mercredi 22 décembre 2021

Jacques Vandenschrick sur les traces d'une visite*

Jacques Vandenschrick a fait paraître à l’été deux mille dix-huit Livrés aux géographes aux éditions Cheyne. Son onzième recueil en un peu plus de trente ans. Voilà un poète qui n’encombre pas le mundillo des fabricants de métaphores à la chaîne.

Je l’ai découvert par hasard comme j’ai découvert Thierry Metz par hasard, en rêvant parmi les tables de la librairie Mollat à Bordeaux. Quelques passages aperçus dans Traversant les assombries m’ont aussitôt fasciné. Ce n’est pas tous les jours qu’on éprouve le sentiment de se trouver devant quelque chose dont le mystère nous dépasse.

J’affirme que Jacques Vandenschrick, qui déclare écrire avec « une langue enrouée », est l’un des plus grands poètes francophones (Belgique) d’aujourd’hui et même d’hier. J’espère que la présentation qui suit, au travers de six de ses livres, saura lui attirer de nouveaux lecteurs.

 

 

1 – Toujours le vent visite les bannières (1991)

Ce recueil est constitué de trois parties : Ce qui ne parle pas, Ce que soufflent les cols, Ce qui se tait. La première et la troisième partie sont de longueur égale. La deuxième est sensiblement plus importante.

Sur le ton de la prière et de la parabole, Jacques Vandenschrick cherche l’objet et le lieu de la parole empêchée dans la nécessité du silence. Le recueil entier est traversé par la figure du fugitif sur son chemin d’errance. Mais quel retour est possible quand on ne sait plus vraiment qui part ni vraiment qui reste ? Mais où s’en retourner si le déracinement se trouve aussi dans la langue ?

Jacques Vandenschrick, marqué par l’exode de sa famille vers la France pendant la première guerre mondiale, revisite l’errance inaugurale de l’humanité dans le franchissement des paysages et notamment des cols. « Ils sont partis sans langage. / Ils se trouvent sans nous, / n’osant pas revenir / Autour des feux si maigres / Que nous avons fait prendre / Sous quelques buissons d’épineux. »

Le fugitif est un condamné à perpétuité. Aucun recours ni au temps ni à la langue ne sera durable. Ce qui a été franchi dans un sens ne pourra jamais l’être dans l’autre. Il faudra [faire comme si] pour continuer à vivre. Avec le rêve ambigu de la jeune fille aux longs cheveux qui incarnerait la mort. Avec « L’image d’une porte / Devant laquelle on attendrait. »

Mais « qui viendra, de nuit, / Lever la barre énorme ? » Dans le contexte des actuelles migrations venues d’outre-Méditerranée, ces mots résonnent comme un appel déchirant à tendre la main aux hommes fourbus. Le vent visite aussi bien les pavillons des bateaux que les bannières des cols. [Nous n’avons pas assez regardé.] Nous n’avons pas assez écouté. Il est encore temps. Il est toujours temps. « Ces visitants qui ne répondent pas, / N’oubliez pas / Leur patience d’étoiles / Sur le ventre bombé des tombes. »

 

2 – Avec L’écarté (1995)

Ce recueil est un ensemble de quarante poèmes divisé en deux parties égales : Transcrit des nuages à la sortie des villes et Dédit d’un écarté. En exergue, ce vers de Jean Grosjean : « Quiconque ne parle pas à des ombres n’existe plus. »

On retrouve de nouveau le ton de la prière adressée à l’homme de passage. « Lorsque vous passerez les portes / Ne dites rien. » « Reste en retrait sur la sente. » « Ne garde rien ». Seuls l’humilité et le dénuement sauront peut-être apprivoiser les énigmes à la sortie des villes. Des chiens et des bêtes passent à l’écart avec le vent. L’errance épouse ici la figure du pèlerin et du mendiant. « Les mots que tu conserveras / Seront refuge d’appauvri. », écrit Jacques Vandenschrick. La vérité de la langue, s’il en est une, se trouve dans le peu, dans l’essentiel premier. De toute façon, on ne saurait tout « dénommer » du monde. Les présences du vent et des oiseaux, ou, encore, de la neige, sont si mystérieuses. Autant [resserrer autour de soi les signes].

Le Dédit d’un écarté s’adresse à la part de l’ange qui est en nous et hors de nous. « Tu ne sais ce que tu reçois / Dans tout ce qui t’est retiré. » Jacques Vandenschrick est philosophe autant que poète. A l’opposé du plein n’est pas le vide mais un plein d’une autre nature, d’une autre essence même, car souvent la figure du mystique souligne celle du poète-philosophe. Une figure élémentaire qui devise avec les saisons sous le ciel étoilé et la femme aux pieds nus dont la gorge est un oiseau. Une figure pétrie d’espérance morale. Si ceux qui s’en sont allés reviennent, il faudra le mériter. Alors, éclairer leur chemin sera possible. « Par un jour de seigle » en offrande. A la condition « qu’un ange oublieux » ne se dédise pas…

 

3 – Pour quelques désarmés (1997)

De format carré, ce recueil est constitué d’une prose unique courant sur huit pages à raison d’une dizaine de lignes par page.

Le lecteur imaginera la marche d’une foule désarmée vers une terre d’utopie (Ce lieu où l’humanité sans cesse aborde, selon le mot d’Oscar Wilde), qui pourrait ressembler à la terre promise biblique. Voilà un poème à dire sur le ton du discours. Le procédé de l’anaphore éclatée favorise la mise en voix. « Nous userons le temps avec notre malheur. » « Nous userons le temps avec notre chemin. » « Nous userons le temps avec notre fatigue. » « Nous userons le temps avec l’éternité. » La reprise de « Laissez » et « Laissez-nous » exprime une adresse aux forces qui résistent à l’avènement des jours radieux. La paix et la fraternité sont un combat qu’on peut livrer sans armes. Pour peu qu’on ait foi en l’homme. Jacques Vandenschrick apparaît ici comme un poète engagé dans son siècle qui souffre.

 

4 – Traversant les assombries (2004)

Deux parties égales, vingt poèmes chacune, composent ce recueil : Osant la nuit et Quittant celle qui craignait.

Le ton de Jacques Vandenschrick est ici plus lyrique avec des accents symbolistes pour évoquer la nuit noire qui recouvre le monde, contre la blancheur de la neige et du lait. Le bronze et le fer, le granit et le quartz disent l’effroi d’un pays « qui ne parle pas ». Mais c’est un pays qu’on imagine aux portes du désert, avec de vieilles mémoires d’Egypte dans le sang et les larmes. Une femme apparaît. Elle danse et [ses yeux sont promis à l’émeute du monde.] Des parfums de cèdre se lient avec les brouillards dans des correspondances baudelairiennes. Teintées çà et là de corneilles bleues dans les soirs verts.


La femme de la deuxième partie ne danse pas. Elle est mère. Elle craint. Elle appartient à la « peuplade qui fuit l’affreuse odeur du fer ». Elle parlera de son enfant mort et du deuil impossible. Comment, une fois encore, ne pas penser à l’actuel cimetière marin des migrants au fond de la Méditerranée ? « Sans doute avait-elle voulu / Passer les péages obscurs / Sur un plus sombre radeau. / Les morts sont si peu contredits. » Jacques Vandenschrick dépouille sa langue pour nommer l’insoutenable. Le vers est acéré comme un scalpel. Le désespoir des mères les pousse sur le long manège de l’errance (comme sur la Place de mai en Argentine pendant la dictature) mais tout n’est peut-être pas perdu. « Un ordre, en avant de nous, n’est pas encore partagé. » On ne sait pas lequel. On veut le deviner plus juste. Et Jacques Vandenschrick, énigmatique, de conclure : « Et toujours mon cœur parlemente… »

Avec qui ?

5 – En qui n’oublie (2013)

Ce recueil est constitué d’une quarantaine de proses d’une longueur moyenne de six à huit lignes. Il est divisé en trois parties sans titre. En ouverture, ces mots d’Héraclite « Il faut aussi se souvenir de celui qui oublie où mène le chemin. », en écho à ceux d’Henri Bauchau « Du pas dévasté des sans route… »

Jacques Vandenschrick nous invite dans la première partie à un exercice de lucidité. L’avenir n’engendre pas d’images sûres. Il faut tenir avec les énigmes sur le chemin de la quête. Le pressentiment de « quelque chose » traverse la mémoire qui résiste. Mais comment savoir ce dont il s’agit si cela se détourne ? Serions-nous à ce point des âmes empêchées alors que « les arbres, les mains, les nuages » savent ? Rapprochons de cet inatteignable mystère les mots de Jean-Claude Pirotte sur la solitude « plus grande au passage des grands oiseaux ». Une solitude ici dans « le mutisme des nuits », et la veille, d’où monte une voix qui implore.

La deuxième partie, souvent écrite au passé, évoque la prégnance du souvenir avant que l’âme vient à « se disjoindre de ce qui l’avait réjouie ». Des paysages bucoliques mais inquiets refont surface, semblables parfois à ceux d’Emile Verhaeren. Le motif iconique de la grange, présent dans tous les recueils, rassemble là tout ce qu’il y a d’ennui dans la campagne quand le temps ralentit. Comment savoir ce qui pourra être sauvé quand « les songes suffoqués » dans [l’énigme des mères] biaisent la mémoire ?

Jacques Vandenschrick reprend dans la troisième partie la figure des « amants de février » qui ouvre le recueil. Le soir tombe enfin sur les pensées en allées. Ils demeurent dans un silence dont la parole ne s’oublie en personne. Celle peut-être [d’un pays caché et d’enfances trahies]. Avec la question récurrente de la fidélité au manque, en attendant que quelque chose vienne au secours. Pour apaiser l’inconsolable. Un dieu minuscule, pourquoi pas, simple feu de bivouac avec sa lumière pauvre.

 

6 – Livrés aux géographes (2018)

Trente-huit proses de cinq à quinze lignes composent ce recueil précédé d’un Liminaire où Jacques Vandenschrick offre au lecteur quelques clartés pour mieux cheminer dans le livre.

Ce liminaire est une passerelle qui éclaire l’œuvre entière. Les êtres comme les lieux sont parfois inventés et n’en sont pas moins vrais. La mémoire s’abreuve parfois aux légendes antiques et n’en est pas moins juste. Dans un espace où extérieur et intérieur se mêlent intimement.


Que ce soit sous la forme d’un être ou d’un lieu, ou, encore, d’une question, la présence du divin s’affirme davantage dans cet ensemble. La mystique de la bergerie qui accueille les muets et celle de l’hôpital  « asile pour ceux des combes » transforme en promesse les autres lieux : citernes, chambres et jardins, cols… Sans oublier le manteau allégorique des écritures… Les êtres comme le vieil éclusier qui ouvre et ferme le passage ou le boulanger qui ouvre et ferme sa porte incarnent une grâce possible alors que résonne « ce bruit d’éperons que fait sans fin le monde. »

La figure de la femme, également plus présente, est spirituelle autant que charnelle. « Ne sachant plus, à force, s’il fallait embaumer ou étreindre, se perdre ou déjà se savoir perdue, cette femme a choisi de donner à qui n’avait rien le pain et l’ombre. » L’image biblique de l’offrande est évidente. Et celle du sein nourricier, objet assumé des plaisirs de l’amour, s’en trouve par échos plus saisissante.

Un nouveau personnage conceptuel, rappelons que Jacques Vandenschrick est un poète-philosophe, augmente enfin le mystère de ce onzième livre : le vertigineux. Son vertige lui vient peut-être d’une perception plus aiguë des hauteurs célestes habitées ou non par un très-haut minuscule. Lui reste-t-il une géographie accessible, village ou jardin ? Entre corps et âme ?

Les mots peut-être auront le dernier mot. [Eux qui ne savent pas les réponses mais comprennent mieux les questions.] Eternel soleil sombre de la langue livré au chemin improbable.

 

 

« Le lyrisme qui va vers l’inconnu, vers la profondeur, participe naturellement du mystère », écrit Pierre Reverdy. Mis en miroir avec les mots du reclus de Solesmes, ces vers d’Emile Verhaeren « Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont, / S’ils entendent toujours un cri profond / Au carrefour des doutes ! » précisent le lignage dans lequel s’inscrit l’œuvre de Jacques Vandenschrick. Il est, en effet, naturellement mystique, porté par une philosophie qui fait de l’ignorance une force aux frontières de l’aporie. Le retrait de soi (sauf dans Avec l’écarté Jacques Vandenschrick n’utilise jamais le je) et l’appel au silence dans la marche, loin de toutes les modernités, esquissent mille et une figures de l’autre sans majuscule. Toujours au bord de l’effacement après qu’elles se sont assemblées. Toujours en deçà et au-delà des durées illusoires. Sensibles toutefois aux blessures séculaires, aux offenses faites à l’humain jadis et naguère. Et c’est ainsi que la poésie de Jacques Vandenschrick, comme celle de Thierry Metz (cité en ouverture) avec laquelle des liens se tissent à bas bruit, est universelle.

Tous les recueils de Jacques Vandenschrick sont publiés aux éditions Cheyne et cinq sur les six présentés sont dédiés à Suzanne. Il a participé à la deuxième livraison d’Etats provisoires du poème, aux côtés, notamment, de Bernard Noël et Charles Juliet. Disponible également aux éditions Cheyne. Une longue fidélité.

 

Extraits :

 

Et par l’épuisement des pas,

Enfant presque redevenu,

Qui craint les jours et ne sait plus

S’il demande un abri

S’il demande le vin ou la farine mauve

Et les noix très anciennes

Gaulées on ignorerait quand.

Cette splendeur te soit plus lente

Quand le froid durcit les bouleaux.

Cherchant quels fugitifs…

 

*

 

Manquer te suffira.

Comme le souvenir

Qui peuple une combe de neige

D’une brusque odeur de tambour

Où il n’y a que le vent vide

Et la rage, en marchant, d’être absous… (In Toujours le vent visite les bannières)

 

*

 

Tu marches sans chemin,

Derrière un char de sapins frais.

Et tu voudrais encore,

Comme autrefois dans les ornières,

Casser les tuiles du verglas.

Dis le seul feu que tu respectes.

Il se peut que pleurer

Bientôt plus ne suffise.

 

*

 

Ne garde rien, la neige va venir.

Fais comme les oiseaux

Qui ont dissous leur ombre

Sur le visage du pays.

Les mots que tu conserveras

Seront refuge d’appauvri.

Tes ancêtres, non plus, n’auront pas eu de nom. (In Avec l’écarté)

 

*

 

Peut-être que le temps n’est rien

Ni ces fétus d’épines comme des mots

Auxquels souvent le vent refuse

Que l’on mette la flamme.

Le rendez-vous est pris dans le brasier

         des roses

Peut-être que la nuit au nom aigu

Dira que rôde en leur parfum

La fille de givre et de cerise,

Haut gantée, nue d’épaules,

Et qui songe aux mirabelliers.

Puisqu’elle va dormir au seuil,

Ne craignez pas la porte refusée.

 

*

 

Il est vain de rêver d’une mère

Qui présenterait en riant

Son enfant à la pluie

Et chanterait d’une voix rousse

Au bord du fleuve.

Elle a depuis longtemps

Suivi l’aboi gris de la mort. (In Traversant les assombries)

 

*

 

 

Ces mères qui se détournent, occupées de nœuds lourds ? Ou d’autres encore, qui ont voulu mourir avec leurs enfants ? Ceux qui volaient aux langues inconnues des syllabes rêveuses ? Ou le dernier convers qui dort seul dans l’immense dortoir effondré d’étoiles ?

 

*

 

On se rêvait gardiens de routes hautes, effacées. On se voyait, heureux intrus, de grange en grange sous des neiges énormes. Parfois, on sortait aveuglés guetter des bêtes dans la blancheur. On se prétendait des montagnes plus vraies que les peintures. Et l’on dormait, guidés par des pensées difficiles sur des moraines très étroites. On fuyait, on fuyait… (In En qui n’oublie)

 

*

 

 

Des enfants muets au visage gris attendaient devant les réglisseries fermées pour toujours. Des parfums d’anis vert passent encore aujourd’hui dans la mémoire des rues. Dans tout abandon grandit une énigme. Comme survit dans toute neige le vœu d’un col infranchissable…

 

*

 

On regrette de ne plus voir ces filles éclaboussées qui pour d’autres se seraient émues. Entre les éclats alternés de la lune et des nuages, dilapidant dans la nuit leur image d’or bleu, cuisses liquides et reins luisants dans les lueurs… In Livrés aux géographes

 

*

 

 

Je n’ai guère de certitudes sur ce qui me pousse à écrire ni sur ce qui me fait insister à prendre et reprendre, souvent difficilement la plume. Mais il me semble qu’il m’a fallu me séparer d’une trop confortable image de l’origine qui ferait de la parole poétique l’écho rapporté d’un paradis perdu, d’une innocence originelle, une « lettre du voyant » dont le lyrisme aurait été ramené de ce temps d’avant, d’un mythique Eden dont quelques braises brilleraient encore au creux de certains vers  ou de certaines phrases… ( ) Tout langage dit d’abord que les choses ne sont pas là. La poésie est ce qui reconnaît d’abord cela comme un deuil. Elle creuse une absence. Elle tourne sans doute plus finement que les autres organisations langagières autour de l’objet dont la possession ou la repossession est désirée. ( ) Même dans l’exultation, dans la célébration, la beauté qui est dite et chantée est absente. In Etats provisoires du poème II

 

 

*Le titre de cet article est inspiré du titre du recueil d’Emmanuel Echivard La Trace d’une visite, publié aux éditions Cheyne. Je le remercie d’avoir autorisé cet emprunt. Je remercie également Patrick van Wessem de Bilde pour les documents qu’il m’a adressés. Enfin, toute ma reconnaissance à Brigitte Giraud dont la voix exprime avec justesse le Toujours le vent visite les bannières de Jacques Vandenschrick.

 

                                      Dominique Boudou, le 17 octobre 2018 par temps calme

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire