis il s'est mis à aboyer de plus en plus fort quoique
sans méchanceté. J'ai posé mes doigts sur mes lèvres, roulé des
yeux furibonds, tapé du pied mais il a cru que j'avais envie de
jouer avec lui. Je l'ai regardé tourner en rond après sa queue et
j'ai eu une peur bleue. Qu'il saute sur le lit, casse un bibelot de
la table de nuit et le bonhomme, habitué à un chien discipliné, se
ferait tout un roman. En me repliant vers la sortie, j'ai
soigneusement évité la vasque et le broc toujours intacts sur le
guéridon et je suis rentré comme un chasseur bredouille. Mon
intrusion n'avait servi à rien. J'ignorais si le bonhomme menait ou
non une vie ordinaire en dépit de ses bizarreries et j'entrevoyais
enfin le paradoxe dans lequel j'évoluais. Jamais je ne parviendrais
à vivre comme tout le monde en espionnant mes semblables, en
commettant des effractions qui pourraient me causer des ennuis avec
la police.
J'ai
voulu m'allonger sur mon canapé, plonger dans un coma sans fond ni
mémoire, mais la place était prise. Catherine dormait. Ses cheveux
répandaient autour d'elle un tapis de soie fragile. Ses paupières
avaient des frémissements de coquelicot titillé par la brise. Mes
yeux se sont embués. Tant de beauté, là, venue pour moi, seulement
pour moi. J'aurais aimé la prendre dans mes bras et la couvrir des
caresses les plus douces. J'étais un amoureux comme tous les
amoureux, naïf indécrottable. Mon imagination se peuplait de monts
enchanteurs, de cornes d'abondance et autres sottises du même
tonneau.
Quand,
après toutes ces années, je repense à cet instant, je regrette de
n'avoir pas davantage lâché la bride à mes rêves. Mais je ne
pouvais pas savoir ce qui allait se passer. L'individu le plus
méthodique se serait également fourvoyé. Le bonheur, même aussi
bref qu'une étincelle, rend aveugle pour longtemps.
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