mercredi 27 mars 2019

Merci maman de m'avoir abandonné (2)


Résultat de recherche d'images pour "viville charente"Je n’ai pas été contaminé par ta plaie. J’ai vécu mon enfance dans un gris assez semblable à celui qu’ont vécu mes sœurs et mon décor était tout aussi bancal que le leur mais je n’ai pas été submergé par la fadeur. Pas contaminé. Pas submergé.
Les mots m’ont sauvé. Ils ne l’auraient pas pu si j’avais grandi près de toi. Ils y sont parvenus à cause de la solitude. Sans doute ai-je eu très tôt la perception de cette solitude. Je pourrais inventer tout un roman triste en parlant d’elle et tes yeux retrouveraient des larmes pour pleurer.
Je ne veux pas que tu pleures. Ta plaie pourrait se rouvrir malgré la protection des bras du Seigneur et je ne veux pas non plus qu’elle se rouvre.
Quelques lignes cependant pour dire le paysage de cette solitude fertile pour les mots. C’est bien à cause d’elle qu’ils sont venus à moi avant même que je sache parler. Dans un paysage indistinct. Marqué par la pluie.
Il pleuvait quand les services sociaux de la maternité m’ont conduit dans un foyer pour bébés abandonnés dont les murs faisaient des cloques humides. Il pleuvait quand les mêmes services sociaux m’ont trouvé un accueil dans une maison trop basse du nord de la France, presque borgne. Il pleuvait encore quand de nécessité administrative en nécessité administrative je fus acheminé vers le sud, à quelques volées d’oiseaux de là où tu vivais.
Il pleuvait.
Un rideau d’eau impénétrable, lesté par les brouillards de la rivière qui a servi d’écrin à mes enfances. Mais il y avait du vert aussi dans ce paysage. Le vert des prés tantôt tendre et tantôt dur. Le vert plus sombre des combes où la lumière avait des plaintes. Le vert, cet incubateur de solitudes. Et tout devenait encore plus vert. Les lichens sur les pierres aiguisées comme des couteaux. Les mantes aux yeux globuleux le long des herbes folles.
Et la vieille dame aux dents vertes dont on me répétait qu’elle était dangereuse, qu’elle pouvait m’attraper par les pieds si je m’approchais trop près du bord de la rivière.
De la pluie. Du vert. De la solitude.  Et les mots qui en ont surgi. Mes sœurs n’ont pas connu ces mots. Le vert était là aussi, avec une semblable étrangeté et de semblables chimères. Mais pas la solitude.
Cinq enfants avec leur père et leur mère dans une petite maison contraignent les espaces. Le silence n’y tient que la nuit dans le sommeil lourd des fatigues. La fatigue que ton corps ne portait plus à quarante ans et tu en paraissais dix de plus. La fatigue de ton mari abîmé par le fracas des ateliers à l’usine. La fatigue du paysage rabougri que rien ne pouvait apaiser.
Et cette fatigue participait au tumulte qui proscrit les solitudes.
Mes sœurs et notre frère, le petit dernier, ont grandi dans ce tumulte. L’ordinaire des jours les assourdissait dès qu’ils se levaient. C’était une organisation de casernement. Passer à la salle de bain. S’habiller. Passer à table pour le petit-déjeuner. Ranger son bol dans l’évier. Nettoyer les miettes et les traces de beurre à tour de rôle sur la table de la cuisine. Avec l’éponge puis avec le torchon. Ne pas se mettre en retard pour l’école. Les affaires étaient prêtes dans le cartable depuis la veille. Mais l’heure allait souvent plus vite que l’heure. Tu étais parfois obligée de rabrouer, houspiller. Pour peu que tu aies passé une nuit délicate avec ton mari ombrageux, l’impatience te gagnait vite. Une gifle pouvait tomber. Dans les situations les plus tendues tu sortais le martinet.
Quand la meute enfin déguerpissait, tu soufflais. Une demi-heure. Devant la télé en sourdine. On ne parlait pas de séries encore. On disait feuilleton. D’amour bien sûr. Des femmes carrossées comme des berlines de luxe. Des enfilades de cocotiers le long d’un golfe clair. De la musique douce et du champagne rose, forcément rose, dans des salons pour les tête-à-tête. Des promesses, des promesses. Et tu buvais des tasses de café fort. Et tes yeux papillotaient. Et tes oreilles ronronnaient presque d’entendre toutes ces voix suaves emplies de monts et de merveilles. Parfois, quand la comédie était vraiment trop sucrée, Il t’arrivait de t’assoupir et le temps à rattraper te filait entre les doigts.
Résultat de recherche d'images pour "champniers charente"La liste des tâches ménagères n’en finissait pas de s’allonger. Laver le parterre dans la cuisine et dans les chambres. Récurer les toilettes et la salle de bain. Faire les lits. C’était le plus important faire les lits. Une femme qui tient bien son intérieur fait bien les lits. Au carré. Comme à la caserne. Avant midi. Et si c’était midi et demi tu avais l’impression de manquer à tes devoirs. Puis il y avait les lessives, les lessives et le repassage, le repassage et le repas du soir à penser, qu’il ne fallait surtout pas rater. Le père aurait faim en rentrant de l’usine. Les sœurs et le frère aussi. Ils rentraient de l’école vers les cinq heures et le charivari recommençait.
Grincement des dents sur les tartines beurrées et saupoudrées de chocolat. Grommellement des mini boîtes de jus d’orange pompées jusqu’à la dernière goutte. Chamailleries. Cheveux tirés. Cris. Menaces.
Mes nerfs n’auraient pas tenu dans un charivari pareil. Mes nerfs et la mélancolie qui m’accordait de vivre. Elle aurait étouffé dans le vacarme et ma peau ne se serait pas dépliée. Ratatinée comme la tienne dans les bras du Seigneur, elle aurait pris un mauvais grain.
Vivre sans mélancolie, c’est mourir debout. Lentement. Et renoncer sans s’en apercevoir.

image cartefrance.fr
image fr.wikipedia.org (église de Champniers où le prêtre déparla)

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