Depuis quelques séances, le docteur Klamm ne joue plus avec des agates pour me signifier que notre entretien
est clos. Il utilise un appeau qui imite le chant du cygne.
- Le chant du cygne n'est pas l'antichambre de la mort, il n'est jamais le plus beau. Vous l'avez compris,
évidemment. Car vous serez bientôt guéri.
Mon
cou s'est aussitôt replié dans mes épaules à la façon d'une fourche
télescopique. J'ai ressenti une vive
douleur aux clavicules qui s'est diffusée partout dans mon
squelette. Je me suis dit que si mon corps tout entier devait subir le
même sort, la guérison me vaudrait d'être un homme aussi plat
qu'une galette. Je n'aimais pas du tout cette perspective. A ma
connaissance, aucun homme-galette n'était parvenu à vivre selon ses
désirs.
- Nous continuerons à nous voir, s'est empressé d'ajouter le docteur Klamm pour me détendre. Vous
m'enseignerez l'art des filatures. Vous en faites encore, n'est-ce pas ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Je n'en ai plus besoin.
- Racontez quand même.
Mon
cou a retrouvé sa longueur normale et j'ai parlé pendant une heure
d'une femme au front balafré. Elle
ressemblait à celle que j'avais remarquée dans un film catastrophe
mais rien de mystérieux, a priori, n'émanait d'elle. L'actrice portait
un body en aluminium étincelant sous les projecteurs
alors qu'une simple jupe de coton l'habillait dans la lumière du
jour. De plus, son dos un peu voûté, son pas traînant ne correspondaient
pas à l'image de quelqu'un qui allait sauver le monde.
J'avais affaire à une personne dépressive comme il en existe tant et
la balafre elle-même était d'une triste banalité. Cette femme était
peut-être tombée d'une échelle alors qu'elle tapissait un
mur. Ou elle avait glissé sur un trottoir et heurté le garde-boue
d'une moto. Dans les deux cas, la blessure ne laisserait aucune trace.
Je
m'apprêtais à renoncer à la filature quand un hérisson a traversé la
rue. Il n'y avait pas de jardin
public dans les parages. L'animal s'était probablement échappé d'une
boutique spécialisée dans les insectivores à piquants. Mais je n'en
voyais pas à l'entour. De toute évidence, c'était de ma
mémoire que surgissait le hérisson et je me suis mis à courir pour
rattraper la femme qui avait pris trop d'avance. Elle se promenait au
hasard des rues, entrait dans des magasins où elle
n'achetait rien, sans jamais s'arrêter, réglée comme un manège. Tant
et si bien que je me suis demandé si elle existait vraiment. Je l'ai
doublée, j'ai touché au passage la lanière de son sac à
main, senti son parfum, puis, me retournant comme si j'avais perdu
quelque chose, je l'ai regardée. Cette femme, je n'en doutais plus,
était aussi réelle que moi. La balafre sur son front n'avait
rien d'un artifice de cinéma. L'espace d'une seconde, j'ai imaginé
qu'une robe à fleurs dansait devant mes yeux. Des pneus ont crissé. La
ville s'est transformée en forêt et j'ai failli tomber.
La femme a changé de trottoir, s'est mise à marcher plus vite. Je
devais me ressaisir de toute urgence si je ne voulais pas la perdre de
vue. Endiguer les débordements de ma mémoire. J'ai allumé
une cigarette, regardé comme un curieux ordinaire quelques immeubles
et mes jambes, de nouveau sûres, ont pu me porter. La femme avait
retrouvé un pas régulier qui, j'en étais de plus en plus
convaincu, ne la menait nulle part. Là était peut-être son mystère,
qu'elle ne chercherait jamais à élucider. Elle marchait comme ça depuis
son enfance, dans une conscience floue de l'espace et
du temps qui lui permettait de mieux se concentrer sur elle-même
pour mieux se dissoudre. J'en déduisais qu'elle n'avait fait aucune
mauvaise chute d'une échelle ou sur un trottoir. Cette
balafre, qu'elle aurait pu atténuer d'un trait de poudre, racontait
toute une histoire, et je voulais la connaître. Mais comment l'aborder
pour lui parler ? Alors que je l'avais effrayée. Par
quels mots ouvrir une conversation qui ne tourne pas court ?
Je
n'ai pas eu le loisir d'approfondir la question. La femme venait de
sonner à une porte et avait déjà
disparu. Toutes mes conjectures sur les fondements obscurs de la
marche s'effondraient. Je ne savais plus quelle attitude adopter. J'ai
observé la porte, son embrasure, ses gonds. Elle n'était
pas une illusion. Elle s'inscrivait logiquement dans une façade de
trois étages où il y avait des fenêtres et des balcons. Des plaques en
cuivre indiquaient quelques professions libérales,
médecin ou avocat. Un peu à l'écart, un simple bristol sous
plastique annonçait un club de rencontres. C'est là que j'ai sonné, sans
réfléchir. Un interphone m'a demandé si j'avais rendez-vous.
J'ai dit que je souhaitais parler à la femme qui avait une balafre
sur le front. L'interphone m'a répondu que les employés de la maison ne
recevaient pas de visite pendant les heures de travail
mais qu'il pouvait transmettre un message si j'étais de la famille.
Cette précision m'a tellement déconcerté que j'ai bafouillé.
L'interphone a marqué un temps d'arrêt pendant lequel le hérisson
a retraversé ma mémoire. De nouveau, la ville se changeait en une
forêt dont les arbres tombaient comme un jeu de quilles. Leurs racines
arrachées produisaient des bruits de succion qui se
propageaient dans ma mâchoire et résonnaient sous mon crâne. J'ai dû
m'agripper au chambranle de la porte. Un passant m'a demandé si j'étais
malade, a ajouté qu'il y avait justement un médecin là
où je me trouvais mais ses mots se sont mélangés à ceux de
l'interphone. Je ne savais plus quelle voix s'adressait à moi, ni même
si elle s'adressait à quelqu'un en particulier. J'ai rassuré
comme j'ai pu le passant inquiet et je suis allé m'asseoir à la
terrasse d'un café sur le trottoir d'en face. Ma tête était surchargée
de bourdonnements de toutes sortes, à tel point que je ne me
suis pas entendu commander une bière. Le sens de ma filature
m'apparaissait de plus en plus improbable. J'ignorais à quelle heure la
femme finirait son travail. Combien de temps devrais-je
attendre ? Et pour quoi faire ?
J'ai
bu une autre bière puis une autre encore. J'ai fumé plusieurs
cigarettes en tirant trop fort sur le
filtre. Malgré les bruits de la circulation, le grésillement de la
mousse et du tabac chuchotaient à mes oreilles. Une note feutrée qui
n'exprimait ni joie ni peine mais insistante comme si elle
voulait me dire quelque chose. Et j'ai pensé à Catherine, à tout ce
qui nous était arrivé. Le souvenir ne me consumait plus avec la même
ardeur. La femme au front balafré n'en était pas une
résurgence. Catherine marchait d'un pas plus déterminé, la tête
haute et le regard fier. Son corps demeurait dans une tension qui
électrisait sa robe à fleurs. Non, vraiment, la comparaison
n'était pas tenable. Et cependant je continuais à faire le guetteur.
Dès que quelqu'un sortait de la maison mon coeur battait plus vite.
- Et le hérisson ? a soufflé le docteur Klamm.
Mais
ce n'était jamais elle. Je me suis dit que la maison possédait une
autre issue. La femme était déjà
partie et je ne la reverrais jamais. J'ai demandé au serveur s'il la
connaissait. Le ton de ma voix a dû lui paraître bizarre car il a
répondu évasivement. Il croyait qu'elle était coiffeuse à
domicile. Il ne savait pas si elle habitait le quartier. Pour donner
le change, il s'est répandu en banalités sur les difficultés à
communiquer dans les villes. Alors je lui ai parlé de la
balafre. Il m'a regardé comme si j'avais proféré une obscénité,
s'est dépêché de nettoyer une tache sur une table voisine et s'est
réfugié derrière son comptoir. Si j'avais employé le mot
cicatrice, moins effrayant, j'aurais peut-être obtenu quelques
renseignements. J'étais un détective de seconde catégorie. Le vieux
bonhomme au chien me l'avait dit. Mieux valait rentrer et
travailler. La chaîne de mon vélo d'appartement grinçait
horriblement. Un accroc dans le grillage de la cage de Chuck Chuck
s'agrandissait tous les jours un peu plus et l'oiseau finirait par se
blesser. Même mon réduit commençait à pâtir de mes négligences.
L'étagère multi rangements perdait des vis. Le sanibroyeur top silence
était de moins en moins discret, se prenait pour un dindon
en colère. Quant au jardin, j'évitais d'y penser. Il faudrait tout
couper, tout raser, puis replanter.
- Vous ne voulez vraiment pas me parler du hérisson ? a insisté le docteur Klamm.
J'ai
répété le mot hérisson comme s'il appartenait tout à coup à une langue
étrangère et tout ce que j'ai dit
ensuite m'a fait la même impression. Je ne comprenais plus rien à
mon récit qui s'enlisait. Les lieux n'avaient plus de contours précis,
les personnages de noms propres.
- Le hérisson, ai-je répété encore. Oui, bien sûr, le hérisson. Là, c'était un hérisson mais ça aurait pu
être n'importe quoi d'autre. Une feuille d'arbre, un enjoliveur, un bourdon, un éclat plus vif sur le bitume aussi bien.
- Continuez.
- Ma filature ne vous intéresse plus ?
Le
docteur Klamm a sorti son appeau puis s'est ravisé, m'a encouragé à
poursuivre d'un signe de la main.
Alors que le temps réglementaire de la séance était dépassé depuis
longtemps. J'ai rassemblé tant bien que mal mes mots éparpillés. J'ai
réussi à les contenir dans des phrases à peu près
claires.
-
Je ne sais plus combien d'heures je suis resté à la terrasse du café.
La bière me piquait la bouche et
j'avais des suées. Le serveur gardait l'oeil sur moi. J'ai commandé
un double whisky et je lui ai laissé un pourboire. Je ne regardais plus
tellement la maison. Je me demandais si c'était la
bonne. J'ai eu envie d'aller vérifier mais je n'ai pas pu me lever.
J'ai palpé mes jambes, en haut en bas. Elles étaient molles comme des
poupées de chiffons. En tirant dessus elles se seraient
décrochées du bassin. Je me suis dit qu'il valait mieux attendre et
j'ai commencé à classer les gens qui passaient. Les joyeux d'un côté,
les tristes de l'autre. Les lents et les rapides. J'ai
essayé d'établir des recoupements mais aucun n'était satisfaisant.
Alors je me suis intéressé aux gros. Uniquement à eux. Oui, oui, on en a
déjà parlé. Etre gros, c'est une histoire de peau qui
frotte, qui envahit l'esprit. Les gros sont nus même quand ils sont
habillés.
Le
docteur Klamm m'a coulé un regard morne, s'est gratté la joue. Il se
souvenait de la mésaventure subie par
son postérieur encastré dans mon siège de bébé et, malgré son
humour, le souvenir du souvenir ne l'emballait pas. J'ai laissé tomber
les gros pour mieux reprendre le fil de mon récit.
-
Lorsque j'ai retrouvé l'usage de mes jambes, je suis allé sonner à la
maison et l'interphone m'a ouvert
sans poser de questions. J'ai visité les couloirs des étages,
remarqué des plantes dans des pots, quelques gravures dans des cadres.
Je me suis dit que c'était une maison normale pour des gens
normaux. La déception devait se lire sur mon visage. J'ai croisé
quelqu'un à qui j'ai demandé si une femme avec cicatrice sur le front.
Je n'ai pas fini ma phrase. La personne a grommelé
troisième étage porte six et j'y suis allé. Ce n'était pas le moment
de reculer. J'ai calé mes pieds sur le paillasson, prêté l'oreille aux
petits bruits de l'intérieur. J'ai entendu de l'eau
glisser contre une surface en inox. La puissance du jet indiquait un
bac à douche plutôt qu'un évier. Un autre que moi aurait imaginé les
gestes intimes de la femme à sa toilette, avant qu'elle
n'aille rejoindre au club de rencontres un vieux quidam. A la
vérité, cette eau m'effrayait et je savais pourquoi. Elle inondait déjà
mon esprit de vagues puissantes qui me conduiraient sur la
plage de M***. Je refusais de retourner là-bas. Il y avait trop de
cadavres dans la mémoire du sable. J'ai quitté la maison en courant et
je me suis juré d'abandonner mes filatures. J'ai détruit
mes jumelles. Oublié cette femme qui porte la balafre d'une autre.
Mais je n'ai rien pu faire contre le hérisson.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire