vendredi 9 novembre 2012

La tentation des combles

J'ai longtemps essayé de vivre comme un homme normal. Je partais au travail avec un franc sourire et, le soir, fatigué mais content, mon visage rayonnait encore. Je conduisais ma voiture sans jamais la brutaliser et lui prodiguais tous les dimanches une toilette onctueuse à base de savon naturel. Cela fait, plus propre moi-même qu'un sou neuf, vêtu d'une chemise blanche dont je laissais savamment bailler le col, je pouvais me consacrer à mon grand projet : faire l'amour une fois par semaine.
Sans doute avais-je placé trop haut la barre de mon ambition. Dragueur au petit pied, victime d'empressements mal contrôlés, je me suis souvent cassé la figure sur des os. Alors que tant de gens autour de moi, au lit ou au bureau, semblaient mieux réglés que du papier à musique. Jamais de fausse note dans l'exécution de la partition. Aucun déraillement du quotidien. Tranquillité et harmonie à tous les étages de la vie ordinaire.
Alors, évidemment, je me suis posé des questions. Elles s'enfonçaient dans mon cerveau comme une vis sans fin et mon corps tout entier se retenait de crier sa douleur. Qu'est-ce que les autres avaient que je n'avais pas, moi ? N'étais-je pas, sans prétendre à la beauté, aussi avenant qu'eux ? Leur conversation brillait-elle davantage que la mienne ? Possédaient-ils une légèreté particulière qui multipliait les occasions de séduire ?
Je les ai observés à la jumelle à différentes heures du jour et de la nuit, dans leur cuisine, dans leur salon, dans leur jardin et même, je n'ai pas de honte à le dire, jusque dans leur chambre. J'en ai suivi quelques-uns en tramway, en métro, en autobus des villes et en autocar des champs, à vélo aussi, sur le chemin de l'usine, du supermarché, du restaurant, du médecin généraliste et du médecin spécialiste, voire, je l'avoue, à l'intérieur de certains bars tapissés de velours cramoisi.
Observations et filatures m'ont occupé plusieurs années. Mais je n'ai jamais trouvé de réponses satisfaisantes. Ma perplexité grandissait. Mes efforts pour me couler dans le moule de l'existence commune étaient de moins en moins couronnés de succès. Au travail, j'avais de plus en plus souvent la tête qui chavirait. De bourde vénielle en grosse bêtise, je finissais par commettre des fautes professionnelles. Mes patrons, je dis mes patrons car je changeais d'emploi tous les six mois, pourtant gentils au début, indulgents, perdaient patience. Leurs remarques devenaient de plus en plus acides, à tel point qu'ils attrapaient les aigreurs d'estomac que j'aurais dû attraper moi. Aussi étais-je viré sans ménagements ni solde, avec la stricte interdiction de reparaître dans les parages.
D'autres que moi en auraient profité pour faire un peu de mécanique auto ou réparer ce qui n'était pas d'aplomb dans la maison. Porté par mon insatiable désir de normalité, j'avais peu à peu acquis tous les outils nécessaires au bricolage. C'est la volonté qui me manquait. Il suffisait que j'entre dans mon garage et le découragement me clouait au sol. Les vapeurs d'essence et d'huile de vidange me donnaient le tournis. Saisir une clé anglaise, une pince multiple, m'emparer d'un escabeau, j'en étais physiquement incapable. Tant pis pour le pot d'échappement de la Clio et les volets de mon salon qui menaçaient de se dégonder. Je quittais le garage dans un état quasi second et achevais de m'abattre en buvant des bières. Demain serait un autre jour, et après-demain un autre encore. Les questions, cependant, implacable trépan enduit de curare, continuaient à perforer mon cerveau. Elles m'étouffaient tout en m'empoisonnant. J'avais un mal fou à me lever le matin. Marcher jusqu'à la salle de bain était déjà toute une expédition. La première d'une liste interminable. Que de gestes à accomplir pour seulement se laver ! Puis s'habiller ! Puis préparer le petit déjeuner ! Dans un tel état de délabrement, mon objectif de faire l'amour une fois par semaine était ajourné sine die.
Je ne pouvais pas rester au bord du gouffre plus longtemps. Les voisins commençaient à me regarder bizarrement dans la rue, changeaient subitement de trottoir ou soulageaient leur nez par un mouchage intempestif . D'aucuns, déjà, murmuraient des sous-entendus. La conseillère de Pôle emploi qui suivait mon dossier grinçait des dents, claquait du plat de la langue et Catherine, trop souvent déçue par mes mollesses de corps comme d'esprit, n'hésitait pas à me rudoyer.
Aujourd'hui, après ces années chaotiques où je me suis entêté à demeurer un homme normal, je la remercie d'avoir été à mes côtés. J'aurais fini par me méfier des chats sournois, des chiens errants, organisateurs comme chacun sait des pires conjurations, et une ambulance m'aurait conduit à l'asile pour servir de pâture à des psychiatres tracassés.
La deuxième personne qui m'a sorti de l'ornière est une espèce de guérisseur, le docteur Klamm, qui recrute ses patients en affichant des petites annonces chez les commerçants. J'avais tellement peur de moisir parmi les fous que je n'ai pas hésité une seconde à le consulter. L'étrangeté de l'individu, de son cabinet, de ses méthodes ne m'a jamais rebuté. Je continue à le voir une fois par mois et je vais de mieux en mieux. J'ai réussi à changer le pot d'échappement de la Clio. L'électricité de la maison est entièrement refaite et la baignoire n'émet plus de borborygmes infernaux quand elle se vide. J'ai terrassé les ronces du jardin, aménagé des perchoirs pour les oiseaux et ni les chats ni les chiens ne se permettraient aujourd'hui de braver mon regard.
Je passe avec Catherine des moments délicieux qui m'émeuvent autant qu'au premier jour de notre rencontre. Elle ne vient jamais chez moi car elle ne se déplace plus. Cela ne me dérange pas. Traverser la ville pour lui rendre visite est toujours un plaisir. Bien sûr, quand j'aperçois la grille de sa maison, il m'arrive d'avoir un pincement au coeur. C'est que les souvenirs s'y bousculent trop vite. Mon sang déborde et je suis obligé de m'appuyer à un mur pour calmer toute cette mémoire qui s'emballe. Je me concentre sur ma respiration. Je fixe un arbre dont la forme a déjà retenu mon attention, ou un éclat de mica sur la courbe du trottoir, ou n'importe quoi d'autre à même de me rassurer. Et je peux enfin pousser la grille de Catherine. Je ne l'entends pas grincer. Je n'entends pas davantage les gravillons de l'allée sous mes semelles. Mon corps se dissout dans la marche. Toute sensation le quitte. Il n'aura pas froid sur le banc. Il pourra parler.
Je ne manque jamais de raconter au docteur Klamm mes visites à Catherine. Je lui parle de sa robe à fleurs, de son sourire qui ne la quitte jamais, de la lueur grise qui passe parfois dans ses yeux. Je lui dis si elle va bien ou mal. Mais c'est difficile de savoir vraiment. Un visage qui sourit en permanence est indéchiffrable. Et le ton de sa voix ne me fournit pas d'indication non plus. D'autant que Catherine répète toujours les mêmes choses. Alors je bafouille comme un collégien le jour d'un examen. Je gigote sur ma chaise. Je me gratte le nez.
Le docteur Klamm s'amuse beaucoup de mon embarras, imite mes gigotements, mes grattements. C'est que moi aussi je répète toujours les mêmes choses. Je suis un disque rayé. Mais j'ignore depuis quand. Il faudrait sans doute remonter loin dans le temps. Soumettre les souvenirs à la question pour qu'ils crachent enfin leur vérité. A supposer qu'ils en détiennent une. Le docteur Klamm n'y croit pas trop. Il se méfie tout autant des rêves. Les souvenirs, les rêves, c'est peut-être du pareil au même. Tromperie et compagnie. Une saleté de glu qui colle à la peau jusqu'à la mort.
- Parlez-moi plutôt de vos travaux ! Vous avez fini votre placard ?
- Ce n'est pas un placard. Un réduit oui, un placard non.
- Mais ça y ressemble.
- On ne couche pas dans un placard.
- A moins de dormir debout. Comme les chevaux. Mais vous n'êtes pas un cheval, bien sûr. Je l'aurais vu tout de suite si vous en étiez un.
- N'empêche ! Ce n'est pas un placard. Un placard ne serait pas digne de Catherine.
Le docteur Klamm émet un sifflement désapprobateur, ferme les yeux et se balance sur son fauteuil. Pas question de parler encore de Catherine. Les travaux que je fais dans un coin de mon grenier l'intéressent en revanche au plus haut point. A chaque séance, il aime que j'en récapitule les étapes. Délimitation du périmètre d'intervention. Montage des cloisons. Installation électrique et sanitaire. Revêtement du sol. Décoration intérieure. Emménagement. Le docteur Klamm est particulièrement attentif à cette dernière étape. Il me demande des précisions que je suis incapable de lui donner. Mes travaux se limitent pour le moment à quelques plans esquissés sur des feuilles volantes. Je passe un temps infini à les comparer. Je ne parviens pas à me décider.
- Et l'isolation ? Vous y avez pensé ? Les hivers sont rudes par chez nous. Comme vous êtes directement sous les combles...
Le docteur Klamm ouvre les yeux et semble surpris de me voir. Il prend dans un pot de verre un assortiment d'agates et joue avec. C'est la fin de la séance. Je dépose un billet de cinquante euros sur le bureau et je m'en vais sans un mot. Ce rituel est le même depuis la première séance. Le docteur Klamm y tient beaucoup. Je ne cherche pas à savoir pourquoi et lui non plus. Je rentre chez moi l'esprit léger. Si je croise un voisin je lui dis bonjour en souriant et il répond à mes salutations par un sourire équivalent. Je caresse à leur demande les chiens de passage mais sans aucune exagération dans mes gestes. A la maison, les tâches ménagères m'attendent. Ce n'est pas qu'un homme seul soit très salissant mais Catherine n'aime pas le désordre. Elle tient ça de sa mère qui était une obsessionnelle de la propreté. A la fin de sa vie, elle se frottait les mains avec un tampon Jex pour en arracher les taches de son. Si elle avait consulté le docteur Klamm elle se serait évité bien des tourments. Elle aurait vécu une vie plus normale. Enfin, peut-être. De toute façon, c'est trop tard maintenant. Catherine n'est plus guère en mesure de mener une existence ordinaire. Elle y a renoncé comme j'y ai renoncé moi-même et nous ne nous en portons pas plus mal. Nous parvenons à partager des moments qui nous ravissent malgré tous les malentendus. Un poison violent qui nous a trop souvent terrassés. L'antidote n'est pas facile à trouver. Chacun se débrouille comme il peut. Le docteur Klamm m'a proposé une recette que j'applique avec profit. Si une question commence à me ligoter le cerveau, je l'écris sur un avion en papier que je propulse dans le jardin. J'aime voir les questions s'envoler avec le vent. Certaines restent juchées sur des arbres des semaines entières. D'autres au contraire s'écrasent à mes pieds juste après le décollage. Mais le résultat est là quand même. Un apaisement. Voire de la sérénité. Il m'arrive même de chantonner quand j'aspire les ombres sous les meubles.

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