Voilà vingt
ans que tu es morte. Deux jours avant, à l’hôpital, tête bandée après une chute
de trop, tu disais à l’une de mes sœurs : maintenant je suis dans les bras
du Seigneur.
Cette phrase
m’est restée. A cause de l’image peut-être. Ton corps blotti contre celui de
Dieu. Ton corps déformé par la maladie contre un corps vigoureux, enveloppant,
protecteur. Un corps puissant quand le tien avait toujours été faible.
Et puis, des
phrases de toi, je n’en avais pas beaucoup dans la mémoire. Seulement ici et là
quelques mots sans écho qui n’ont jamais pu se rassembler. Nous nous sommes
trop peu connus. Quelques jours à ma naissance dans le suint des langes et la
lumière crue des néons, puis quelques
rencontres formelles, vingt-cinq ans ayant passé, ailleurs.
Evidemment,
reconstituer l’histoire avec des emboîtements ajustés est tentant. Mais comment
décider d’un début et d’une fin ? Qui est vraiment qui dans cet imbroglio
auquel je n’ai jamais rien compris ? Et mes sœurs pas davantage.
Alors, vingt
ans après, je choisis de te parler comme si tu étais toujours dans les bras du
seigneur. Les siens sont éternels puisqu'il est le Seigneur mais les tiens,
s’ils ne sont pas tombés en poussière, se sont momifiés. Cette image de la
momie est saisissante. Je pense à des bandelettes sur ton visage, trempées dans
un apprêt de poix. Je pense à tes yeux qui ne sont plus que des trous noirs
cerclés de points de fièvre. Mais ont-ils jamais été autre chose puisqu'ils
n’ont jamais pu ni su me regarder ?
Ma vie aurait
été toute différente s’ils l’avaient pu et su et ce que j’en imagine me
terrifie. Ce que j’entrevois de l’existence de mes sœurs qui ont grandi à tes
côtés légitime cette terreur.
Ce n’est pas
que le chemin qu’elles ont parcouru soit moins louable qu’un autre. Ce n’est
pas qu’elles aient démérité en fondant chacune une famille et en faisant des
enfants qui à leur tour ont fondé une famille et fait des enfants. Ainsi va la
roue de la vie, dont on dit qu’elle tourne quand le temps qui a filé vous
surprend. Mais le temps ne fait pas que surprendre. Il écrase aussi.
J’ai passé le
cap des soixante ans et il m’en manque treize pour atteindre le cap que tu n’as
pas franchi puisque ton corps ne tenait plus debout. Ecrasé par le temps.
Ecrasé par la mémoire. Et c’est cette mémoire qui amène ici mes mots. Une
mémoire en lambeaux pour une existence de plaie.
Sur fond de
roman noir.
Ta mère aurait
été assassinée quand tu étais toute petite. Par empoisonnement aux champignons.
Une marâtre t’aurait recueillie avec ta demi-sœur qui avait exactement le même
âge que toi cependant que votre père faisait des trafics de toute sorte dans
des milieux de toute sorte. Le noir du roman est bien flou. Si flou que mes
sœurs ont des frissons quand elles en parlent et en rajoutent. D'autant que,
plus tard, juste après la guerre, il y a eu un deuxième assassinat. Le mari de
ta demi-sœur fut dépêché dans l’autre monde lors d’un règlement de comptes.
Mais de quels
comptes parle-t-on quand il s’agit de famille ? Aucune arithmétique ne
sait résoudre les grands secrets. Quand j’avais dix ans et que je me demandais
qui pouvait être mon père et qui tu pouvais être toi, j’imaginais les grands
secrets dans des décors de carton-pâte. Si j’avais su à l’époque qu’il y avait
eu des assassinats, nul doute qu’il y aurait eu aussi des tunnels et des puits
avec la mort en embuscade.
Le noir du
roman se serait épaissi. Mais toujours flou. La vie est un flou. Ton existence
de plaie est un flou et je le devine dans les yeux de mes sœurs quand elles
t’inventent.
Toute mère est
une invention. Et toi particulièrement. Le serais-tu moins si j’avais grandi à
tes côtés ? Et moi, comment me serais-je inventé ? Voilà la vraie
question que je veux te poser et qui me terrifie. J’ai une idée de la réponse
bien sûr. Peut-être as-tu la même dans les bras du Seigneur qui te bercent
comme un poupon.
Tu n’étais pas
si naïve. Tu faisais la différence entre le roman noir et le roman rose. Toute
une palette de couleurs que tu as vues et revues cependant que la plaie de ton
existence ne guérissait pas.
Il faudrait
raconter. J’aurais envie de raconter. Ces trois enfants que tu as faits entre
vingt et trente ans, jamais du même père. Puis les cinq autres, quatre sœurs et
un frère. Du même lit cette fois. Avec ton mari aux côtés duquel tu as vieilli.
Dans des pavillons de banlieue et des fermes mal retapées à la campagne.
Peut-être faudrait-il davantage décrire que raconter.
Dresser la
liste des portes et des fenêtres qui fermaient de travers, des robinets qui
fuyaient, des serrures à graisser et des pendules à remettre à l’heure, des
tapisseries à bubons dans les chambres trop humides, des images du bon Dieu et
de ses saints scotchées sur le frigo qui respirait mal, des lopins de petits
pois et de haricots verts devant les entrées gravillonnées, des, des…
Faire
l’inventaire aussi des menues contrariétés qui sont restées tues, des désirs
sans cesse remis au lendemain, des extases fugaces que tu n’étalais pas, qu’il
ne fallait surtout pas que tu étales.
Un roman gris
avec des joies grises. Un peu de bleu de temps en temps, qui ne durait pas
longtemps, mais on avait la satisfaction de l’avoir voulu.
On ?
C’est qui ? Quelle identité vraie ? Quelle identité vraie ton
mari ? Et toi ? Et les sœurs ? Et le frère ?
Questions
saugrenues. Il n’y a pas plus de vrai que de faux dans les identités, seulement
des bricolages, des rafistolages d’impuissance. La vie allait, c’est tout. Elle
est faite pour ça, pour aller. Et la mienne, heureusement, oui, heureusement,
est allée ailleurs.
Merci maman de
m’avoir abandonné.
image charentelibre.fr
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