dimanche 2 décembre 2012

La tentation des combles #10

Catherine aimait prendre à l'occasion une voix blanche et y faisait glisser des trémolos à émouvoir une pierre. Mais là, j'ai senti que ce n'était pas du jeu. Ma langue avait la consistance du goudron et mes vertèbres cervicales craquaient.
- J'ai beaucoup réfléchi, a dit Catherine, je te dois des explications. Mais je boirais volontiers du vin.
Le bouchon de la bouteille s'est éjecté du goulot avec un crissement d'os. Les verres sur la table basse du salon me semblaient hostiles. Des reflets noirs traversaient la profondeur du vin, comme des vipères.
- Le porc qui s'est pendu était mon oncle.
Je me suis précipité sur mon paquet de cigarettes et mon briquet.
- Il m'a violée pendant mon enfance.
Catherine a bu d'un trait son verre de vin. Il n'y avait plus de gris dans ses pupilles dilatées. Il n'y avait plus de rouge sur ses lèvres. La révélation était telle qu'aucune parole ne pouvait s'ouvrir un chemin. Mais le silence coulait mal, devenait lui-même presque douloureux. Que pouvais-je bien dire à Catherine ? Quels mots lui tendre pour lui porter secours ? Nous avons fumé plusieurs cigarettes à la suite, bu encore du vin et Catherine s'est lancée à corps perdu dans son histoire.
- Mon oncle habitait pas loin de chez nous. Il venait souvent manger à la maison. Je l'aimais bien. Il me faisait sauter sur ses genoux et racontait des blagues qui amusaient mon père. Je n'y comprenais rien mais je riais aussi, pour lui faire plaisir. Ma mère m'avait donné la consigne. Sois gentille avec ton oncle, sa vie n'a pas toujours été facile. Le jour de mes dix ans, il m'a dit que désormais j'étais trop grande pour sauter sur ses genoux puisque je devenais une vraie demoiselle. Et il a ri avec un air entendu. Tout le monde a ri. Nous étions à table comme une famille heureuse. J'ai soufflé les bougies du gâteau d'anniversaire, un gâteau au chocolat noir avec de la chantilly, et mon père m'a consenti une demi-flûte de champagne. Comme je n'avais jamais bu d'alcool, je suis devenue toute rouge. Mon oncle m'a taquinée. La tête toute rouge et le reste tout blanc, qu'il disait en rigolant. Il s'est penché vers ma mère, a murmuré à son oreille et elle aussi est devenue toute rouge. Mon père a été pris d'une quinte de toux si forte qu'il a quitté la table. Il n'était plus exactement le même quand il est revenu au bout de quelques minutes. Son rire sonnait faux. Il m'a regardée plusieurs fois et c'était bizarre. J'ai dit que j'avais mangé trop de dessert et je suis montée dans ma chambre. Je me suis observée dans la glace. Mon oncle avait raison. Je devenais une vraie demoiselle. Mes seins poussaient. Ce n'était pas une découverte bien sûr. A l'école, entre filles, les seins qui poussent occupaient souvent nos conversations à la récré. On s'amusait à comparer les poitrines des maîtresses. On rigolait bêtement. Mais je m'éloigne. Je voudrais pas t'ennuyer.
- Tu m'ennuies pas du tout, au contraire, ai-je dit, je sais que les lignes droites ne sont pas toujours les chemins les plus courts.
Catherine, soulagée sans doute d'évoquer des souvenirs plus gais, s'est détendue. Ses lèvres ont repris des couleurs. Une légère teinte grise scintillait de nouveau à ses pupilles.
- J'ai faim, a-t-elle dit.
J'ai cassé quatre oeufs dans une poêle et j'ai ouvert une autre bouteille de vin. Il n'y avait plus de reflets obscurs au fond des verres. Mes vertèbres cervicales s'emboîtaient normalement.
- Je suis ravie d'être là avec toi, a dit Catherine. Tu me crois ?
- Pas du tout, ai-je répondu en riant.
- Méchant ! Je savais bien que j'étais tombée sur un croquemitaine.
Les oeufs au plat ont interrompu notre dialogue fleur bleue et nous avons bu la deuxième bouteille avec un bel entrain.
- A ton tour ! a proposé Catherine. Raconte-moi un souvenir gai, de quand t'avais dix ans.
Je n'avais guère l'habitude de confier les récits de mon enfance. Je ne savais pas par quel bout la prendre et raconter un souvenir d'école me laissait complètement froid.
- J'ai grandi à la campagne près d'une rivière, ai-je commencé, mais c'est difficile de trier le gai du triste. J'étais un gosse rêveur, plus rêveur que les autres. Et quand on rêve tout se mélange. Alors un souvenir gai je sais pas. C'est que ma situation était spéciale. J'ai été élevé par des paysans bourrus qui vivaient comme au dix-neuvième siècle. Une dame âgée toujours en noir et son fils qui avait fait plusieurs guerres dans des pays lointains. Ils n'étaient pas mes parents. Seulement des gardiens. D'autres enfants dans le village étaient comme moi. Ils ne connaissaient pas leurs parents. Je les évitais. Ils m'évitaient aussi. Nous sentions, instinctivement, que nous n'aurions pas su nous parler. Je préférais la compagnie du fils du facteur. J'allais jouer de temps en temps chez lui et sa mère, une femme à la mode de la ville, était assez gentille. Ils m'ont appris le mille bornes. J'étais maladroit au début parce que je ne savais même pas qu'il existait des jeux de cartes. Quant au code de la route j'en avais aucune idée. Double handicap pour moi. Jouer au mille bornes si on fait pas la différence entre un feu vert et un feu rouge, c'est l'accident à tous les carrefours. Je perdais la plupart du temps. Mais je rentrais content à la maison. Pour la collation. On disait comme ça à la campagne. Le mot "goûter" était réservé aux riches. Des tas de mots étaient réservés aux riches. Je m'en suis rendu compte bien plus tard. "Grande musique" par exemple. La vieille dame et son fils en causaient avec mépris de la grande musique. Eux, ce qu'ils aimaient, c'était l'accordéon. Moi pas tellement. Je trouvais que l'instrument était gros et qu'il avait trop de boutons. J'aimais mieux le violon. Plus élégant. Qui représentait un monde inconnu. La femme de l'instituteur venait en jouer à la salle des fêtes deux ou trois fois l'an. De la musique en vrai, en chair et en os, on avait même pas idée de ce que ça nous faisait. J'ai essayé d'en causer à la maison mais j'ai été vite rabroué. Le temps manquait pour dire des émotions. Avec tout l'ouvrage qu'il y avait. "Ouvrage", encore un mot qui n'appartenait qu'à eux. Je dis eux parce qu'au fil des années j'ai soupçonné l'existence d'univers plus larges, plus joyeux et j'ai marqué ma différence en me retirant de leur monde. Il y avait eux et il y avait moi. Mais ce n'est pas gai comme souvenir.
- Moi non plus ça l'était pas, a dit Catherine d'une voix qui cachait mal son émotion, mais on peut pas demander à quelqu'un de parler d'un souvenir triste.
Et nous avons ri. Et tous les mots que nous n'étions pas parvenus à dire se sont envolés avec ce rire. Nous avons fini la bouteille de vin puis nous sommes passés au jardin. Catherine était un peu éméchée. Elle s'est allongée sur l'herbe et a compté les étoiles dans le ciel.
- J'aime pas les étoiles, a-t-elle dit en faisant la moue.
- On peut les regarder à la jumelle si tu veux, ai-je proposé.
- J'aime pas les jumelles non plus.
Catherine m'a dit que son oncle en avait une paire mais qu'il ne s'en servait pas pour admirer le firmament ou les fonds sous-marins. Je n'ai pas posé de questions. Je me suis mis aussi à compter les étoiles, j'ai mentionné le passage d'un avion, imaginé qu'il traverserait bientôt l'Atlantique et Catherine m'a interrompu d'un geste sec.
- Je lis en toi comme dans un livre, je te l'ai déjà dit, non ? Qu'est-ce que tu fais avec tes jumelles ?
Je n'ai pas cherché à mentir. J'avais effectivement le sentiment que Catherine, à ce moment-là, lisait en moi comme dans un livre et même entre les lignes. Je lui ai parlé du vieux bonhomme que nous avions croisé dans le parc avec son chien. J'ai avoué mon forfait, décrit le chien trop gourmand de boulettes de viandes et les rotondités de la femme obèse.
Catherine a longuement fumé une cigarette, regardé les volutes qui nappaient la nuit de ouate, soupiré. Un nouvel avion est passé dans le ciel. Son ventre argenté ressemblait à celui d'un poisson. Il allait se fendre par le milieu et tous les voyageurs nous tomberaient dessus. On en retrouverait partout dans la ville, certains empalés sur les clochers des églises, d'autres accrochés à des antennes de télévision et ce serait l'événement du siècle, répandu à longs jets d'encre dans toutes les feuilles de chou. J'étais si occupé à développer mon scénario de série B que je n'ai pas compris tout de suite les paroles de Catherine.
- La gendarmerie a diffusé un portrait-robot du tueur, a-t-elle répété. Tu l'as vu ?
- Je croyais l'affaire classée.
- Non. Et il s'agit bien d'un meurtre. Un viol puis un meurtre. On aurait pu la sauver.
- Tu sais bien que non. Il y avait déjà pas mal de monde sur la plage quand tu as entendu crier. Parmi d'autres cris et le fracas des vagues. Même avec des jumelles...
- Ne parle plus jamais de tes jumelles, a dit froidement Catherine. Va voir le portrait-robot demain et appelle-moi.
- J'ai pas ton numéro.
- Je sais. Le voilà.
Je suis resté un temps infini à tourner retourner dans mes mains le bout de papier où Catherine avait écrit son téléphone. Elle m'avait confié le calvaire de son enfance et voilà qu'une série de dix chiffres reléguait l'horreur au dernier plan. Eussé-je gagné une fortune au loto que je n'aurais pas été plus joyeux, plus excité, plus angoissé, ballotté sans cesse d'une rive à l'autre des sentiments.
Le lendemain, au commissariat le plus proche, je découvrais que le portrait du tueur avait des ressemblances avec le bonhomme au chien.

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