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Je quittai l'hôpital Broussais-La
Charité pour un foyer de l'avenue Denfert-Rochereau qui appartenait à
l'Assistance publique. Ma mère avait
signé des formulaires, lesquels avaient été tamponnés, classés, rangés dans des
chemises en carton puis communiqués à l'administration des affaires sociales
avant mon arrivée. Nouveaux paraphes d'un sous-chef de service. Nouveaux
tampons du secrétariat. Et rangement définitif dans une armoire à soufflets. La
routine.
Du 96 de la rue Didot au 72 de l'avenue
Denfert-Rochereau, il y avait peu de chemin à parcourir. Deux kilomètres
virgule quatre. Cinq minutes au volant d'une voiture de moyenne gamme. Des pâtés
d'immeubles de confort ordinaire, sans balcon mais avec des pots suspendus aux
garde-fous des fenêtres, asters ou géraniums selon la saison. Des rues ni
larges ni étroites mais propres, dont certaines pavées. Quelques rangées
d'arbres pour l'abri des oiseaux. Quelques bancs peut-être, peints en vert
bouteille.
Je n'ai évidemment aucune mémoire de ce
paysage qui n'existe plus. Je n'en ai peut-être rien vu. Bien calé sur la
banquette de la voiture, la capote de mon berceau à moitié rabattue, mon champ
de vision se limitait à un petit rectangle de moleskine. Quelques reflets
parvenaient-ils jusqu'à moi, depuis la vitre ? Ont-ils contribué à donner à mon
esprit sa future tournure imaginative ?
Mon passage dans le foyer d'accueil,
régi par l'usage des premiers soins à la petite enfance, est en revanche assez
facile à restituer. Après les ultimes vérifications administratives et
sanitaires, on m'a accroché une plaquette d'immatriculation autour du cou puis
conduit à l'unité des nourrissons. Il y avait là une quinzaine de lits, dans
une pièce assez vaste et bien éclairée. Une aide-puéricultrice en blouse bleue
m'a couché, a noté sur une feuille l'heure exacte de mon arrivée dans l'unité
en épelant à haute voix mon numéro de matricule.
- Encore un !
- Oui. Il y en a beaucoup en ce moment,
a constaté l'une de ses collègues. C'est normal. C'est la pleine lune.
- Tu crois ?
- Tout le monde le dit.
Les deux commères ont retrouvé leur
place assise près du radiateur, chacune avec son tricot, un pull vert pour
l'une, des chaussettes noires pour l'autre, et le cliquetis des aiguilles,
comme un télégraphe, a bercé mon sommeil. Dans un angle de la pièce, la
bouilloire qui servait à chauffer les biberons chuintait ou clapotait selon la
température. Un environnement sonore conforme aux rêves sans contours des
nouveau-nés, à peine troublé par les rumeurs de la ville.
- Je tiens ça de ma grand-mère, reprit
l'aide-puéricultrice qui avait invoqué l'action de la lune.
L'autre, plus jeune, moins crédule,
observa le jour à travers les mailles de son tricot, fit une moue.
- On accorde trop d'importance à la
lune, répondit-elle, c'est sur Terre qu'on est en vie.
J'imagine que cette phrase est venue
jusqu'à mes oreilles, qu'elle a traversé les méandres de mon cerveau. Elle ne
l'a pas quitté. Y retentit encore. Avec tout son mystère. Un jour peut-être, à
la faveur d'un cliquetis ou d'un chuintement, elle affleurera de nouveau ma
conscience. Et je comprendrai, enfin, après toutes ces années, ce que sont
vraiment et la lune et la Terre.
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