Dans
quelques jours, les travaux de mon réduit seront terminés.
Vraiment, toute comparaison avec un placard est indigne, voire
malhonnête. J'ai installé un WC équipé d'un sanibroyeur top
silence et un lave-mains suspendu dont la céramique noir anthracite
produit le meilleur effet. Ces menues commodités m'éviteront bien
des tracas nocturnes. Descendre l'escalier des combles à moitié
endormi pour aller aux toilettes constitue une perte de temps et je
risque de me casser une jambe. Comment pédaler sur mon vélo
d'appartement avec une jambe dans le plâtre ? Comment atteindre
l'objectif de cent kilomètres par jour que je me suis fixé ?
Le
docteur Klamm m'a proposé son aide pour emménager mais j'ai refusé.
Ses critiques infondées, ses jugements péremptoires m'indisposent.
Et il n'aime pas Catherine. Je le lui ai dit.
-
Je vois bien que vous ne l'aimez pas. Quand je vous ai raconté les
malheurs qu'elle a eus avec son oncle, vous m'avez coupé plusieurs
fois pour changer de sujet.
-
Parlez-en avec l'oiseau.
-
Vous vous moquez. L'oiseau ne peut rien pour moi.
-
Mettez-le ailleurs que dans le jardin. Trouvez un endroit où vous le
verrez plus souvent. Caressez-le de temps en temps et posez-lui les
questions qui vous passent par la tête. Il ne répondra pas à
toutes, évidemment. Et pas tout de suite. C'est un oiseau qui
réfléchit.
Et
le docteur Klamm, soudain pompeux car je l'avais vexé, a parlé des
objets confidents. Il est très satisfait d'avoir inventé cette
expression, objet confident, et envisage d'écrire un mémoire sur le
sujet, mais à sa façon, uniquement à sa façon, à cent mille
milles de la quincaillerie psychologique.
-
On ne choisit pas un objet confident. C'est lui qui vous choisit. Il
est tout le contraire des ours en peluche gnangnan à qui les gosses
arrachent les yeux après avoir confessé leurs péchés véniels.
L'ours est un objet convenu qui donne des réponses convenues,
décevantes. Aussi, tôt ou tard, les gosses se vengent. Mutilent
l'animal et le regardent souffrir.
-
Comment pouvez-vous affirmer que l'oiseau m'a choisi ?
-
Parce qu'il n'est pas tombé de l'arbre.
-
S'il m'a choisi, je ne me suis aperçu de rien. Nous n'avons guère
de conversation, lui et moi.
Le
docteur Klamm a poursuivi son exposé sur les objets confidents et,
malgré mes objections, j'ai fini par y croire. La théorie de
l'oiseau confident n'était pas, à tout considérer, plus absurde
que celle des avions en papier expulseurs de questions.
Après
la séance, je suis allé voir Catherine. La vieille dame qui
s'occupait de l'entretien avait changé les fleurs dans les vases,
nettoyé les bibelots avec un chiffon doux et aucun mégot ne
traînait par terre. J'ai dit à Catherine que ça sentait le propre
chez elle et qu'elle me semblait moins agitée que la dernière fois.
Puis j'ai parlé de l'oiseau du docteur Klamm.
-
Je sais bien que tu t'ennuies toute seule. Je ne viens pas assez
souvent, je ne reste pas assez longtemps. Il te faudrait de la
compagnie. Qui t'apporterait un peu de joie. Un oiseau par exemple,
comme celui du docteur ! Qu'est-ce que tu en penses ? Dis-moi !
-
Un oiseau, oui, je serais contente.
Une
violente douleur a traversé ma tête de part en part, comme si trop
de sang y affluait soudain, et mes oreilles se sont mises à
bourdonner. J'ai perdu l'équilibre. Les gravillons de l'allée
roulaient dans tous les sens.
-
Vous ne vous sentez pas bien, monsieur ?
La
vieille dame, penchée sur moi, tapotait mes joues. Quand j'ai repris
connaissance, elle m'a aidé à me rasseoir sur le banc.
-
Vous n'avez jamais cessé de l'aimer, n'est-ce pas ? Je vous entends
parfois lui parler. J'ai vécu la même chose avec mon mari. J'allais
le voir tous les jours et je lui racontais ce que je m'étais fait à
manger. Si j'avais mis du sel ou du poivre, si j'avais accompagné
mon plat de légumes blancs ou de légumes verts. Mon mari a été
cuisinier pendant trente ans, alors, forcément, ça l'intéressait.
Mais dites-moi, Catherine porte toujours la même robe à fleurs, non
?
J'ai
regardé la vieille dame comme si elle avait jailli d'un rêve. Elle
a posé sa main sur mon genou, en souriant.
-
Une jolie robe en tout cas, de petite fille.
Puis
elle s'est rapprochée de moi, a collé sa bouche contre mon oreille
qui a aussitôt cessé de bourdonner.
-
J'ai entendu ce qu'elle vous a répondu, a-t-elle murmuré, ne soyez
pas inquiet, c'est tout à fait normal.
De
retour à la maison, j'ai pédalé sur mon vélo d'appartement à
toute vitesse. Le défilement des chiffres sur le compteur
kilométrique me poussait comme le vent. Je voulais fuir le grand
cataclysme qui transperçait mon corps de haut en bas. J'ai fermé
les yeux très fort et composé des paysages de forêts avec
champignons géants, des paysages de champs couchés sous le soleil,
des paysages de rivières où flottaient des chimères éventrées,
et, enfin, je me suis retrouvé à marcher sur la Lune. Toute fatigue
m'a aussitôt quitté. Toute pensée est devenue légère. Du sable à
perte de vue ondulait sous mes semelles. Il m'a porté comme un tapis
roulant jusqu'à la mer des Vapeurs où je me suis baigné. Un robot
datant des vieilles expéditions américaines dormait contre un
rocher. Ses bras n'étaient plus que des moignons rouillés. Son
torse caparaçonné de titane avait perdu toute sa puissance. Je me
suis allongé sur le sable et je lui ai parlé de sa solitude. Je lui
ai demandé s'il pleurait quelquefois, s'il lui arrivait de céder à
un sentiment de révolte ou, au contraire, de lancer au ciel un
interminable éclat de rire.
Le
déraillement de mon vélo a empêché le robot de répondre à mes
questions. J'ai ouvert les yeux sur les poutres des combles, les
parois de mon réduit et j'ai senti mes jambes se pétrifier. Mon
escapade lunaire me rendait mélancolique. A quoi bon voyager si loin
si on ne réussit pas à s'affranchir de ce qui nous hante ?
N'allais-je pas devenir une vieille machine enrayée, comme le robot
? Je me suis extirpé à grand peine de mon siège de bébé et j'ai
eu envie de tout détruire à coups de hache. Mais je sais bien que
les barreaux de ma prison se trouvent dans ma mémoire. Une hache ne
peut rien contre la mémoire.
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