jeudi 20 octobre 2022

François Mauriac, Le désert de l'amour (incipit)

 


"Pendant des années, Raymond Courrèges avait nourri l'espoir de retrouver sur sa route cette Maria Cross dont il souhaitait ardemment de tirer vengeance. Bien des fois il suivit dans la rue une passante, ayant cru que c'était elle qu'il cherchait. Puis, le temps avait si bien assoupi sa rancune que, lorsque son destin le remit en face de cette femme, il n'éprouva point d'abord la joie mêlée de fureur qu'une telle rencontre aurait dû susciter en lui. A son entrée, ce soir-là, dans un bar de la rue Duphot, il n'était que dix heures et le mulâtre du jazz chantonnait pour le plaisir d'un seul maître d'hôtel attentif. Dans la boîte étroite où, vers minuit, piétinaient les couples, ronflait, comme une grosse mouche, un ventilateur. Au portier qui s'étonnait : "On n'est pas habitué à voir Monsieur de si bonne heure...", Raymond n'avait donné d'autre réponse qu'un signe de la main pour qu'il interrompît ce bourdonnement. Le portier confidentiel voulut en vain le persuader que "ce nouveau système sans faire de vent absorbait la fumée", Courrèges l'avait considéré d'un tel air que l'homme battit en retraite vers le vestiaire ; mais au plafond le ventilateur se tut comme un bourdon se pose."

Le roman se déroule dans les années vingt, dites folles, au sein d'une famille où on ne parle que d'argent et du bon Dieu. Le docteur Courrèges, la cinquantaine bien frappée, tombe secrètement amoureux de Maria Cross, tellement plus jeune, tellement plus belle, tellement plus spirituelle. Mais il reste sur le seuil de son désir, empêché, voire interdit...

Raymond, le fils, dix-sept ans, tenue vestimentaire négligée, ne supporte plus sa vie étriquée, entre une mère moralisatrice et les abbés castrateurs de son collège. Un soir, il rencontre Maria Cross dans le tramway, puis un autre soir, et encore un autre... Quelques regards s'échangent, quelques mots suivent. Maria Cross finit par inviter l'adolescent dans son "salon étouffé d'étoffes", lui dit qu'elle connaît bien son père...

Le fils restera-t-il aussi sur le seuil de son désir ? Quel en sera, ou non, l'objet ?

Le lecteur appréciera dans cet incipit la fonction du ventilateur. Mouche ou bourdon, il évoque ce qui hante, même quand il s'éteint.


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