J'ai pédalé pendant une
heure sur mon vélo d'appartement. Je me suis appliqué à faire des
mouvements découplés, presque lents, comme si je me promenais sous
une frondaison au coeur de l'été. Désormais, je me sens bien dans
mes jambes et dans ma tête. Il m'arrive encore de fabriquer des
avions en papier mais je ne m'en sers plus pour éloigner les
questions inutiles. Seul le plaisir de les regarder voler
m'intéresse. L'un d'eux, doté d'un nez mieux profilé et porté par
un courant favorable, a tenu trente secondes en l'air. Une petite
éternité d'ondulations, de boucles esquissées, d'angles dressés
contre le ciel. Puis, délicatement, après un large virage
d'approche, il s'est posé à l'endroit où j'ai enterré le merle
Chuck Chuck.
La mort de l'oiseau a été
une étape décisive dans la mise au clair de mon existence. Je n'ai
pas pleuré quand je l'ai découvert. J'ai replié ses ailes le long
de son corps, lissé quelques plumes ébouriffées, et j'ai appelé
le docteur Klamm. Je ne suis plus son patient car il a cessé
d'exercer mais, à l'occasion, nous aimons nous rencontrer autour
d'un verre dans un café. Nous avons des conversations ordinaires sur
la marche bancale du monde et les menus potins de la ville. Il nous
arrive même de rire, à la façon des copains de chambrée lorsque
nous échangeons des plaisanteries scabreuses. En revanche, nous ne
parlons jamais de Catherine. J'évite d'y faire allusion. D'ailleurs,
je vais de moins en moins souvent la voir. Deux fois l'an, peut-être
trois, je lui apporte un bouquet de fleurs des champs, j'enlève ici
ou là quelque mauvaise herbe, j'égalise à la main le gravier, et,
au bout de la minute de silence réglementaire, je m'en retourne.
Je n'ai cependant pas
acquis le détachement qui m'aiderait à me déprendre vraiment
d'elle. Je ne l'ai pas vue morte comme j'ai vu l'oiseau mort. Je n'ai
pas assisté à son enterrement puisque j'étais dans un coma profond
à la suite de l'accident. Et je me perds toujours en conjectures à
propos du drame qu'elle a vécu avec son oncle. Il y a tellement de
trous dans cette histoire que les éléments connus sont difficiles à
rassembler. Je me dis que toutes les vies sont pareilles,
incohérentes à force d'être trouées. Je me dis qu'il est vain
d'essayer de les raccommoder mais je m'obstine quand même. Il
m'arrive d'aller jusqu'à M***, sur la plage, près du blockhaus. Je
regarde mes pieds s'enfoncer dans le sable sec, marquer leurs
empreintes sur le sable mouillé. Je quête le soutien de l'horizon,
de la rumeur des vagues, de l'ondoiement des bateaux. Je m'assois sur
la marche de l'escalier où j'ai rencontré Catherine et qu'elle m'a
volé mon briquet. Je bois des verres de vin à la terrasse où nous
avions bu. J'écoute les murmures du vent parmi les ajoncs. Des
bribes de phrases émergent à la surface de ma mémoire mais elles
ne s'y maintiennent pas, rejoignent aussitôt les fonds obscurs de ma
conscience. Il faudrait les noter sur un carnet, jouer avec elles
comme avec les pièces d'un puzzle, chercher une vérité qu'elles ne
détiennent peut-être pas. Quant à la lettre de l'oncle, j'en
ignore jusqu'au premier mot puisque Catherine n'a pas eu le temps de
m'en faire part. Comment s'est-il adressé à sa nièce ? A-t-il
écrit, tout simplement, "ma chère Catherine" ou "ma
petite fille" ? A-t-il utilisé un surnom affectueux qu'ils
étaient seuls à connaître, dont il la gratifiait au plus fort de
l'intimité ? J'ai imaginé plusieurs débuts de lettres que j'ai
déchirés car tout s'y mélange. Catherine n'a pas vu son oncle
mort. Je ne l'ai pas vue morte et nous n'avons pas vu la femme morte
sur la plage de M***. Les trois affaires, classées depuis longtemps
par la police, se résument à un visage qui les contient toutes. Une
espèce de portrait robot de la mort. Il faudrait pouvoir le
dessiner, esquisser des lignes où se verrait tout à la fois
l'indéfini et le défini. C'est au-dessus de mes moyens. Le docteur
Klamm saurait peut-être mais je n'ose pas lui demander. Je ne
m'adresserai pas davantage au sculpteur qui a exécuté la copie du
merle Chuck Chuck. L'individu est trop prétentieux. Comment réussir
une œuvre pareille sans humilité ?
Alors, quand je me promène
dans la ville, il m'arrive de chercher des figures qui pourraient lui
correspondre. Mais je ne retombe pas dans le piège des filatures
stériles. J'ai acheté un appareil photo miniature pour être le
plus discret possible et je prends quelques images. J'en ai une
dizaine dans mon réduit. Uniquement des femmes. Des brunes ou des
blondes au front dégagé, le regard droit. Elles ont une quarantaine
d'années et leurs rides ressemblent à des coutures estompées, dont
les liens pourraient lâcher sans qu'on s'en aperçoive. J'aime leur
parler avant de m'endormir, de petits riens sans importance, jetés
négligemment dans la parole. Elles connaissent ainsi mes
tribulations de manutentionnaire et de livreur de colis. Elles savent
toutes les difficultés qui ont jalonné la construction de mon
réduit, l'installation du siège de bébé sur le vélo
d'appartement. J'ai l'impression qu'elles se moquent de moi. Elles
doivent se dire que j'ai un grain, que je suis un homme à tout
jamais incurable. Je n'en prends pas ombrage. Des femmes qui
incarnent le visage de la mort ne sauraient s'abaisser à des
malveillances étriquées. Elles ont forcément une intuition
profonde des mécanismes les plus enfouis de la vie. A ce titre,
elles sont très attentives à mon récit du bonhomme au chien. Leurs
yeux brasillent davantage. Leur front bas se couvre de plis douteux.
Leur mâchoire, pour un peu, claquerait comme une serrure. C'est que
la présence du portrait de la femme obèse dans la chambre du vieux
les dépasse. Elles trouvent qu'il manque de réalité, ou qu'il
s'agit d'une réalité que j'aurais collée sur une autre. Je leur
oppose que je n'avais aucune raison de me livrer à un jeu aussi
stupide mais elles refusent de me croire. Il faudrait que je puisse
entendre ce qu'elles disent vraiment lorsqu'elles confrontent leur
point de vue. Mais elles ne parlent pas à haute voix quand je suis
réveillé. Comment faire alors ? Brancher un dictaphone sur ma table
de nuit ? J'y ai réfléchi. Espionner ainsi leurs pensées est une
idée séduisante.
Le docteur Klamm, qui n'a
rien perdu de son originalité, m'apporterait son soutien. Nous
viderions quelque bouteille d'alcool fort et, de chimère en chimère,
il inviterait la mort à passer aux aveux. Ses paroles seraient
gravées sur un disque et l'humanité connaîtrait enfin ce qu'elle
cherche depuis l'origine. Si incurable que je sois, la perspective
d'une telle révélation me pétrifie. D'autant que la mort ne se
contenterait pas de propos généraux. Partant du principe qu'elle
sait toute chose en ce monde, elle parlerait aussi de Catherine. Rien
de ce qui s'est passé entre elle et son oncle ne resterait dans
l'ombre. Un jour, le facteur sonnerait chez moi et me tendrait une
enveloppe sans adresse d'expéditeur. J'en comprendrais aussitôt la
provenance. J'en devinerais aussitôt le contenu. J'essaierais
d'oublier la lettre dans un coin improbable de la cuisine ou du
garage, je pédalerais jusqu'au bout de la fatigue sur mon vélo
d'appartement mais, peu à peu, un lent et long poison infiltrerait
chacune de mes veines. Le poison de la vérité toute nue. Je ne veux
pas que la vérité me tue. Je suis un homme normal maintenant. J'ai
cessé de me terrer des semaines entières dans mon réduit. Parfois,
je redécouvre le plaisir de mon vrai lit dans ma vraie chambre. Les
draps ont jauni mais ils sont propres. Je les vaporise d'un extrait
de lavande avant de me coucher. Je n'aimerais pas qu'ils dégagent
des odeurs trop anciennes. J'en profite aussi pour laver mon corps à
fond. J'utilise une brosse dont le manche incurvé permet de nettoyer
les endroits habituellement hors d'atteinte. Je vérifie dans la
glace chaque centimètre carré de peau. Si je ne suis pas sûr
d'avoir ôté de moi toutes les saletés je procède à un nouveau
nettoyage des endroits suspects. Puis je mets mon peignoir. Il était
déjà usé quand j'ai connu Catherine. Alors, évidemment, il ne
tient plus qu'à un fil. Au moindre geste mal contrôlé, la
déchirure serait irréparable. J'ignore comment je réagirais. Voilà
encore une question à poser à la mort. Je l'enregistrerais sur le
dictaphone et les dix femmes auraient d'interminables conciliabules
pour élaborer une réponse satisfaisante. Mais je n'ai pas de
dictaphone. Je veux demeurer un homme normal le plus longtemps
possible. J'ai même envisagé d'enlever de mon réduit les images de
ces femmes qui en savent trop. Je l'ai dit au docteur Klamm. Il a
émis deux ou trois borborygmes dédaigneux, s'est gratté sans
pudeur le nombril et m'a demandé en minaudant où j'en étais de mon
vieux projet de faire l'amour une fois par semaine. Les grands
espaces vitrés du bar où nous étions à boire encore se sont mis à
tournoyer dans mon esprit. Etrange kaléidoscope de la mémoire. Des
mots sont venus sur mes lèvres mais j'avais la sensation que
quelqu'un d'autre parlait à ma place.
-
C'était un bar qui ressemblait à celui-ci, avec des vitres
biseautées qui multipliaient les visages à l'infini. Une femme que
j'avais suivie buvait une bière avec une paille. Elle n'avait aucun
trait commun avec Catherine. Rien dans son attitude n'évoquait une
morte qui serait revenue me hanter. Cependant, elle exerçait sur moi
un magnétisme si puissant que je ne savais plus que je la suivais.
Mon corps était aussi fragile que de la mousse. Je ne sentais plus
mes jambes d'avoir trop arpenté les rues. Mon crâne, en revanche,
s'était ouvert comme une trappe et mon cerveau se répandait dans
l'air confiné du bar. Il voyait tout ce qu'il y avait à voir. Il
entendait tout ce qu'il y avait à entendre. J'étais malade d'une
hypertrophie de la perception et elle allait me tuer. Mes mains se
sont précipitées à mes tempes soudain injectées de sang. J'ai
crié. La femme s'est arrêtée de boire, a réajusté les pans de sa
robe, rectifié le bleu de ses paupières, et mes yeux l'ont vue
disparaître derrière une porte capitonnée. J'ai aussitôt compris
à qui elle me faisait penser. Il fallait que je la rattrape. Vous
savez pourquoi, bien sûr. Vous le savez depuis le début.
Le
docteur Klamm, rompu à toutes les pirouettes, aguerri à tous les
ridicules, a étouffé un sanglot dans son poing mou.
-
Elle attendait un enfant, n'est-ce pas ? C'était insupportable pour
vous.
Le
docteur Klamm s'est ressaisi et m'a proposé une promenade en voiture
qui nous a conduits jusqu'à M***. Nous n'avons pas parlé pendant le
trajet. C'était inutile car nous devinions ce qui allait se passer.
Si Catherine était encore de ce monde elle le devinerait aussi. La
connaissance intime de l'horreur confère sur le genre humain une
lucidité qui refuse de fermer les yeux, quitte à sombrer dans une
folie dévorante. Nous nous sommes garés à côté d'un camion dont
la remorque grillagée aurait pu transporter des animaux mais c'était
du foin qu'il y avait dedans. Nous ne sommes pas sortis tout de suite
de la voiture. Nous avons écouté la mer que nous ne voyions pas
encore. J'ai fumé une cigarette comme si c'était la dernière. J'ai
regardé les mains du docteur Klamm qui ne lâchaient pas le volant.
Ma langue est devenue très sèche et ma gorge s'est hérissée
d'épingles. Le grain à l'intérieur de ma tête s'est transformé
en caillou. La mort sait bien qu'il continuera à grossir, à durcir.
Mon cerveau sera pétrifié comme le pied que Catherine avait trouvé
au bord du lac.
-
Vous n'étiez pas avec Catherine quand elle a entendu la femme crier
dans le blockhaus. Je me trompe ?
-
Elle n'a pas crié.
-
Répondez à ma question. Etiez-vous oui ou non avec Catherine ?
-
Je me promenais.
-
Et vous êtes entré dans le blockhaus ?
-
Oui.
-
Et...
-
Oui.
Le
docteur Klamm a observé un long silence et démarré la voiture. Je
n'ai pas osé dire que c'était dommage de rentrer sans avoir vu la
mer. J'ai regardé le camion plein de foin qui s'en allait aussi. Le
chauffeur avait une casquette sur laquelle était dessiné un cochon
qui riait. Catherine aurait aimé se coiffer d'une casquette aussi
cocasse. Quant à la femme qui buvait sa bière avec une paille, je
ne sais pas. Je n'ai pas eu le temps de lui demander.
Finalement
j'achèterai quand même un dictaphone. L'homme normal que je suis
devenu peut bien s'offrir une fantaisie. La mort n'y verra aucun
inconvénient. Et j'ai tant de questions à lui poser. Oui. Tant.
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