Je suis né à Rodez entre deux plateaux, le Causse avec ses grandes tables calcaires et désertiques et le Ségala. J'ai gommé tous les aspects riants de ce paysage pour garder les déserts minéraux, l'immensité où troupeaux et hommes disparaissent, cailloux parmi les cailloux.
Je me souviens d'une verrière de la gare de Lyon réparée avec du goudron, c'était peu après la guerre, à mon arrivée à Paris ; les coups de brosse gauches et rudimentaires des ouvriers qui l'avaient barbouillée me bouleversaient et je crois qu'inconsciemment mes premières peintures au brou de noix ont été marquées par cette émotion, par cette peinture involontaire et anonyme.
On est toujours guetté par deux choses aussi dangereuses l'une que l'autre : l'ordre et le désordre. Il y a des ordres stériles et des désordres féconds. Et vice versa. J'aime les oeuvres devant lesquelles je me construis. Et qui me construisent. Il y a une phrase de Rilke que j'aime beaucoup : "Cela nous submerge, nous l'organisons. Cela tombe en morceaux, nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux."
Je n'aime pas les couleurs qui se jettent sur vous et vous sautent au visage pour tout faire remonter au niveau de la sensation. Je préfère infiniment les couleurs suggérées qui se devinent et se révèlent lentement. Qui vous invitent à les intérioriser.
La réalité de la peinture en train de se faire est bien plus riche que toutes les fictions que l'on peut s'en faire à l'avance. Si on ne fait qu'exécuter ce que l'on a imaginé, on n'est qu'un tâcheron de la peinture. L'oeuvre n'est intéressante que si elle dépasse l'artiste qui la produit. Et ce dépassement, c'est dans la peinture même qu'il a lieu. Dans la peinture, et rien d'autre.
Quand les professeurs vous disent : "Ce que le peintre ou le poète a voulu dire par là", soyez sûrs qu'ils vont vous apprendre quelque chose de parfaitement inessentiel. Il est bon de visiter les musées avec les artistes, parce qu'ils vous font voir dans les toiles et dans les objets ce qui n'y est pas.
"Outrenoir" pour dire : au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l'être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir.
in Pierre Soulages "paroles d'artiste", éditions Fage, 6, 50 €
Quelle vie étonnante ! vu le documentaire diffusé sur Arte. Me suis amusée de sa fuite des Beaux Arts où l'art était vulgairement convenu
RépondreSupprimerle précédent n'est pas anonyme Zoe Lucider
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