Des mois avaient passé
depuis cette sinistre soirée d'anniversaire dans la ferme
abandonnée. Catherine m'inquiétait de plus en plus. Ses traits se
creusaient. Sa robe à fleurs ne tournoyait plus comme avant autour
de ses hanches. Nos moments de tendresse duraient moins longtemps. Je
lui ai suggéré de consulter un médecin mais elle n'a rien voulu
entendre. Elle a ri, d'un rire qui hachait son corps de la tête aux
pieds, et j'ai eu peur qu'il ne s'arrête jamais. Mourir de rire
n'était pas une expression passe-partout de l'insouciance juvénile.
C'était une probabilité que le cœur de Catherine lâche soudain
une amarre, qu'un vaisseau trop fragile éclate dans son cerveau, et
j'en étais hanté. Aussi travaillais-je comme je n'avais jamais
travaillé jusqu'à présent, à la grande satisfaction de mon
patron. Je livrais davantage de colis que mes collègues et ne
rechignais pas à faire des heures supplémentaires.
L'espionnage de mes
comparses humains, que j'avais presque délaissé, a connu également
un regain d'activité. J'ai choisi une femme qui habitait à quelques
maisons de la mienne car elle me semblait incarner le parangon de la
banalité. Son visage, ni beau ni laid, sans âge, n'accusait aucune
imperfection de détail. Ses cheveux, entre châtain clair et châtain
foncé, restaient toujours dans l'ordre que le peigne leur assignait.
Et il en allait de même pour toute son allure, en toute
circonstance. Je voulais, quitte à prendre des risques, découvrir
une anomalie. C'est ainsi que je me suis retrouvé un midi à manger
à côté d'elle dans un restaurant bon marché. Allait-elle se jeter
sur les plats ou au contraire picorer du bout des lèvres ?
Boirait-elle peu ? Beaucoup ? Vin ? Bière ? Eau gazeuse ?
Aurait-elle avec l'homme qui l'accompagnait une conversation coquine
? Je n'ai obtenu aucune réponse à ces questions. Cette femme se
tenait en permanence dans l'équilibre de la modération. Ses paroles
exprimaient des désirs raisonnables, ponctuées par des sourires
sans amplitude. Elle proposait à l'homme une sortie au cinéma un
samedi après-midi, puis, audace folle, osait imaginer une promenade
en forêt non loin de là. L'homme, tout aussi mesuré, ne laissait
pas déborder son enthousiasme. Je suis donc allé au cinéma un
samedi après-midi et mes jambes ont apprécié de se dégourdir sur
des chemins forestiers. L'homme et la femme marchaient lentement. Ils
s'arrêtaient parfois, faisaient quelques pas vers une petite
cocasserie du paysage qui donnait un peu de couleurs à leur figure.
Puis, de nouveau dans la marche, leurs mains avaient des
effleurements tendres, comme ceux du film qu'ils venaient de voir.
Comédie sentimentale universelle, roucoulades mezza voce, promesse
d'éternité.
Cette impression d'assister
en live à la suite du film était d'autant plus vive que je me
servais de mes jumelles. Un film muet certes, mais dont j'imaginais
l'interchangeable dialogue, composé de maison et d'enfants, de chien
ou de chat se roulant dans le gazon.
Un peu triste soudain, je
me suis dit que je n'avais jamais eu avec Catherine de paroles
lénifiantes. Nos mots les plus nunuches, du fait même que nous en
avions une conscience aiguë, nous ramenaient invariablement à notre
gravité. Comment aurions-nous pu nous leurrer d'éternité alors que
nous ne concevions aucun avenir ?
Je suis rentré très
abattu à la maison. Je voulais dormir jusqu'au lundi matin. Mais il
y avait un message de Catherine sur le répondeur. Elle m'annonçait
du nouveau dans l'enquête de la femme morte à M***. Après avoir
piétiné pendant des mois, la gendarmerie y voyait maintenant
beaucoup plus clair. Une empreinte digitale de la victime avait été
repérée dans le blockhaus, à côté d'une autre qui était
peut-être celle de l'assassin, et l'heure du meurtre, trop vaguement
déterminée au début, commençait à se préciser. Pour Catherine,
le doute n'était plus permis : nous étions présents au moment des
faits. Elle ajoutait que les gendarmes interrogeaient en ce moment
même plusieurs suspects et que nous pourrions peut-être en
reconnaître un.
J'ai poussé un long
soupir. Il m'apparaissait de plus en plus évident que Catherine
mélangeait son histoire personnelle avec celle de la femme mais je
ne savais pas comment la déciller. J'ai ouvert une bouteille de vin,
fumé la moitié d'un paquet de cigarettes et regardé mon jardin à
l'abandon. Des ronces partout, du lierre incontrôlable, des liserons
fous qui étranglaient les arbustes sous lesquels macéraient des
feuilles mortes. Je suis allé au garage chercher la tondeuse et des
sacs poubelle, bien décidé à mettre de l'ordre dans le chaos. Ma
détermination, hélas, n'a pas fait long feu. J'ai déposé mon
attirail à côté du canapé et je me suis remis à boire. Puis,
enfin, le sommeil m'a pris. Un sommeil bourbeux de fatigue et de
vapeurs d'alcool, sifflant, grondant, hoquetant comme une vieille
machine à pistons. A mon réveil une heure plus tard, j'ai eu
l'impression d'avoir dormi avec le bonhomme au chien. J'ignorais s'il
faisait partie des suspects arrêtés par la gendarmerie. Sa
ressemblance avec le portrait-robot n'était pas si évidente.
Catherine réfutait catégoriquement sa culpabilité. Cependant, même
réveillé, j'avais la désagréable sensation qu'il m'observait avec
des yeux lourds de reproches. Qu'elle persiste et je l'entendrais
bientôt me faire une leçon de morale ! Cela ne pouvait pas durer.
Ma santé mentale, déjà fort malmenée, succomberait tout à fait.
J'ai rassemblé toute l'énergie dont j'étais capable et j'ai
nettoyé le jardin. Un vrai travail de forçat. Elaguer les branches
trop hautes, arracher le lierre, déraciner les ronces, ramasser les
feuilles mortes, rassembler les déchets dans un coin puis tondre.
Les pétarades de la tondeuse m'enveloppaient de lancinantes
vibrations, la sueur sortait de ma peau comme un essaim d'abeilles
mais le bonhomme au chien s'imposait toujours à mon esprit. Avais-je
négligé un indice quand je m'étais introduit chez lui ? Qui
prouverait son innocence ou sa culpabilité ? J'ai tout laissé en
plan dans le jardin pour aller chez lui.
Le bonhomme n'a pas été
particulièrement surpris de me voir. En revanche, l'accueil
chaleureux de son chien, lequel se souvenait peut-être de mes
boulettes de viande, l'a stupéfait.
- Il est si méfiant
d'habitude, je ne comprends pas. On se connaît, peut-être ?
- On s'est vus dans le
parc. Vous faisiez des barres parallèles.
- Tout s'explique alors.
Mais, dites-moi, que me vaut l'honneur de votre visite ?
Le vieux trottinait dans
son salon comme s'il avait rajeuni. Des tasses à café et une boîte
à sucre sont apparues sur la table sans que je m'en aperçoive
vraiment. Le chien, obstiné, calait son museau entre mes genoux.
J'avais bien conscience que ma démarche était pour le moins
malséante mais je n'ai pas eu le courage de mentir.
Un individu normalement
constitué m'aurait tout de go saisi par le colback et jeté dehors
en menaçant d'appeler la police. Le vieux bonhomme, sans doute,
n'était pas normalement constitué. Il a posé sa tasse de café,
ébouriffé son chien et m'a regardé avec une tendresse quasi
paternelle.
- Je connais ce
portrait-robot, a-t-il commencé, tout le monde le connaît. Et c'est
vrai qu'il a des ressemblances avec moi. Mais ce n'est pas lui qui
fait de moi un coupable potentiel. C'est ma solitude. Vous êtes mon
premier visiteur depuis dix ans.
- La solitude n'est pas un
crime, ai-je bredouillé.
- Vous m'amusez. Deux mots
de moi suffisent pour que vous me déclariez innocent ? C'est trop
facile. N'entrez pas dans la police et retournez tondre votre jardin.
J'ai réalisé que mes
cheveux étaient tout collants de charpie verte, que ma chemise
exhalait des relents de terre écrasée et j'aurais voulu disparaître
d'un claquement de doigts. Mais je ne parvenais pas à me lever. La
photo de l'adjudant sur le buffet, la boîte à sucre, l'odeur du
chien même me retenaient prisonnier.
- Votre café va refroidir,
a dit le vieux bonhomme.
J'ai vidé ma tasse d'un
trait et je lui ai répondu qu'il avait raison, qu'il valait mieux
que je retourne à mon jardin. Le bonhomme m'a raccompagné jusque
sur le trottoir, toujours souriant. Il ne m'a posé aucune question
qui aurait donné à ma visite un peu de consistance. Et je me suis
égaré, encore et encore, dans des conjectures à dormir debout.
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