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Je fais un rêve de guerre une fois par
mois. Un ennemi sans visage me pourchasse. Le sang ruisselle. La douleur hurle.
La chair est dépecée, quand elle ne brûle pas comme du petit bois. Je me cache.
Je trouve des replis indéfinissables, des trous peut-être, ou des lézardes, d'invisibles
recoins, trop soudainement apparus, dans lesquels aucun corps ne peut tenir
vraiment et ce n'est jamais un lieu sûr pour continuer à fuir. A la seconde où je
vais être capturé, je me réveille. Surpris que la sueur sur ma peau ne soit pas
rouge. Etonné d'avoir encore des bras et des jambes capables d'articuler un
mouvement. Une bouche pour dire la peur. Sachant qu'un enfant ne rêve pas avant
l'âge de six ans et que j'en ai cinquante-huit, l'opération est facile à
compter. J'ai fait six cent vingt-quatre rêves de guerre. Si j'ajoute ceux dont
je ne me suis pas souvenu, l'estimation de mille rêves de guerre est une
conjecture raisonnable. Mille rêves à la fin desquels je parviens à échapper à
l'ennemi en me réveillant. Qui me laissent le souffle haché dans le lit défait.
Je suis un enfant de la guerre. J'en ai
entendu parler pendant toute mon enfance. Par les gens qui m'entouraient et
l'avaient vécue. Celle de quatorze, celle de trente-neuf. Celle qu'on prévoyait
pour bientôt et qui serait la plus terrible. J'en éprouvais des craintes
diffuses car on causait souvent à mots couverts. Mais j'imaginais aussi des
héros qui sauraient me protéger. Adolescent, gagné par la fièvre de lire, j'ai
dévoré des romans sur toutes sortes de conflits. Des antiques, des médiévaux,
des contemporains, des intergalactiques aussi bien. Aujourd'hui, dans le
renoncement de la fatigue, je ne dédaigne pas un film de guerre, si mauvais
soit-il. Je pressens cependant que ces récits ne sont pas à l'origine de mes
rêves. Je pense au trajet du retour à Saint-Georges-des-Groseillers, dans la
voiture de madame Picot.
Elle n'aimait pas conduire. Elle
redoutait les virages, les côtes, les carrefours. Et c'était pire par temps de
pluie. Avec toutes ces imprudences qu'on voyait sur les routes. L'angoisse du
chemin ajoutée à l'angoisse de ma présence, c'en était trop pour des nerfs peu
solides.
- Il faut que je trouve quelque chose à
raconter, aura dit madame Picot. Il ne dort peut-être pas. Il sera rassuré.
Je ne dormais pas. Les voitures ne
bercent pas comme les trains. Les voix résonnent d'une autre façon dans un
espace plus clos. Mais comment imaginer celle de madame Picot ? Alors que son
corps tout entier se crispait sur le volant et les pédales. Que ses yeux
inquiets allaient sans cesse du pare-brise à mon berceau posé en bas du siège
avant. C'était donc une voix inquiète, que l'émotion assourdissait. Venue selon
ce qui était dit du fond de la gorge ou du haut du palais. Une voix
d'hésitations, de repentirs, souvent à la limite de la cassure.
- Je ne connais pas d'histoires à
raconter, aura commencé madame Picot. Je n'ai pas l'habitude. Quand on vit
seule pendant des années, on finit par perdre les mots. On s'adresse à
l'épicier, au boucher mais c'est mécanique. Alors, je ne sais pas. De toute
façon, enfin, je veux dire, à trois mois, hein. Je peux aussi bien passer du
coq à l'âne. Ou des vaches aux vaches. Les compter. Avec tous les prés qu'il y
a jusqu'à Saint-Georges. Oui, je peux. Mais à quoi bon ? Si au moins je savais
chanter. La voisine, qui a un garçon de deux ans, chante souvent. Elle fait des
gestes en même temps et son garçon rigole. Il faudra peut-être que j'en
apprenne, des chansons. Et puis c'est bon pour le moral. Surtout là, en
Normandie. Le ciel manque de hauteur. On étouffe dessous, sans s'en apercevoir,
et on se met à boire. Si encore il y avait des distractions, à Saint-Georges !
Les jeunes vont à Flers pour s'amuser. Tous les autres s'ennuient. Il ne se
passe jamais rien chez nous. Alors on n'a rien à retenir à part le travail.
Pour les femmes, le ménage et le jardin. Et pour les veuves, alors là. Après
cinquante ans, aucun espoir. Au moins, en quarante-quatre, quand il y a eu les
Canadiens, toute cette émotion. Mais, bon. Je ne vais pas raconter ça. La page
est tournée. Encore heureux. Les Canadiens n'ont pas eu de chance, c'est tout.
Comment on échappe au malheur, hein ? Si on ne le voit pas arriver ? C'est
comme en voiture. Une seconde d'inattention et l'accident vous tombe dessus.
Madame Picot ne parvenait pas à se
détendre. Les jointures de ses doigts avaient blanchi. Sa nuque, comme serrée
dans un garrot, la faisait souffrir jusque en bas du dos. Et la route était
mauvaise. Il n'y avait pas trop de difficultés jusqu'à Fleury-sur-Orne malgré
une circulation intense due à la proximité de Caen. La route d'Harcourt, qu'on
avait élargie, marquée en son milieu de pointillés jaunes, présentait peu de
dangers. La départementale cinq cent soixante-deux, en revanche, constituait
une épreuve. Des accidents faisaient souvent la une du journal. Des morts. Des
blessés graves. L'alcool du samedi soir tuait autant que le mauvais état du
réseau. Le brouillard ou le crachin augmentaient aussi les risques. Madame
Picot, comme tout le monde dans la région, lisait ces chroniques. Elle se
souvenait des photos qui allaient avec. Des véhicules encastrés les uns dans
les autres. D'autres coupés en deux ou quasiment aplatis. Le visage de la mort
n'était bien sûr pas montré, seulement imaginé, et l'effroi n'en était que plus
grand.
- C'est comme les images de la guerre,
aura continué madame Picot. Sauf que les Canadiens, on les a vus mourir. On les
a entendus. Et tous ces blessés. On les a évacués dans des tombereaux. On
n'avait rien d'autre. C'était la guerre. Pas d'essence pour mettre dans les
camions. Pas de quoi administrer des soins d'urgence. Ceux qui ont été tués sur
le coup ont eu de la chance. On les a rassemblés sous un hangar. Certains
étaient si défigurés que quelqu'un les a recouverts avec un drap. Enfin. Je
n'entre pas dans les détails. Mais c'est rien un corps humain. Voilà ce que je
me suis dit. Tellement fragile. Une balle perdue et c'est fini. Même un frelon
peut tuer. Même une épine de rose. Alors. Tout ça.
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