tram B
Le matin à sept heures, le paysage
n'a pas fini sa nuit. Les rails du tram ont des lueurs encore sourdes. Les
pavés s'affaisseraient sans qu'on s'en étonne. Les panneaux digitaux affichent
des messages contradictoires. Seule une voix de femme enregistrée conserve sa
fraîcheur en distillant ses recommandations aux voyageurs. Validation des
tickets et tarif des amendes. Interdiction des vélos en période d'affluence.
Incitation à céder sa place quand un handicapé monte à bord. Je fais les cent
pas sur le quai de la station New York. Je jette un œil à l'intérieur du
bar-tabac. L'éclairage est vif. Une chaîne d'infos matraque ses litanies.
J'éloigne mon attente. Une habituée de la ligne B arrive en courant. Son visage
ne s'est pas encore complètement déplié. Elle aura mal dormi. Se sera disputée
avec son compagnon ou son fils. Pour des petits riens qui passent mal au rasoir
du quotidien. Il me plaît d'imaginer qu'elle travaille dans une boulangerie du
centre-ville. Une odeur de croissant chaud monte à mes narines.
quai de Bacalan
L'eau des bassins à flot a pris la
vieille rouille des vieilles coques encore là, sur le flanc. Grosse d'une
colère qui claque contre la pierre. Je retrouve sa teinte profonde sur les murs
des hangars. Je ne fais rien en moi de cette constatation. Je glisse avec le
paysage, c'est tout. Dans sa torpeur. Un geste lent mais précis pourrait la
dessiner, couleur de châtaigne pâle avec des bandes grises. Je pense à Nicolas
de Staël, à l'émotion pure qu'il déposait sur la toile. A la lisière de
l'effacement. Je ne vois pas le glaçon de l'hôtel Seeko'o. Je ne vois pas les
Quinconces. Ni le Grand Théâtre. Mon corps devient aussi liquide que la
Garonne. Elle m'entraînerait dans son tumulte sans que je m'en aperçoive. Je
suis un fantôme.
rue Vital-Carles
La rue Vital-Carles, c'est Mollat.
Plus qu'une librairie. Un rituel. Retrouver d'abord les livres d'art. Invariablement,
le nom à consonance russe d'un historien me fait penser à une jeune dame brune
que j'aimai trop et qui ne m'aima pas assez. Je lis d'autres noms, connus ou
moins connus. Je touche une couverture ici ou là. J'ouvre quelques pages. Puis
je m'engage dans le labyrinthe. Un clin d'œil aux dictionnaires de langues. Et
cette idée qui me traverse depuis toujours. Je n'ai pas de langue maternelle.
Passons ! Le rayon poésie maintenant. Comme un seuil avant la librairie
historique et son vieux bois. Quelques voix me retiennent. Guy Goffette, enfant
blessé à vie, danseur triste dans sa joie. Anise Koltz, qui n'aime pas non plus
l'idée de la mère. Et Jaccottet, Dupin, ces arpenteurs des sillons improbables.
Thierry Metz suicidé dans sa mansarde à Saint-Michel. Passons encore. La forêt
vierge des romans me fait signe. Mes Japonais étranges et fragiles. Ceux qui
m'ouvrent encore aujourd'hui le chemin de la littérature. Sans lesquels rien ne
tiendrait en moi. Tous les autres enfin et c'est le grand vacarme. Fuir.
tram B
Je lis ce que personne ne lit jamais.
J'y mets de l'application. Appel d'urgence. Arrêt d'urgence. Soixante-dix
places assises. Deux cent trente debout. Places réservées aux femmes enceintes,
aux personnes à mobilité réduite. Je souris. Cette expression-là, tout de
même... Après le Grand Théâtre, je vois une longue file d'attente. Il n'est pas
midi. Il y a des pardessus de laine épaisse, adornés parfois d'une écharpe
griffée. Il y a des coiffures bien saisies par la résille et la laque. Des
familles entières avec des enfants sages. Qui attendent. Sans impatience
visible. Voilà un art qui n'est pas donné à tout le monde. Attendre comme ça,
pour manger une entrecôte que l'on dit la meilleure du pays.
rue Rodrigues-Péreire
A l'écart du tram, après la place Saint-Seurin.
Pour éprouver de la fatigue dans la marche. J'imagine, côté jardin, la
profondeur des maisons. Là, peut-être, une terrasse coiffée d'indienne à
rayures bleues, avec des lampes anti-moustiques pour les soirs d'été. Quelques
chaises longues destinées au repos ou à l'ennui. Mon pas se fait plus
nonchalant. Je m'enfonce davantage dans la rue. Les maisons sont moins hautes,
la pierre moins noble. Mon imagination se met à leur mesure. Les jardins, ici,
ne prédisposent pas à l'ennui. On verra, sous un abri ouvert, des outils et des
pots de peinture, quelques vieux jouets répudiés. Plus loin encore, je tombe en
arrêt devant un mur couvert de glycine, dressé comme un décor. Image d'une
peinture trop bien léchée. Report des ombres trop décalqué. Ne reste plus qu'à
inventer un cadre de faux bois dans une salle de séjour, parmi les dentelles de
grand-mère et les photos d'un voyage au bord de la mer, à Royan.
tram B
Les rames du tram portent chacune le
nom d'une ville étrangère. Alcalá de Henares. Saint-Pétersbourg. Des villes qui
sont des personnages. Un vieux chevalier efflanqué ici, sur sa carne, un
étudiant fiévreux là, avec une hache cachée sous son manteau. Le voyage
commence sur le quai, à la lecture de ces noms de ville. A Saint-Pétersbourg
comme à Bordeaux. Un Russe prend le tram de sept heures. Il reconnaît une
habituée qui travaille peut-être dans une boulangerie. Et ses pas deviennent
ceux d'un autre homme, espagnol, avec le regard froissé tout pareil par la nuit
qui tarde à finir. J'ai l'impression d'être multiple en montant dans la
rame. Je regarde mon sac qui contient
des toiles à peindre. Il est improbable que l'homme russe et l'homme espagnol
se déplacent en même temps que moi avec des toiles à peindre. Mon identité
retrouve son identité. Je peux fermer les yeux.
rue Achard
Les Vivres de l'Art. L'atelier du
sculpteur Jean-François Buisson. L'artiste assemble là toutes formes de vieux
fers, en ravale ou non la rouille, opère au chalumeau quelques découpes au
point de croix. Des troncs rescapés d'anciennes tempêtes portent des corsets
ajustés à leurs blessures. Maillage serré de rivets, de plaques, d'étais. Je
pense au rafistolage des poupées maltraitées par des générations de filles
rancunières. Pour qu'une vie nouvelle commence tout en gardant la mémoire des
outrages.
place saint-Christoly
J'imagine l'existence d'une place
saint-Christoly à Alcalá de Henares. Avec des platanes dont les racines
soulèvent les pavés et un théâtre en encoignure. On n'a pas transformé la régie
municipale du gaz en hôtel de luxe. On a gardé les bancs pour le répit des
fatigues ordinaires. Une vraie place avec de vraies gens. Qui s'arrêtent et se
parlent du temps comme il ne va pas. Mais l'image a des tremblés sur ma rétine.
Les points des lignes se dispersent. Les voix s'effacent. Je ne peux rien
rassembler de mon désir d'Espagne. Je perds toute volonté de créer un nouveau
paysage. Qui saurait me regarder. Un autre jour peut-être, à la faveur d'une
lumière moins sale, je jucherai des nids de cigognes sur les arbres d'ici. Je
dessinerai à l'entour des arcades peuplées de rires et de cris. On y sentira la
saumure de l'olive, le fumet du jabugo, les vapeurs des vins rugueux qui font
tinter les paroles. La vie aura un corps sans plastron. Je la prendrai dans mes
bras.
tram B
Un mur après la boucle des écluses du
bassin à flot. Ces mots tracés à la peinture noire. Future is a joke. J'observe
ce qui reste de l'usine Lesieur derrière le mur. Métal rouillé. Parpaings
lépreux. Gangrène des ronciers drogués aux hydrocarbures. Un roman de François
Bon, là, sous mes yeux. Je pense aux voyageurs autour de moi. Que se disent-ils
en lisant ces quatre mots, Future is a joke ? Que vont s'imaginer les plus
âgés, dont la vie désormais loge dans un petit paquet de souvenirs ? Un
cocorico métallique à l'intérieur d'un téléphone me fait sourire. Où est la
plaisanterie ? Dans quel temps ? Le tram m'emporte avec ces questions lentes. Je
ne cherche pas à surprendre un reflet sur la Garonne entre les hangars. Je
médite sur ce que les questions endorment au fond de moi. Puis la flèche de
l'église Saint-Michel apparaît dans mon champ de vision. Dans deux ou trois
siècles, à l'occasion d'une remise à nu de la charpente, un ouvrier, stupéfait,
lira sur un linteau : le futur est une plaisanterie. Mon corps a soudain la
densité de la pierre. J'ai mille ans.
rue Vital-Carles
Sept heures et demie du soir après un
verre bu place Gambetta. J'ai froid en attendant le tram en face de chez
Mollat. Les employés donnent des tours de clé aux rideaux de fer. Une image
grand format de Bourdieu me contemple. Bienveillante. Un dialogue pourrait se
nouer entre elle et moi. Nous inviterions Albert Camus, Paul Veyne et Michel
Serres à y participer. Ces personnes-là, oui, qui ont connu la blessure du
mépris et à qui je rends grâce. Mais nous parlerons plus tard. Le tram arrive. Je
ne vois pas la cathédrale derrière lui. Le froid, qui sait, contribue à cette
dissociation dans le paysage. Je trouve une place près de deux jeunes femmes
qui causent de leur travail dans la restauration rapide. Le mot
"rotation" revient souvent. Je mets du temps à comprendre qu'il
concerne les denrées périssables. Exemple à l'appui avec un pâté moisi alors
que la date était encore bonne. C'est pour ça que la rotation demande une
vigilance de chaque instant. Il s'agit d'éviter à la clientèle des conséquences
fâcheuses. Je suis soulagé quand les jeunes filles s'en vont. J'accueille un
peu de silence dans mon esprit. Jusqu'à quel point suis-je capable de
bienveillance ?
rue Rodrigues-Péreire
Redire que le paysage est une
volonté. Une volonté et un travail d'agencement. Dans cette rue en son bas
bout, un regard aiguisé impose la tentation de l'inventaire. Morceaux d'objets
en bois ou en métal découverts sur la chaussée, variétés d'ivraies au pied des
murs, listes de courses griffonnées sur des post-it, prospectus d'artisans et
de prestataires de services à la personne, tickets de caisse. Bien d'autres choses. L'imagination ouvre ici
plus qu'ailleurs ses travers. L'un de ces papiers perdus est une carte de
visite. Avec un nom féminin comme dans un roman. Une femme jeune, jolie,
intelligente. Avec des yeux verts teintés de gris. Qui subjuguent la raison. On
obtiendra un rendez-vous et on lira l'avenir dans le champagne rose. Sur une
mélancolie douce de Miles Davis ou Chet Baker. Mais c'est un klaxon qui fait
sonner sa musique. On ne rêvasse pas au milieu de la rue. Le paysage est un
visage. Rageur.
tram B
A Saint-Pétersbourg, le tram est un
parallélépipède rouge et blanc. On pourrait en faire un serre-livres et il
serait du voyage avec les mots. Je regarde une vidéo en street view sur mon
ordinateur. La rue, immensément large, est presque déserte. Un promeneur isolé
porte des lunettes noires. C'est l'été. Un couple pousse un landau. Où
sommes-nous vraiment ? Quelle est la destination du tram ? Si j'ignore les
enseignes en cyrillique, je peux m'imaginer dans la rue Achard. Mêmes immeubles
des années trente. Mêmes portes d'entrée à repeindre. Mêmes ombres rachitiques
dans les embrasures. Une image superposée à son double et son récit à blanc de
l'invisible universel. Il faut travailler et travailler encore la matière du
paysage. Chercher son envers singulier. L'apprivoiser dans une durée à
construire. Le surgissement d'un bus stoppe mes vagabondages. Un homme court
sur un trottoir puis revient sur ses pas. S'éponge le front d'un revers de
main. Il attendra sous le soleil, dans la rue vide. J'agrandis son visage. Il a
des cheveux gris au niveau des tempes, des rides autour de son nez. J'éteins
brusquement l'ordinateur. Je n'aime pas ce visage qui nargue mon visage.
quai de Bacalan
Depuis le toit de Cap Sciences, on se
bouscule au ballet des géants des mers. Nautica. Silver Cloud. Seven Seas
Voyager. Aller voir les bateaux, c'est revisiter la démesure de l'enfance.
Compter les ponts. Deviner le nombre des galeries et des cabines. Inventer des
vertiges au long cours. Je ne suis pas friand de ce spectacle. Je ne saisis ni
les couleurs ni les mouvements des océans. Les mots me manquent pour les dire.
Mes enfances ont grandi près d'une rivière. Une barque amarrée à un piquet
était mon horizon et le ciel tenait dans un mouchoir. Juste ce qu'il faut pour
s'effacer avec la brume sur les berges mouillées.
place Saint-Christoly
Une vieille femme, pieds nus, yeux
fermés, traverse la terrasse d'un bistrot. Elle chante une mélodie aux accents
d'Andalousie. Sa voix demande une pièce. Une voix qui dit sa faim en chantant.
Ayúdame, una moneda para comer. Comme les autres buveurs je plonge les yeux
dans mon verre. Je n'ai pas honte. Seulement quelque chose qui me gratte un peu
partout. Ayúdame por favor. Tengo hambre. Les pigeons sur le parvis de
l'Athénée sont soudain plus légers que l'air. Un minibus électrique tourne vers
la rue de Jabrun. Un skate malmené par un adolescent claque sur le trottoir
devant le bar. Des pigeons, un minibus et un skate pour gommer le spectre de la
vieille femme. Mais encore ma peau qui gratte. Je ne commande pas un nouveau
verre. Je descends jusqu'à la place Pey-Berland. Je regarde Le Café Français.
Sa verrière qui luit. Ses nappes de coutil dont la blancheur étincelle. J'ai faim.
tram B
Le téléphone portable dans le tram.
Une dame appelle ses enfants qui ont un problème de chaudière. Elle pose des
questions. Est-ce que l'arrivée du gaz est bien ouverte ? Est-ce que vous avez
appuyé assez longtemps sur le bouton d'allumage ? C'est important. Il faut
appuyer assez longtemps sur le bouton. Vous comprenez. Si vous n'appuyez pas
assez longtemps, ça ne marche pas. Je me retiens de rire. Je me trémousse sur
mon siège. La dame raccroche, soupire, hoche la tête. Rappelle. Les questions recommencent.
Le bouton d'allumage. C'est important. D'autant que Louise est malade. Vous la
couvez trop, j'en suis sûre. La pauvre petite. Le médecin n'est pas encore
passé ? Jamais là quand on a besoin, c'est pénible ! Ah ! Bon. D'accord. Je
vous embrasse. La dame range l'appareil dans son sac. Pince les lèvres.
Derrière elle, un quidam enrhumé renifle. Puis renifle encore. Et la dame,
comme si elle causait toujours au téléphone : Il peut pas prendre un mouchoir ?
rue Achard
Je suis passé des centaines de fois
devant cette fenêtre sans jamais la remarquer. Suis-je aujourd'hui plus
disponible au paysage qu'on voit sans voir ?
La fenêtre aurait-elle changé d'aspect ? Je ferme les yeux. Je cerne les
contours encore flous d'un immeuble promis à la démolition. De longues
estafilades apparaissent lentement sur la façade. Des agglos mal jointoyés
condamnent depuis longtemps les ouvertures du rez-de-chaussée. Une verrue dans
la ville, oubliée comme un corps malade. Mais la fenêtre est intacte. Trop visible
pour être regardée. J'imagine une chambre vide avec une chaise dans un coin. Un
poster à peine jauni sur la tapisserie. Lagon caribéen. Tête échevelée d'un
skieur nautique. Je devine une grande solitude. Le soleil est trop lourd sur
les vagues trop bleues. J'ouvre les yeux et j'ai soudain du plomb dans les
jambes. Quelle serait ma place dans cette chambre ? Quels mots trouverais-je à
dire au skieur trop fringant ? Je regarde ailleurs. Trois jeunes filles qui
viennent de faire les soldes rient aux éclats. J'aime croire qu'elles n'ont
aucune prescience de la solitude. Que leurs paroles seront toujours des
papillons.
tram B
Je découvre soudain Saint-Pétersbourg
à l'angle du musée d'Aquitaine et du cours Victor-Hugo. Un homme mange debout
une salade en barquette. Il est aussi grand que sa barbe est longue. Son
manteau noir à boutons argentés recouvre quasiment ses pieds. Il porte un
collier de perles grosses comme des agates et une croix latine de trente
centimètres. Je pense à Dostoïevski, à ce qu'il disait de sa ville. " La
plus fantasmagorique des cités, la plus fictive, la plus abstraite". Je
transforme le cours Victor-Hugo en avenue de l'Ascension, le Pont de pierre en
pont Kalinkine. Avec un peu de neige le décor serait parfait. Pour un film en
costumes. Une princesse russe conduit une télègue à toute vitesse. Elle a le
visage blanc des amoureuses trahies. Rien n'arrêtera son désir de vengeance. La
caméra s'attarde sur l'attelage. La cambrure du cheval. L'écume au mors. Des
étincelles à la jointure des essieux. Le vacarme qui déchire l'air et fait
voler la neige. Puis zoom sur l'individu au manteau noir. Le visage blanc de la
princesse et le manteau noir de l'individu. La symbolique est trop usée,
n'exprimera rien. L'arrivée du tram corrige mon scénario. La princesse n'est
pas russe. Elle est espagnole. La voilà déjà cours de l'Argonne. Vite. Plus
vite. Place Alcalá de Henares à Talence, un rodomont de province parle avec ses
amis. Il ne sait pas qu'il va mourir. Vite. Plus vite. Mais le tram freine
violemment. Changement de film. Plan rapproché d'une femme effrayée. Sa
poitrine se soulève comme un soufflet. Une odeur de croissant chaud monte à mes
narines. La princesse est vendeuse dans une chocolaterie. La mort aurait pu la
prendre. Mes jambes sont lourdes sur le chemin du retour. Mes pensées ne
tiennent plus ensemble. L'établi même du paysage n'est pas un lieu sûr.
(2011) (2017)
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