La
marche abolit le paysage aussitôt qu’il est vu. « Chaque pas visible est un monde
perdu. » Le chemin n’a plus de franges où se tenait la langue avant le
franchissement. Mais comment inventer d’autres pas qui remettraient le monde au jour, si la fatigue
m’efface, si l’invisible emporte mes restes ? La sensation de la terre passe au large du corps. Les yeux à tâtons éprouvent
l’épuisement de la langue. On échoue à désigner ce qui manque de nom. L’infini
résonne si mal par-delà les murs qu’on a dressés.
Le
ciel s’est perdu depuis nos enfances.
Comment
savoir si ce n’est pas lui sous nos semelles ? Comment retrouver sa
mémoire ? Rien ne bouge au fond des combes et dans
les frondaisons. La menace attend son heure. Le ciel a blanchi comme un
couteau, l’air aiguisera bientôt ses griffes. Je cherche une issue à mes dix
ans : des mots qui pourraient me pousser hors de la chute, un appel surgi
d’anciennes mémoires, quand rien encore en moi n’avait vu le jour. Le silence
est plein de solitude ; la lumière aura tout sali avant le soir.
On
ne comprend pas le froid qui monte dans le sang, on se détourne du ciel fermé.
Il faudrait échancrer l’horizon qui étouffe l’envol des oiseaux, inventer des
traverses, des plis où disparaître. Une ombre titube le long d’un mur. Elle marmotte la bile incolore des égarés. Ses gestes sont
des serpes dans le contre-jour. Un
dernier chagrin peut-être la fera tomber, qui n’aura plus de nom. Un chien s’ébroue et fait
trembler les remugles des bouches. On restera ligoté quoi qu’on fasse.
On
manque de mots pour dire ce qui suffoque.
La
durée a tout effacé des gestes qui tenaient mon corps. Les lignes ont brouillé
les traverses du ciel et de la terre. Je ne vois plus les abords du chemin où
les toits se sont couchés. Je marche avec le mot marcher qui chuinte. Il n’est
d’aucun commencement, d’aucune fin. Dans quelle langue m’appartient-il, à
jamais étrangère ? On ne sait jamais au-delà du chemin. La fatigue a pris
les derniers restes qui pensaient encore en nous. Les mots mêmes n’ont plus
d’établi où me rassembler. La mue du sable sur ma peau ne tardera pas. Le grand
sommeil vient déjà avec ses blancheurs nues, ses murmures d’horizon lent, son rien
immobile.
La
lumière réfléchit le mauvais suint des flaques
où macèrent les restes du jour.
Une
voix égrène derrière une porte basse les secrets du sang qui a tourné. Une faute a été
commise, qu’on ne pourra pas réparer. Elle a
souillé tout le blanc de l’émail au fond de la cuvette : elle accuse la
chair trop faible des mères. Mon corps se tasse sous les heures ;
rien ne viendra le déplier. Un oiseau peut-être pourrait, avec un bout de ciel
dans les yeux ou les ramures du jardin après la pluie. Et je saurais enfin
attendre la venue du silence. Bien après les enfances, quand la brume ligote
les gestes au point du jour, quand la langue est trop sèche aux échos de la
terre, le puits n’a plus de bouche. Les prés ont noyé tous les cris.
La
lune, je voudrais la tuer !
Mon
corps est né dans l’absence. Ni geste ni langue n’ont aveuglé en lui le grand
secret des solitudes. Je marche à sa rencontre nue, sans le parapet des ombres
fausses à l’entour du regard. Je sais comment me dépouiller avec la foudre du
silence.
Les
mots comme les pas en retard du corps ne tiennent rien debout.
Terre et ciel tremblent dans le vertige des
mémoires qu’on ne sait plus reconnaître. Il y a des chancres écarquillés dans
les fondrières invisibles sur ma peau. Du suint dans mes humeurs défaites. On
ne s’est pas encore apprivoisé. On cherche l’absence au cœur des vieilles
traces, une lueur sombre sur les lignes passées. Le chemin en moi s’immobilise.
Des ombres vont dans ses biais comme de pauvres
sortilèges incapables d’envoûter les silences. Il faudrait opérer en soi les larmes et les cris, les souvenirs
dont on n’a pas voulu du père et de la mère.
Mais
comment soulever la peau qui pèse sur la peau ?
D’autres
regards naissent dans le regard, abreuvés à d’autres paysages. On croit deviner
les hauts murs venus des enfances qu’on a rêvées. On invente des signes
insaisissables pour dire l’oiseau qui soutient l’horizon, la fenêtre borgne
d’où monte un soupir de quand on avait dix ans.
On
reste comme une ligne coupée.
(Ce travail est une compression-expansion que je fais à la demande d'une éditrice mais ni elle ni moi ne savons ce qui adviendra de ça.)
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