Début novembre 1580, Montaigne se rend à Venise depuis Fusina qui "n'est qu'une hôtellerie où l'on se met sur l'eau. Là abordent tous les bateaux le long du fleuve, avec des engins et des poulies que deux chevaux tournent à la façon de ceux qui tournent des meules d'huile. On emporte ces barques grâce aux roues qu'on leur met au-dessous, et par-dessus un plancher de bois pour les jeter dans le canal qui rejoint la mer où se situe Venise."
On remarque encore l'intérêt du philosophe pour les dispositifs techniques de son époque. En revanche, il ne fait pas grand cas de la ville elle-même et "ne trouve pas cette fameuse beauté qu'on attribue aux dames de Venise". A l'exception des courtisanes, cent cinquante environ, "qui font des dépenses de princesses en meubles et en vêtements, alors qu'elles n'ont pas d'autres fonds pour se maintenir que ce trafic-là."
Le vingt-quatre novembre, après s'être arrêté à Ferrare et Bologne, Montaigne arrive à Florence où la cathédrale "est l'une des choses les plus belles et les plus somptueuses du monde" avec son "clocher tout revêtu de marbre blanc et noir". La ville dans son ensemble est bâtie de façon trop serrée et mal pavée de pierres plates. Mais Montaigne est séduit par le jardin du grand-duc. "Il s'y voit là plusieurs berceaux couverts, tissés et épais, constitués de tout type d'arbres odorifères, comme des cèdres, cyprès, orangers, citronniers, oliviers, avec des branches si entrelacées qu'il est aisé de voir que le soleil n'y saurait trouver son entrée, même à son plus fort degré... Il y a aussi un grand réservoir au milieu duquel on voit un rocher imité au naturel et au-dessus une grande statue de cuivre représentant un homme très vieux, chenu, assis sur son cul, les bras croisés, avec de l'eau qui coule sans cesse goutte à goutte de toutes parts depuis sa barbe, ses cheveux et son front, représentant la sueur et les larmes". Amateur de curiosités, Montaigne évoque aussi l'écurie du même duc qui ressemble plutôt à un zoo. Il y a des lions et des ours, un chameau et "un animal de la grandeur d'un très grand chien avec la forme d'un chat, tout strié de blanc et de noir, qui se nomme un tigre". Sans oublier, et le philosophe en deviendrait presque grivois, le buste et les seins fort appétissants de la grande-duchesse...
Après Sienne et quelques lieux de moindre importance, Montaigne arrive à Rome le 30 novembre et y séjourne jusqu'au 19 avril 1581, tout en visitant les alentours. Comme partout en Italie en raison des épidémies de peste, il faut montrer patte blanche et... ce qu'on appellerait aujourd'hui un passe sanitaire. Les bagages sont fouillés, les livres confisqués afin de vérifier qu'ils ne sont pas interdits. Et la ville, maisons et rues, particulièrement la nuit, est gangrénée par l'insécurité.
En compagnie de M. d'Abain, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, Montaigne est reçu et béni par le pape. C'est un octogénaire en pleine santé, "sans goutte, sans colique, sans mal d'estomac", et fort généreux de ses deniers pour aider les filles de basse condition à se marier. Il a construit de nombreux collèges pour les enfants étrangers afin de les "appeler au catholicisme" et le logement, la nourriture et l'enseignement sont totalement gratuits.
La justice de l'église n'en est pas moins redoutable. Un homme coupable d'avoir assassiné des capucins est pendu en public puis son corps est découpé en morceaux. Spectacle insupportable pour Montaigne opposé à la torture. Son secrétaire, peut-être moins impressionnable, narre l'agonie de deux frères : "On les tenaille pour leur couper le poing ; puis, l'ayant coupé, on leur met sur cette plaie des chapons entrouverts, tout juste morts. Les frères sont exécutés sur un échafaud, assommés avec une grosse massue de bois et égorgés."
Accompagné d'un guide français puis "motivé en autodidacte", cartes et livres à l'appui, Montaigne étudie ce qui reste des vestiges de la ville. Conservés par la fortune "pour témoigner de cette grandeur infinie que tant de siècles, tant de feux, tant de conjurations réitérées pour provoquer la ruine de Rome, n'ont pas pu universellement éteindre. Il est vraisemblable que ces membres dévisagés encore apparents sont les moins dignes, parce que la furie des ennemis de cette gloire immortelle les a portés à ruiner premièrement ce qu'il y avait de plus beau". Rome est donc un vaste et piteux tombeau "composé de tuiles et de pots cassés". "C'est sur les débris mêmes des vieux bâtiments, éparpillés au hasard, qu'ils ont planté leurs nouveaux palais, comme sur de gros blocs de rochers fermes et sûrs".
Et Montaigne, en sa lucidité d'homme pratique attaché au concret, pense aux églises de France démolies par les huguenots où, déjà, moineaux et corneilles suspendent leurs nids. La grandeur des civilisations n'est rien comparée à la force de la nature. Plus tard, le pré-romantique Rousseau s'en souviendra...
A la mi-février 1581, le philosophe se sépare de son secrétaire et prend lui-même la plume. Il assiste, dans une chapelle, à la cérémonie d'un prêtre "occupé à guérir un démoniaque". La méthode est brutale. Le pauvre homme, "mélancolique et comme transi" est battu à coups de poing et reçoit force crachats. C'est qu'il s'agit d'un diable très opiniâtre et difficile à chasser. La veille, le même exorciste "a déchargé une femme d'un gros diable qui, en sortant d'elle, poussa hors de sa bouche des clous, des épingles et une touffe de cheveux". A mots couverts et avec une pointe d'ironie, Montaigne nous fait part de son incrédulité. Et il n'accorde pas davantage de crédit aux miracles. Ainsi celui de la jambe guérie. Un gentilhomme souffre depuis des années d'une jambe qui enfle douloureusement et lui occasionne bien des fièvres. Bien des chirurgiens de Paris et d'Italie ont échoué à le soigner. Or, une nuit, alors qu'il a cessé toute prise de médicaments, il se réveille et crie qu'il est guéri, se lève et se promène. Et Montaigne conclut l'anecdote : "De sa bouche et de tous les siens, rien n'était aussi certain que cela"...
Fin lettré parmi les lettrés de son temps, le philosophe visite longuement la bibliothèque du Vatican où tous les livres (il y en a 3500) lui sont montrés. Il découvre, ému, Sénèque et Plutarque, auteurs qu'il chérit souvent dans ses Essais. Il note "un livre de Chine, avec des caractères typographiques sauvages et les feuilles d'une matière beaucoup plus tendre et translucide que notre papier : et parce qu'elle ne peut pas souffrir la teinture de l'encre, il n'est écrit que d'un côté de la feuille, et les feuilles sont toutes doubles et pliées par le bout du dehors, qui les tient ensemble". Enfin, il observe longuement "un livre de saint Thomas d'Aquin, où il y a des corrections de la main du propre auteur, qui écrivait mal, une petite graphie pire que la mienne" ainsi que le manuscrit original de L'Enéide de Virgile.
Ce qui n'empêche pas Montaigne, comme il le fait depuis le début de son voyage, de s'intéresser aux nourritures terrestres, comme un chroniqueur es gastronomie : "Nous avons à Rome des artichauts ; mais en ce qui me concerne, je n'y trouve aucune chaleur extraordinaire, restant vêtu et couvert comme chez moi. On y a moins de poisson qu'en France ; leurs brochets, notamment, ne valent rien du tout, c'est pourquoi on les laisse au peuple. Ils ont rarement des soles et des truites. Les barbeaux sont fort bons et beaucoup plus grands qu'à Bordeaux, mais chers... L'huile y est si excellente que cette piqûre qui m'en demeure dans le gosier en France, quand j'en ai beaucoup mangé, je ne l'ai nullement ici. On y mange des raisins frais tout au long de l'année, et jusqu'à cette heure il s'en trouve de très bons pendus aux treilles."
Enfin, comme à Venise, Montaigne se montre sensible aux courtisanes à leur fenêtre. Elles ont "un savoir-faire si traître que je me suis souvent émerveillé comme elles savent attirer notre regard... Chacun est là à lever son chapeau, à faire des révérences, et à recevoir quelque oeillade en passant. L'avantage d'avoir passé la nuit avec elles pour un écu (ou pour quatre), c'est de leur faire ainsi le lendemain la cour en public".
Amateur des excellences de la chère, sans doute prisait-il aussi celles de la chair en ses menus plaisirs, et, à coqueliquer, sa philosophie n'en grandissait pas moins.
Image : vue de la place Saint-Pierre à Rome lors de l'élection du pape Clément VIII en 1592 par Louis de Caulery
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