lundi 18 juillet 2016

Raul Nieto de la Torre, Los pozos del deseo



J'ai envie de vous reparler de Raúl Nieto de la Torre. J'aime tant sa poésie que j'ai traduit son premier livre avec l'aide d'Elvire Gomez-Vidal. L'ouvrage a été édité en bilingue par les regrettées éditions Pleine Page et une déambulation théâtralisée a été donnée au Musée d'Aquitaine à Bordeaux. Pour mémoire, le livre s'appelle Pas perdus dans des rues vides.
Je suis heureux d'avoir accompli ce travail à trois temps. Je suis un passeur et j'aime ça. D'autant que Raúl est un homme qui suscite rapidement la sympathie. Amateur de jambon et de foot, amoureux de sa belle Américaine Melissa et de leur petit River fort coquinet, voilà un poète qui ne pontifie jamais, qui demeure dans une langue à l'épreuve du simple. Si tous les docteurs en littérature étaient comme lui, je signerais une paix éternelle avec les universitaires.Résultat de recherche d'images pour "Raul Nieto de la Torre"
J'ai récemment retrouvé Raúl Nieto de la Torre à Madrid en compagnie de Luis Landero et d'Elvire Gomez-Vidal qui va diriger un ouvrage consacré à ce romancier fort considéré en Espagne et ailleurs. Le vin était délicieux. L'agneau de lait mitonné au vinaigre succulent. Et les conversations se tenaient, gouleyantes et joyeuses, autour de la Eurocopa, de Podemos, de toutes choses ordinaires qui renforcent le sentiment d'être vivant.Résultat de recherche d'images pour "Raul Nieto de la Torre"
La littérature, en menus pas de danse, s'invita entre tintements de verres et rires à carcajadas. De grandes figures furent évoquées, Marc Aurèle notamment, et, oreilles tendues, je parvins à ne pas trop m'emmêler dans le fil des mots.
Alors, comme lecture d'août à l'ombre et loin des tumultes, je vous propose quelques extraits du recueil Los pozos del deseo, publié en 2013 par les éditions Vitruvio. En écho aux poèmes, des notations de Melissa qui dit : "Je suis beaucoup plus belle quand je suis amoureuse". "Je te demanderai toujours plus que ce que tu peux me donner". Avec parfois des interrogations plus crépusculaires.
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La noche, sí.
Pero el deseo.
Pero el tiempo, que cumple sus promesas
como un verdugo honrado.
Y el pez rojo nadando en la pecera
de la memoria - Lucious se llamaba -
cuando no queda nadie en ningún cuarto.
La noche negra, sí.
Pero el amor.
Pero el deseo era amar lo irreparable,
escuchar ese grifo mal cerrado.
¿ A qué suena el silencio
de las habitaciones cuando no hay nadie,
no es como si quedase un ruido náufrago que no llegara a hundirse,
mas tampoco a construir significados ?
*
Pongamos que hablo de la vida eterna
mientras tiro monedas a los pozos
del deseo, y solo algunos trozos
de mí mismo se salvan de esa tierna

manera de suicidio. Que rn los pozos
del deseo no existe vida eterna.
(Pongamos que escribir es una tierna
manera de juntar todos los trozos.)

Y sé que el agua de los pozos sabe
lo que no sabe el agua de los mares,
pues guarda su secreto bajo tierra.

Pongamos que hablo de forjar la llave
que ha de encerrar por siempre los pesares,
sin saber que con ellos nos encierra.
*
Pongo esta encina contra el cielo
oscuro. Poca cosa
mucho tiempo después
de la primera luz del día.
De ella nace este sentimiento
de ser quien yo soy por encima
de quien he sido.
A ella vuelvo, a ella doy.
Pongo la sombra retorcida,
la fortaleza de su cuerpo,
de su rugosa piel contra mi piel
mientras la noche aprieta los campos amarillos
como limones viejos.
Apenas quedan ramas por talar :
en las antiguas ramas, duermen pájaros
el sue᷈no de otro hombre.
La encina,
que conserva el perfume del olvido,
no sabe ya morir.


Je cherche un traducteur très aguerri pour ce recueil. Je pense à Jacques Ancet. Je pense aussi à Jean-Marc Undriener. Je sais que le second me lit parfois et connaît bien le premier. J'aimerais que ce propos de chantier aboutisse. Raúl Nieto de la Torre le mérite amplement et davantage encore.

samedi 16 juillet 2016

Jean-Baptiste Pedini, Le ciel déposé là

Jean-Baptiste Pedini possède au plus haut point (et contrepoint) l'art de la demi-teinte. Dans la perception des couleurs comme dans celle des choses qu'elles voilent et dévoilent. Pour dire la fugacité et l'incertitude des émotions, des sentiments...
On retrouve dans Le ciel déposé là, quatrième ouvrage de l'auteur, toute la fragilité de Passant l'été qui obtint en 2012 le Prix de la Vocation (Cheyne éditeur).
Le matin vient lentement après l'aube et l'aurore et tamise les mots mêmes, mezza voce. L'enfance apparaît sous [l'horizon tordu]. Il lui arrive d'étouffer dans la gangue de l'ennui. Elle se retire et c'est tant mieux quand "le lave-linge tourne avec du calcaire plein le ventre". Le jour s'étire avec ses menues joies et ses menus tumultes. Peuplé d'hirondelles et d'étourneaux, de mouettes, de rapaces. Une abeille qui tombe fait reculer la lumière. Solitude à regarder au fond des yeux. Puis vient le soir qui brouille les contours du paysage de la côte et de l'océan. "La luminosité s'écrase tout au fond de sa niche, déjà prête à ronger le jour." Des peurs surgissent, signées par des frissons. Une étrange étrangeté confine à la mélancolie. Le ciel ne tient plus bien dans le ciel. Son nom même a-t-il encore quelque raison d'être ? Autant renoncer ! Rien ne tient et surtout pas la lumière. Demain sera un autre jour, qu'il faudra travailler ou  [vider cul sec].Résultat de recherche d'images pour "jerome pergolesi"
La poésie de Jean-Baptiste Pedini, 32 ans, est d'une exceptionnelle maturité. Aucun mot ne manque. Aucun mot n'est en trop. La note comme le rythme sont toujours justes. Le singulier s'y conjugue avec une grande maîtrise à l'universel. A mes yeux, et quitte à emplir l'auteur de confusion, je considère Jean-Baptiste Pedini comme une voix majeure de notre temps. D'autres recueils naîtront, lentement mûris (voilà un poète qui ne confond pas publication de livres et multiplication de petits pains), et les lecteurs, que j'espère de plus en plus nombreux, connaîtront d'autres saisissements, d'autres ravissements.Résultat de recherche d'images pour "sophie brassart-"
Le ciel déposé là est publié par les éditions L'arrière-Pays et coûte neuf euros. Un éditeur qui fait de la belle ouvrage et a ouvert son catalogue aux regrettés Thierry Metz et Jean-Claude Pirotte.

Enfin, et qu'importe si je passe pour un de-quoi-je-me-mêle, je suggère à l'excellente revue Voleur de feu de consacrer un numéro à ce poète rare. Des images de Jérôme Pergolesi ou de Sophie Brassart feraient avec sa poésie un merveilleux compagnonnage. Que ces plasticiens me pardonnent de ne pas leur avoir demandé la permission de publier leurs oeuvres !

Première photo : copyright Jérôme Pergolesi 2016
Deuxième photo : copyright Sophie Brassart

dimanche 10 juillet 2016

Rick Bass, Toute la terre qui nous possède

Mille neuf cent soixante-six  dans le Texas de l'Ouest. Castle Gap et la rivière Pecos. Plus bas, le lac salé Juan-Cordona. Le sel et le sable, autant de mirages qui hantent les paysages et rendent fous les humains depuis l'âge de pierre.
Richard, géologue, doit sonder les gisements de pétrole et de gaz. Mais ses rêves le possèdent tout autant que la terre. Avec l'énigmatique Clarissa dont la peau est diaphane, il fouille jusqu'à la fièvre les entrailles du sous-sol. Les fossiles sont innombrables. Les crânes aussi, de toutes les espèces. Parfois, le squelette entier d'un cheval apparaît. Puis les restes d'un chariot. Ses occupants ne sont pas loin, figés dans la cuirasse du désert. Marchands de sel ou voyageurs. Ici, entre deux strates dépliées comme des draps, c'est une femme en robe de mariée qui surgit de la nuit...
Au même endroit en mille neuf cent trente-trois. Un autre couple. Max et Marie. Max s'enrichit en récoltant le sel cependant que le cœur de Marie se dessèche. Les rives du lac sont aussi celles de la folie. Un jour, sous la fournaise qui vitrifie le sable, un éléphant échappé d'un cirque va dynamiter le cours de l'histoire.
Qu'adviendra-t-il de ces personnages lorsque Richard voudra retrouver Clarissa dix ans après leur amour mal accompli ? Que cherche-t-il à réparer des offenses qu'il a infligées à la terre parmi des soudards ivres d'argent ? Et surtout, qui est Annie ? Comment les yeux de cette petite fille peuvent-ils discerner toutes les ombres qui traversent les âmes ?
Toute la terre qui nous possède de Rick Bass est à tout point de vue, dessus et dessous, en ses angles et en ses biais, un roman géologique. Servi, et ce n'est pas si fréquent dans la littérature nord-américaine d'aujourd'hui, par une écriture qui revendique la poésie.Résultat de recherche d'images pour "rick bass toute la terre qui nous possède"
" Comme Richard, Craven avait appris à voir aussi clairement sous la surface des hommes que sous celle des montagnes et, tel un prestidigitateur, ce qu'il voyait sous la surface de Richard le troublait."
" Marie se rappela les écailles de diamant que l'éléphant avait soulevées dans son sillage, lorsqu'il avait traversé son lac de sel. Fatiguée et fiévreuse, elle se demanda si c'était dans la nature même de la vie de l'éléphant d'être accompagné, presque quotidiennement, de détritus pareils à des diamants qui marquaient son passage où qu'il voyageât ; elle se demanda quelle odeur, quel résidu ou quelle marque elle était destinée à laisser ; quelle histoire on raconterait d'elle encore et toujours. En cet instant, sa solitude se referma sur elle, aussi inéluctable qu'un étau."
Outre le sauvetage de l'éléphant qui met en scène des meutes de chiens et un dompteur désespéré, le lecteur se réjouira de la capture puis de la cuisson d'un gigantesque poisson-chat. L'allégorie finale des marionnettes construites par les enfants de la ville d'Odessa alors que l'eau polluée par l'industrie du pétrole retrouve sa pureté originelle constitue également un saisissement majeur. Comme un triomphe de l'espoir au fond des ténèbres.

Publié par Christian Bourgois Editeur et traduit de l'américain par Aurélie Tronchet, Toute la terre qui nous possède vient d'être repris en Folio.

mercredi 29 juin 2016

Dehors, recueil sans abri & Sabine Huynh

Eléonore Jame des éditions Janus et Christophe Brégaint membre de l'association ActionFroid créée par Laurent Eyzat viennent de publier une anthologie poétique sur les sans-abri. La totalité du produit des ventes sera versée à l'association. Résultat de recherche d'images pour "dehors accueil sans abri"
La longue prose de Sabine Huynh, Des araignées plein la bouche, me touche particulièrement :
"Les araignées, elles t'épargnent toujours, alors que tu es affalée sur leur territoire, comme Gulliver tombé dans une soupe pour Lilliputiens. Par contre, quand tu es dans ton lit, tranquille, au chaud et au propre, elles n'ont aucune pitié. Et piquent et repiquent et remordent, bien fait pour toi, tu sens trop bon tu sens pas bon. Mais quand tu es dans un local à poubelles, dans un local à vélos, dans une cave d'immeuble, sous un banc, elles te laissent tranquille, comme si elles savaient... que c'est malgré toi que tu dors là, les yeux à deux pattes de leurs toiles. Dormir est un bien grand mot pour ce que tu essaies de faire. Elles le voient, que tu ne dors pas, que jamais tu n'y arriveras (plus). Elles te pardonnent de laisser tes cheveux attraper leurs soies et les déchirer au passage. Elles en profitent pour fouiller ton crâne. Elles sont minuscules, grises, rapides, grouillent, descendent dans tes oreilles, forent jusqu'à ton cerveau. Mine de rien ça fait mal. Tu as envie de crier. Tu as envie de hurler mais tu restes silencieuse, comme les araignées. L'esprit est plus fort que le corps l'esprit est plus fort que le corps. C'est toujours pareil. Si personne ne te voit, ne te regarde, ne s'approche pour te parler, te tendre la main, une pièce, un sandwich, une bouteille d'eau, tu meurs et meurs et meurs, c'est comme se taper la tête contre un mur ou se noyer devant des indifférents. Et pourtant, tu aimerais tant être invisible. Regardez-moi, j'existe, aidez-moi, je crève. Détournez votre regard, passez votre chemin, laissez-moi, je ne suis personne, je ne suis plus rien, je pue, j'ai des boutons plein le front, les yeux et les cheveux collants, les ongles sales, des kystes remplis de venin derrière les oreilles, j'ai honte, je veux crever. C'est toujours pareil. Tu as tout le temps froid, tout le temps faim. Un kilo de biscuits pour chien à l'époque coûtait cinq francs, ou peut-être dix ? Non, c'est impossible, jamais tu n'aurais pu récolter dix francs. Cinq francs alors. Imbattable. Cinq fois, dix fois plus de biscuits qu'en contiennent les paquets destinés aux humains. Des biscuits ronds, ou carrés, ou triangulaires, ovales peut-être ? Tu ne sais plus, jusque que le plastique du paquet était transparent, teinté en jaune ou en orange peut-être, tu ne sais plus, que les sablés étaient de couleur caramel, de goût peut-être aussi ? Tu ne sais plus. Dessus on voyait... des voitures, des bateaux, des vélos, des ballons, des nounours, des poissons, des fleurs... Oui, des jouets étaient dessinés sur les biscuits pour chiens...
... Les araignées sont partout, mais les prédateurs ne sont pas des araignées. Ne sont pas des araignées les violents les violeurs. Ne sont pas des araignées non plus les flics qui te crient de lever les mains, qui te passent les menottes, te font tomber et te plaquent la joue au sol. Rugueux. Froid. Gravillons. Tessons. Contrairement aux araignées tu ne possèdes pas de ligne de survie. Par terre par terre, c'est toujours là que guettent les cloportes, par terre par terre tu te retrouves alors que tu aurais préféré rester high, au plafond. Les araignées foncent sur toi en masse. Leurs multiples yeux. Tu grelottes de peur. Et pourtant tu n'as rien fait. Et pourtant ce n'est pas toi. Tu as volé, mais rien pris, rien vendu. Et pourtant tu y as songé, à la valeur de ton corps, à la douceur de ton abdomen tatoué. Tu as envie de crier. Tu as envie de hurler mais tu restes silencieuse, comme les araignées. L'esprit es plus fort que le corps l'esprit est plus fort que le corps..."

Dehors recueil sans abri coûte 15 €. Il est parrainé par Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu social de la ville de Paris.

mardi 28 juin 2016

Annie Kurkdjian & Marlène Tissot dans Voleur de feu

Le numéro trois de la revue Voleur de feu vient de paraître chez Double Vue éditeur sous la houlette de William Mathieu. Il accueille des oeuvres d'Annie Kurkdjian (pastel sur papier, acrylique sur toile..) et des textes de Marlène Tissot (poèmes, prose). 
Cette résonance des mots et des images s'intitule Mise à nue
Les corps d'Annie Kurkdjian ont des formes généreuses et déliées. Les membres ont parfois quelque démesure. Les doigts vibrent comme des tentacules. La tête sans cou penche et tombe sur l'épaule. Corps étranges donc, avec des fleurs à longue tige qui poussent dans les paumes ouvertes et à la pointe des seins. Saisissement de l'homme assis sur les genoux de la femme. Sa tête disparaît dans la poitrine offerte, par une échancrure au scalpel.
On peut penser à l'univers de Topor, de Cardon pourquoi pas.Afficher l'image d'origine
Les mots de Marlène Tissot ne gardent pas la langue dans la poche, disent sans détour la brutalité du quotidien, l'absurdité aseptisée du monde moderne. L'humour a des grincements de trémie pour endiguer les larmes. "Les émotions, ce n'est pas censé déborder, même lorsqu'on les porte à ébullition." Le texte en prose Tu t'es assis dans mon ventre est tout à fait poignant. Poignant. Poing. Poignard. Comme la vie en son sang et ses révoltes.
"Un jour, tu es venu et tu t'es assis dans mon ventre. Tu étais beaucoup plus grand, beaucoup plus fort que moi. Il n'y avait pas assez de place pour nous deux à l'intérieur, alors je me suis enfuie hors de moi. Et toi, tu es resté là, avec ton regard d'autrefois, avec ta voix qui disait, On fait un jeu, regarde, je vais m'asseoir dans ton ventre. Tu n'avais pas prévenu que tu resterais assis là et que je ne pourrais plus jamais me relever."
La revue Voleur de feu, pliée et non reliée, permet de réaliser des sous-verres de la plus haute tenue. Le prix étant modique (cinq euros), je suggère au lecteur d'acheter chaque parution  en deux exemplaires. Un pour la bibliothèque. Un autre pour ailleurs dans la maison. 
Nous attendons d'ores et déjà la quatrième livraison à l'automne prochain.
L'image d'Annie Kurkdjian provient du site aralya.fr et ne figure pas dans la revue. Consultez ce site.

mercredi 22 juin 2016

Ortigosa, la leyenda de la mujer muerta

Il existe à Ortigosa del Monte plusieurs légendes de La femme morte. L'une d'elle évoque le demi dieu Hercule en sculpteur de haute altitude, rocaille et ciel à bras le corps. Une autre met en scène un duel inégal entre deux prétendants aux faveurs d'une belle crépusculaire et la région sombra dans le chaos des batailles. 
Celle qu'on m'a contée parle d'une reine en son royaume. Veuve et mère de deux jumeaux. Lequel allait régner sur les âmes d'ici bas ? Les princes ne tardèrent pas à se quereller, chacun avec ses fidèles. Du sang coula. Des villages s'embrasèrent. La source Bezoya prit des couleurs de fournaise. Au grand dam des coquelicots et des genêts. Quelques buses, qui sait, plus sensibles que d'autres aux effrois des humains, choisirent de fracasser leur envol contre les pierriers. La veuve et mère pleura beaucoup. Supplia. Implora. Que faire ? Comment arrêter le branle de l'absurde ? la mort des desdichados ? Résultat de recherche d'images pour "la leyenda de la mujer muerta"
Elle marcha toute une nuit dans les couloirs de son château, monta sur la plus fière de ses tours et mira longuement le drapé des étoiles. Elle ne pria pas. Elle ne priait plus ce Dieu impuissant qui n'avait pas sauvé son aimé. Elle le maudissait même. 
Au petit matin, sa décision était prise. Elle se faufila déguisée en servante dans le tumulte des horions et des hennissements. Elle gravit la montagne. Un sentier s'ouvrit devant ses pas. Les cailloux se rangèrent sur les bas-côtés. Les chênes verts s'inclinèrent si profondément qu'elle put s'emparer des ramures les plus souples pour mieux se hisser. Le vent aussi l'aida, qui emporta loin d'elle les hurlements de la vallée. 
A la fin du jour, elle se coucha sur le sommet qui partageait en deux parties égales le royaume convoité. Deux nuages aussitôt accoururent. Piquetés de filaments d'oiseaux. La veuve et mère s'endormit. Peu à peu, son sommeil la pétrifia.
On raconte que son sein a pris l'éclat du marbre blanc. On raconte que toute les lumières du firmament se rassemblèrent dans ses yeux.
Nul ne sait ce qu'il en fut vraiment. Mais, dès le lendemain, les jumeaux déposèrent les armes. Les chevaux cabrèrent leur joie dans les halliers. Et la source Bezoya retrouva sa fraîcheur. Une paix nouvelle commença, qui dura trois siècles. 
Après, c'est une autre histoire. Une autre légende. De mémoire en mémoire, elle creuse aujourd'hui encore ses sillons. Dont celui-ci, dont je vous fais l'offrande.

Image acueducto2.com

mardi 21 juin 2016

Ortigosa del Monte, un pueblo espagnol

Ortigosa del Monte, un pueblo espan͂ol
Un village de cinq cents âmes au flanc de la sierra Guadarrama, à un quart d'heure de Segovia, veillé par La femme morte sur les créneaux de la montagne. Des buses accompagnent les planeurs lancés depuis el Parque nacional. Des chevaux de bocages contemplent les immenses étendues des coquelicots, amapolas dans la langue de Cervantes. Des cigognes nichent sur les pylônes et le clocher de l'église.
Les couleurs à Ortigosa, dans les grandes saignées de la terre et sur les façades, oscillent entre le jaune serin et le rouge brique en passant par toute une palette d'ocres plus ou moins profonds. Ne doutons pas que les corbeaux (cuervos) et les pies (urracas) des chênes verts y soient sensibles quand le ciel de juin hésite entre blanc laiteux et bleu tropical. Un décor pour les peintres de plein air ; Van Gogh aurait aimé.
Contrairement à bien des villages français de cette dimension, Ortigosa n'est pas un lieu abandonné. On y trouve deux restaurants, trois bistrots, une épicerie, une pharmacie et même, à la Venta vieja, une boucherie dont la viande de bœuf est goûteuse. La présence d'une école sur la place de la mairie (ayuntamiento) et plus loin d'un collège de secteur fournit quotidiennement son lot de criailleries rigolardes. Un ensemble de terrains de sport, foot, tennis, pelote, basket (baloncesto) réunit en fin de semaine tous les férus de la sueur venus des environs. Et la culture a aussi son foyer. Au programme de ces derniers jours une pièce de théâtre de boulevard, Pareja de tres, que je traduis par Ménage à trois.
Mais la vie à Ortigosa porte aussi les stigmates de la crise immobilière qui a si sévèrement touché l'Espagne. De nombreuses maisons sont à vendre : ruines, anciennes demeures paysannes rénovées, grosses villas construites par des madrilènes au temps de la Movida, lotissements périurbains contemporains... Et le chômage (paro) ne baisse pas, ou si peu. Des réseaux de petites solidarités parviennent à s'organiser. On se serre les coudes, quoi ! Tout au moins, on essaie.

Il y aurait encoreRésultat de recherche d'images pour "ortigosa del monte" beaucoup à dire sur les topographies de cette bourgade si j'avais les connaissances et les talents d'un Elisée Reclus. Une énumération de quelques toponymes (calle de la fuente, calle de las fraguas, calle cercado del cristo, calle real...) apprêterait tout pareil le lecteur au voyage. Le mieux est encore d'y venir. Pour visiter les champs cernés par les bleuets et dire bonjour aux ânes blancs. Pour souhaiter à La femme morte une belle éternité en son fief de nuages. Pour déguster des judiones qui sont de gros haricots plats et de l'agneau rôti au vinaigre.  Et puis et puis, Ségovie si proche avec son Alcázar et ses tranquillités procure bien des enchantements. Enfin, en un peu plus d'une heure par l'autoroute, le centre de Madrid ouvre ses rues aux flâneurs. Mais c'est une autre histoire. Un autre voyage. Une autre rêverie.