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dimanche 2 décembre 2012

La tentation des combles #10

Catherine aimait prendre à l'occasion une voix blanche et y faisait glisser des trémolos à émouvoir une pierre. Mais là, j'ai senti que ce n'était pas du jeu. Ma langue avait la consistance du goudron et mes vertèbres cervicales craquaient.
- J'ai beaucoup réfléchi, a dit Catherine, je te dois des explications. Mais je boirais volontiers du vin.
Le bouchon de la bouteille s'est éjecté du goulot avec un crissement d'os. Les verres sur la table basse du salon me semblaient hostiles. Des reflets noirs traversaient la profondeur du vin, comme des vipères.
- Le porc qui s'est pendu était mon oncle.
Je me suis précipité sur mon paquet de cigarettes et mon briquet.
- Il m'a violée pendant mon enfance.
Catherine a bu d'un trait son verre de vin. Il n'y avait plus de gris dans ses pupilles dilatées. Il n'y avait plus de rouge sur ses lèvres. La révélation était telle qu'aucune parole ne pouvait s'ouvrir un chemin. Mais le silence coulait mal, devenait lui-même presque douloureux. Que pouvais-je bien dire à Catherine ? Quels mots lui tendre pour lui porter secours ? Nous avons fumé plusieurs cigarettes à la suite, bu encore du vin et Catherine s'est lancée à corps perdu dans son histoire.
- Mon oncle habitait pas loin de chez nous. Il venait souvent manger à la maison. Je l'aimais bien. Il me faisait sauter sur ses genoux et racontait des blagues qui amusaient mon père. Je n'y comprenais rien mais je riais aussi, pour lui faire plaisir. Ma mère m'avait donné la consigne. Sois gentille avec ton oncle, sa vie n'a pas toujours été facile. Le jour de mes dix ans, il m'a dit que désormais j'étais trop grande pour sauter sur ses genoux puisque je devenais une vraie demoiselle. Et il a ri avec un air entendu. Tout le monde a ri. Nous étions à table comme une famille heureuse. J'ai soufflé les bougies du gâteau d'anniversaire, un gâteau au chocolat noir avec de la chantilly, et mon père m'a consenti une demi-flûte de champagne. Comme je n'avais jamais bu d'alcool, je suis devenue toute rouge. Mon oncle m'a taquinée. La tête toute rouge et le reste tout blanc, qu'il disait en rigolant. Il s'est penché vers ma mère, a murmuré à son oreille et elle aussi est devenue toute rouge. Mon père a été pris d'une quinte de toux si forte qu'il a quitté la table. Il n'était plus exactement le même quand il est revenu au bout de quelques minutes. Son rire sonnait faux. Il m'a regardée plusieurs fois et c'était bizarre. J'ai dit que j'avais mangé trop de dessert et je suis montée dans ma chambre. Je me suis observée dans la glace. Mon oncle avait raison. Je devenais une vraie demoiselle. Mes seins poussaient. Ce n'était pas une découverte bien sûr. A l'école, entre filles, les seins qui poussent occupaient souvent nos conversations à la récré. On s'amusait à comparer les poitrines des maîtresses. On rigolait bêtement. Mais je m'éloigne. Je voudrais pas t'ennuyer.
- Tu m'ennuies pas du tout, au contraire, ai-je dit, je sais que les lignes droites ne sont pas toujours les chemins les plus courts.
Catherine, soulagée sans doute d'évoquer des souvenirs plus gais, s'est détendue. Ses lèvres ont repris des couleurs. Une légère teinte grise scintillait de nouveau à ses pupilles.
- J'ai faim, a-t-elle dit.
J'ai cassé quatre oeufs dans une poêle et j'ai ouvert une autre bouteille de vin. Il n'y avait plus de reflets obscurs au fond des verres. Mes vertèbres cervicales s'emboîtaient normalement.
- Je suis ravie d'être là avec toi, a dit Catherine. Tu me crois ?
- Pas du tout, ai-je répondu en riant.
- Méchant ! Je savais bien que j'étais tombée sur un croquemitaine.
Les oeufs au plat ont interrompu notre dialogue fleur bleue et nous avons bu la deuxième bouteille avec un bel entrain.
- A ton tour ! a proposé Catherine. Raconte-moi un souvenir gai, de quand t'avais dix ans.
Je n'avais guère l'habitude de confier les récits de mon enfance. Je ne savais pas par quel bout la prendre et raconter un souvenir d'école me laissait complètement froid.
- J'ai grandi à la campagne près d'une rivière, ai-je commencé, mais c'est difficile de trier le gai du triste. J'étais un gosse rêveur, plus rêveur que les autres. Et quand on rêve tout se mélange. Alors un souvenir gai je sais pas. C'est que ma situation était spéciale. J'ai été élevé par des paysans bourrus qui vivaient comme au dix-neuvième siècle. Une dame âgée toujours en noir et son fils qui avait fait plusieurs guerres dans des pays lointains. Ils n'étaient pas mes parents. Seulement des gardiens. D'autres enfants dans le village étaient comme moi. Ils ne connaissaient pas leurs parents. Je les évitais. Ils m'évitaient aussi. Nous sentions, instinctivement, que nous n'aurions pas su nous parler. Je préférais la compagnie du fils du facteur. J'allais jouer de temps en temps chez lui et sa mère, une femme à la mode de la ville, était assez gentille. Ils m'ont appris le mille bornes. J'étais maladroit au début parce que je ne savais même pas qu'il existait des jeux de cartes. Quant au code de la route j'en avais aucune idée. Double handicap pour moi. Jouer au mille bornes si on fait pas la différence entre un feu vert et un feu rouge, c'est l'accident à tous les carrefours. Je perdais la plupart du temps. Mais je rentrais content à la maison. Pour la collation. On disait comme ça à la campagne. Le mot "goûter" était réservé aux riches. Des tas de mots étaient réservés aux riches. Je m'en suis rendu compte bien plus tard. "Grande musique" par exemple. La vieille dame et son fils en causaient avec mépris de la grande musique. Eux, ce qu'ils aimaient, c'était l'accordéon. Moi pas tellement. Je trouvais que l'instrument était gros et qu'il avait trop de boutons. J'aimais mieux le violon. Plus élégant. Qui représentait un monde inconnu. La femme de l'instituteur venait en jouer à la salle des fêtes deux ou trois fois l'an. De la musique en vrai, en chair et en os, on avait même pas idée de ce que ça nous faisait. J'ai essayé d'en causer à la maison mais j'ai été vite rabroué. Le temps manquait pour dire des émotions. Avec tout l'ouvrage qu'il y avait. "Ouvrage", encore un mot qui n'appartenait qu'à eux. Je dis eux parce qu'au fil des années j'ai soupçonné l'existence d'univers plus larges, plus joyeux et j'ai marqué ma différence en me retirant de leur monde. Il y avait eux et il y avait moi. Mais ce n'est pas gai comme souvenir.
- Moi non plus ça l'était pas, a dit Catherine d'une voix qui cachait mal son émotion, mais on peut pas demander à quelqu'un de parler d'un souvenir triste.
Et nous avons ri. Et tous les mots que nous n'étions pas parvenus à dire se sont envolés avec ce rire. Nous avons fini la bouteille de vin puis nous sommes passés au jardin. Catherine était un peu éméchée. Elle s'est allongée sur l'herbe et a compté les étoiles dans le ciel.
- J'aime pas les étoiles, a-t-elle dit en faisant la moue.
- On peut les regarder à la jumelle si tu veux, ai-je proposé.
- J'aime pas les jumelles non plus.
Catherine m'a dit que son oncle en avait une paire mais qu'il ne s'en servait pas pour admirer le firmament ou les fonds sous-marins. Je n'ai pas posé de questions. Je me suis mis aussi à compter les étoiles, j'ai mentionné le passage d'un avion, imaginé qu'il traverserait bientôt l'Atlantique et Catherine m'a interrompu d'un geste sec.
- Je lis en toi comme dans un livre, je te l'ai déjà dit, non ? Qu'est-ce que tu fais avec tes jumelles ?
Je n'ai pas cherché à mentir. J'avais effectivement le sentiment que Catherine, à ce moment-là, lisait en moi comme dans un livre et même entre les lignes. Je lui ai parlé du vieux bonhomme que nous avions croisé dans le parc avec son chien. J'ai avoué mon forfait, décrit le chien trop gourmand de boulettes de viandes et les rotondités de la femme obèse.
Catherine a longuement fumé une cigarette, regardé les volutes qui nappaient la nuit de ouate, soupiré. Un nouvel avion est passé dans le ciel. Son ventre argenté ressemblait à celui d'un poisson. Il allait se fendre par le milieu et tous les voyageurs nous tomberaient dessus. On en retrouverait partout dans la ville, certains empalés sur les clochers des églises, d'autres accrochés à des antennes de télévision et ce serait l'événement du siècle, répandu à longs jets d'encre dans toutes les feuilles de chou. J'étais si occupé à développer mon scénario de série B que je n'ai pas compris tout de suite les paroles de Catherine.
- La gendarmerie a diffusé un portrait-robot du tueur, a-t-elle répété. Tu l'as vu ?
- Je croyais l'affaire classée.
- Non. Et il s'agit bien d'un meurtre. Un viol puis un meurtre. On aurait pu la sauver.
- Tu sais bien que non. Il y avait déjà pas mal de monde sur la plage quand tu as entendu crier. Parmi d'autres cris et le fracas des vagues. Même avec des jumelles...
- Ne parle plus jamais de tes jumelles, a dit froidement Catherine. Va voir le portrait-robot demain et appelle-moi.
- J'ai pas ton numéro.
- Je sais. Le voilà.
Je suis resté un temps infini à tourner retourner dans mes mains le bout de papier où Catherine avait écrit son téléphone. Elle m'avait confié le calvaire de son enfance et voilà qu'une série de dix chiffres reléguait l'horreur au dernier plan. Eussé-je gagné une fortune au loto que je n'aurais pas été plus joyeux, plus excité, plus angoissé, ballotté sans cesse d'une rive à l'autre des sentiments.
Le lendemain, au commissariat le plus proche, je découvrais que le portrait du tueur avait des ressemblances avec le bonhomme au chien.

jeudi 29 novembre 2012

La tentation des combles #9

Le docteur Klamm tient ses promesses mais beaucoup trop tôt à mon goût. Il a sonné à sept heures du matin, fringant comme un poulain sous le soleil, et j'ai failli me casser la figure en dévalant l'escalier pour lui ouvrir.
- Je viens voir où vous avez mis l'oiseau.
- Là. Dans le jardin.
- Ah ! Oui, bien sûr, c'est logique. On met les vrais oiseaux en cage et les autres en liberté.
Le docteur Klamm a fait le tour du jardin, regardé l'oiseau sur sa branche et ramassé quelques avions en papier. Il a lu les questions que j'avais condamnées à la relégation, a émis des bruits de gorge qui m'ont paru approbateurs. Mais comment savoir vraiment avec le docteur Klamm ? En tout cas, la satisfaction qu'il affichait n'était pas feinte. Il prenait un plaisir enfantin à tout regarder dans mon salon et m'a demandé d'innombrables précisions sur la maison. Puis il a voulu boire un café que je me suis empressé de lui apporter avec des gâteaux secs. Encore mal réveillé, je n'arrivais pas à m'expliquer sa présence chez moi. Elle ne m'étonnait pas, d'autant qu'il m'avait prévenu qu'il viendrait, mais je m'obstinais à en chercher la motivation profonde.
- Avion en papier, avion en papier, a dit le docteur Klamm comme si mes pensées se lisaient sur ma figure. Je veux seulement voir votre maison. Rien de compliqué là-dedans. Je reviendrai, d'ailleurs, mais pas à sept heures du matin. Les maisons ne parlent pas de la même façon à sept heures du matin et à midi. Vous comprenez ? Bon. Montrez-moi les autres pièces, y compris le garage, et nous irons constater l'avancement de vos travaux.
Le docteur Klamm, à l'occasion volontairement distrait dans son cabinet, capable de changer de sujet alors même que je disais quelque chose d'important, écoutait mes commentaires en prenant des notes sur un calepin. La cuisine et le garage l'ont particulièrement intéressé.
- C'est vraiment bien chez vous. Vous êtes parvenu à construire un ordre solide. L'évier garde encore quelques traces de saleté, j'ai aperçu deux ou trois mégots sous les meubles et quelques moutons collants dessus. Voilà des signes qui me rassurent. En revanche, où que j'aie posé mes yeux, je n'ai rien vu de Catherine.
J'étais tellement sidéré que le docteur Klamm, avec une infinie douceur, m'a fait asseoir sur une vieille banquette de camion récupérée dans une déchèterie et il s'est lui-même installé à côté de moi en croisant les jambes. L'ampoule sans abat-jour du garage enrobait le capot de la Clio d'une lumière flasque. Une toile d'araignée tremblotait au plafond. Une autre courait autour d'un pneu crevé. De la limaille de fer grésillait mystérieusement sur l'établi.
- Drôle d'endroit pour une consultation, ai-je bafouillé en allumant une cigarette.
Le docteur Klamm a éludé ma remarque d'un revers de la main, a toussé, s'est mordu la lèvre inférieure. C'était la première fois que je le voyais chercher ses mots. Dépouillé de son autorité de savant, il avait l'air d'un enfant à consoler, qu'on prend sur ses genoux en le faisant sautiller.
- Nous sommes dans une situation délicate. Vous devez m'aider. J'ai le sentiment d'avoir sous-estimé la gravité de votre cas. Montrez-moi quelque chose qui a appartenu à Catherine et je serai soulagé. Quand on a partagé la vie d'une femme pendant des années, avec autant d'intensité, on conserve toujours une bricole, un objet de rien, je ne sais pas moi, un bouton par exemple. En regardant bien dans vos tiroirs vous allez en trouver un. Avec un reste de fil autour. Pour vous souvenir des circonstances dans lesquelles Catherine l'a perdu. Et comment elle l'a cherché partout, quasiment au désespoir parce qu'elle n'en avait pas de rechange et qu'elle ne pourrait plus porter comme avant la robe d'où il est tombé. Cette robe qu'elle préférait à toutes ses autres robes, qui était comme une deuxième peau. Je suis même sûr que vous pourriez me dire la couleur du fil. Que serait un bouton sans ce reste de fil ? Quelle histoire raconterait-il ? Aucune ! Vous me suivez ?
Je ne suivais pas du tout le docteur Klamm qui avait retrouvé son insolence. Ses insinuations me déplaisaient. J'aurais de loin préféré qu'il me traite de menteur.
- Je peux fouiller tous mes tiroirs, toutes les poches de mes pantalons, de mes vestes, de mes pyjamas si vous y tenez, je finirai par trouver un bouton et je vous dirai qu'il a appartenu à Catherine en prenant un air ému, recueilli, pénétré. C'est ça que vous voulez ?
Le docteur Klamm s'est mis à respirer bruyamment par le nez. Il a décroisé ses jambes, massé ses mollets, gratté un poil imaginaire sur son menton.
- Vous serez guéri quand vous n'irez plus voir Catherine, m'a-t-il dit sèchement, et vous le savez bien.
La suite de notre entretien s'est déroulée sur le même ton. Le docteur Klamm a dit que mon vélo d'appartement et son siège de bébé lui faisaient pitié. Mon réduit n'avait pas davantage grâce à ses yeux. Cloisons branlantes, fils électriques mal raccordés, interrupteurs montés à l'envers, risque d'incendie.
- Vous devriez tout démonter et tout refaire, avec des matériaux plus solides, des finitions plus abouties. Et enlevez cette tapisserie à fleurs, elle ne vous vaut rien de bon. Je vous l'avais dit.
Les paroles du docteur Klamm ont résonné toute la journée dans ma tête. Je n'ai pas travaillé à mon réduit. Je n'ai pas pédalé sur mon vélo. J'ai ouvert une armoire, une penderie, une commode, un buffet, passé au crible tiroirs et étagères. J'ai sondé les espaces entre les plinthes et les murs avec une aiguille à tricoter. J'ai inspecté tous les renfoncements de la maison, dans la chambre, dans la salle de bain, et même dans le garage car je me suis souvenu que nous avions fait l'amour, Catherine et moi, sur la banquette du camion. Mais je n'ai rien trouvé. Ni épingle à cheveux ni bouton. Le docteur Klamm pouvait bien continuer à me persécuter, me traîner sur le banc des coupables, clamer haut et fort ma mythomanie. Je n'avais aucune preuve pour assurer ma défense. J'ai pleuré.

lundi 26 novembre 2012

La tentation des combles #8

 Le fait divers de la plage de M*** m'a plongé dans une grande confusion mentale. Pendant plusieurs jours, je n'ai pas vu Catherine. Je n'ai pas cherché à la voir. Elle non plus n'a pas cherché à me voir. Nous éprouvions, sans doute, la nécessité de cacher à l'autre un malaise trop poisseux. Rien de tel que la solitude pour laver le linge sale dans la tête.
Une entreprise avait besoin de bras pour décharger des camions. Malgré ma constitution d'asthénique rongé par la mélancolie, j'ai proposé mes services. Le patron, dubitatif, m'a quand même embauché à l'essai. Je me suis mis au travail avec ardeur et j'ai tenu deux mois. Toutes les nuits, je rêvais de sacs de ciment, de conserves espagnoles, de boîtes de clous et de rivets, de nourriture canine ou féline et j'en passe. Jamais le sommeil ne m'avait autant fatigué. J'aurais dû prendre du muscle. Je n'en prenais pas.
Un soir, fiévreux, les tempes au bord de l'éclatement, je suis rentré du travail en glapissant des mots obscènes. J'ai aperçu le vieux bonhomme amateur de barres parallèles que nous avions rencontré dans le parc, Catherine et moi, et j'ai décidé de le suivre. Nous nous étions demandé s'il était heureux ou s'il avait du chagrin. Je voulais en avoir le coeur net.
L'individu allait d'un pas égal. Semblait indifférent aux embarras de la foule, à la circulation bloquée. Parfois, il ralentissait et regardait distraitement les façades des immeubles. Puis, tout à coup, il est monté dans un tramway. Je lui ai emboîté le pas. Je me suis installé de façon à voir son reflet sur une vitre. L'homme n'avait pas l'air si vieux finalement. Ses joues étaient certes un peu tombantes, son cou accusait quelques rides mais ni son front ni ses lèvres. Le soir, peut-être, lui convenait mieux que le matin, avec son chien cafardeux.
Le tramway s'est rapidement rempli de voyageurs et je l'ai perdu de vue pendant une dizaine de minutes. Je n'ai pas changé de place pour autant car j'avais l'intuition que le bonhomme descendrait au terminus, dans une heure. J'en ai profité pour essayer de me reposer. En vain. Mes tempes étaient de plus en plus douloureuses. Une veine trop pleine palpitait à mon poignet. Des relents de sueur, des sédiments de crasse m'incommodaient. Et le fait divers de la plage de M*** me trottait dans la tête. La gendarmerie avait déclaré peu de choses aux journalistes. La victime, une quarantaine d'années, était blonde. Son corps ne portait aucune trace de coup. Il n'y avait pas de témoins. Cependant Catherine avait entendu quelqu'un crier dans le blockhaus. Elle était sûre qu'il s'agissait d'une femme. Elle en était sûre malgré la rumeur océane, les hurlements des gosses dans l'eau, le vent dans les tessons. Comment naissent les certitudes ? Sont-elles précédées d'une intuition pareille à celle qui me faisait affirmer que le bonhomme descendrait au terminus ? Il faudrait en parler avec Catherine. Mais où la retrouver ? J'ignorais son adresse et n'avais jamais cherché à la connaître. Catherine ne s'en était pas étonnée. Elle connaissait la mienne, c'était suffisant. Je saurais attendre.
Le terminus, planté comme une chimère dans une zone industrielle sans visage, approchait. Où pouvaient bien se rendre les rares voyageurs encore présents ? Qui étaient-ils ? Je me suis raconté que nous faisions partie d'un jeu dont nous n'avions pas conscience. Le jeu des filatures. Il y avait cinq poursuivants et cinq poursuivis. Porté par cette idée creuse, j'ai imaginé que le même jeu se déroulait au même moment un peu partout dans la ville, voire dans le pays tout entier. Quelqu'un, à la façon d'un aiguilleur invisible, dirigeait d'une main de fer le champ de manoeuvres. Maître de nos destinées, il pouvait exercer sur nous son droit de vie et de mort accorder à tel ou tel d'intarissables félicités ou, au contraire, des tourments à n'en plus finir. Le hasard, qu'il avait conservé pour pimenter son plaisir, ne gagnait jamais la partie, ne pouvait pas la gagner.
Le tramway a éteint son moteur, ses lumières. La fermeture automatique des portes a émis un gargouillement de mollusque. La nuit tremblait sur les rails. Avivait d'un éphémère éclat les cailloux du ballast. Les gens se retenaient de marcher trop vite, voulaient se couler sans encombres dans les murmures du silence. Je suis sorti le dernier du tramway et j'ai vu le bonhomme sur le quai d'en face, prêt à monter, déjà, dans la rame du retour. J'étais déçu. Malgré mon corps rompu de fatigue je m'étais préparé à une filature plus excitante. Pauvre petit bonhomme, me suis-je dit, voilà donc tout ton mystère ! Tu te donnes un point de départ qui détermine ton point d'arrivée et tu reviens. Tu es ce point mille fois répété sur cette ligne sans épaisseur. Qu'on finit par ne plus voir. Tu ne te vois même plus toi-même.
J'ai suivi le bonhomme plusieurs jours d'affilée et c'était toujours le même manège insupportable. Il y avait forcément une fêlure à découvrir, si infime soit-elle. Je m'étais lancé dans l'espionnage de mes congénères avec l'espoir de percer le secret des vies ordinaires et je commençais à croire que je brassais du vent. Les questions sur ma propre existence n'en étaient que plus envahissantes. Mon patron me reprochait de manquer de concentration, de commettre des erreurs qui ralentissaient le travail de mes collègues. Je devais absolument réagir si je souhaitais garder ma place. Je ne voyais qu'une solution. Pénétrer dans la maison du bonhomme. Tout passer au peigne fin. Terrasser l'hydre du mystère et gagner ainsi une paix bien méritée.
La maison était d'apparence plutôt cossue, avec une façade de six fenêtres. Un jardin bien entretenu l'entourait. Caché dans ma voiture, je l'ai longuement surveillée à la jumelle. Le bonhomme y vivait seul avec son chien. Quand il sortait, il mettait la clé dans un pot de fleurs. J'investirais les lieux pendant sa promenade en tram, je neutraliserais le chien en lui offrant quelques boulettes de viande et je n'aurais à forcer ni porte ni fenêtre.
Au moment de passer à l'action, je n'en menais pas large malgré ces conditions idéales. Dès que je suis entré dans le couloir le chien a aboyé. Il s'est jeté sur moi et sa langue ardente me labourait les joues. J'ai failli tomber à la renverse sur un guéridon où fanfaronnait une vasque en porcelaine avec un broc médiocre au milieu. Les boulettes de viande m'ont heureusement sauvé de la catastrophe. J'ai d'abord visité la cuisine et le salon. Les meubles étaient impeccablement rangés, sentaient la lavande de synthèse. Des paysages d'automne sous un soleil déclinant décoraient piètrement les murs. Quelques photos de famille sur un buffet ont attiré mon attention. Il y avait là toute une flopée d'adolescents qui pouvaient être des fils et des filles, des neveux ou des nièces, figés pour l'éternité sur le capot d'une voiture de sport ou à côté d'un monument italien. Des tantes et des oncles en habits du dimanche et bien coiffés leur tenaient compagnie. En retrait, dans un cadre moins clinquant, l'aïeul de la famille en uniforme d'adjudant exhibait une médaille de la guerre d'Indochine. Il semblait dire ce que tous les adjudants disent partout : qu'il en avait bavé, qu'il avait vu et commis des atrocités, qu'il avait eu une sacrée chance d'échapper à la mort.
Mais personne ne ressemblait au bonhomme. Tous ces gens étaient gros alors que lui non. Je me suis dit que, dévoré par une insoutenable solitude, il s'inventait peut-être une famille de papier, avec des images découpées au millimètre près dans des revues. Mais pourquoi, toujours, des images de gros ? Je pensais tenir là le fil d'une très longue pelote qui me mènerait tout droit à l'élucidation du mystère.
Dans la chambre, le portrait en pied d'une femme obèse, qui ne pouvait pas venir d'un journal, a renforcé mon sentiment. Elle partageait avec le bonhomme des cheveux assez drus, la même courbure du menton et une touche de mélancolie dans les yeux. Mais je n'ai trouvé aucune photo de lui pour mieux comparer les ressemblances. Quelque chose clochait. Quand on prend la peine d'exposer des photos de famille, on aime en faire partie. On est alors dans son bon droit de causer de soi en se présentant sous son meilleur jour. On éprouve une joie savoureuse à épater ces neveux et nièces qu'on voit une petite heure tous les deux ans. On en garde longtemps le goût pour peu qu'on ait une prédisposition au petit bonheur.
Mais qui était cette femme obèse ? Quel rôle majeur avait-elle joué dans la vie du bonhomme ? Epouse légitime ou amante ? Vivait-elle toujours ? Saurait-elle épancher ses souvenirs si je la rencontrais ? L'irruption du chien dans la chambre a coupé court à mes questions. L'animal trop glouton voulait d'autres boulettes de viande et je n'en avais plus. Il a commencé par m'attendrir en dressant les oreilles puis il s'est mis à aboyer de plus en plus fort quoique sans méchanceté. J'ai posé mes doigts sur mes lèvres, roulé des yeux furibonds, tapé du pied mais il a cru que j'avais envie de jouer avec lui. Je l'ai regardé tourner en rond après sa queue et j'ai eu une peur bleue. Qu'il saute sur le lit, casse un bibelot de la table de nuit et le bonhomme, habitué à un chien discipliné, se ferait tout un roman. En me repliant vers la sortie, j'ai soigneusement évité la vasque et le broc toujours intacts sur le guéridon et je suis rentré comme un chasseur bredouille. Mon intrusion n'avait servi à rien. J'ignorais si le bonhomme menait ou non une vie ordinaire en dépit de ses bizarreries et j'entrevoyais enfin le paradoxe dans lequel j'évoluais. Jamais je ne parviendrais à vivre comme tout le monde en espionnant mes semblables, en commettant des effractions qui pourraient me causer des ennuis avec la police.
J'ai voulu m'allonger sur mon canapé, plonger dans un coma sans fond ni mémoire, mais la place était prise. Catherine dormait. Ses cheveux répandaient autour d'elle un tapis de soie fragile. Ses paupières avaient des frémissements de coquelicot titillé par la brise. Mes yeux se sont embués. Tant de beauté, là, venue pour moi, seulement pour moi. J'aurais aimé la prendre dans mes bras et la couvrir des caresses les plus douces. J'étais un amoureux comme tous les amoureux, naïf indécrottable. Mon imagination se peuplait de monts enchanteurs, de cornes d'abondance et autres sottises du même tonneau.
Quand, après toutes ces années, je repense à cet instant, je regrette de n'avoir pas davantage lâché la bride à mes rêves. Mais je ne pouvais pas savoir ce qui allait se passer. L'individu le plus méthodique se serait également fourvoyé. Le bonheur, même aussi bref qu'une étincelle, rend aveugle pour longtemps.

samedi 24 novembre 2012

La tentation des combles #7

Un matin d'été, Catherine s'est pointée à la maison tout excitée. Elle voulait qu'on aille à la plage de M***. J'ai essayé de lui dire que je venais juste d'être embauché par un électricien, que nous avions un chantier à livrer sous huitaine mais je n'ai pas pu me faire entendre. J'ai laissé un message d'excuses sur le répondeur de mon patron et nous sommes partis. J'étais content.
J'ignorais encore à peu près tout de Catherine puisqu'elle se dérobait à la plupart de mes questions. Ses sautes d'humeur me rebutaient parfois mais j'aimais la voir heureuse. Et elle l'était vraiment ce jour-là. Ce bonheur semblait se communiquer au soleil qui gonflait ses joues pour souffler sur nous ses rayons. Nous roulions sur l'autoroute en écoutant une espèce de sirop musical assez dégoûtant. Catherine s'évertuait à vernir les ongles de ses pieds posés sur le tableau de bord. Elle essuyait avec un kleenex les dérapages du pinceau mais si mal qu'au bout d'un quart d'heure on aurait dit qu'elle saignait. Un peu renfrognée, elle a monté le son de la radio et regardé les camions sur la file de droite.
- Imagine qu'on revoit une bétaillère, ai-je dit, mais avec des moutons.
Catherine n'a pas répondu.
- C'est sympa, les moutons, ai-je ajouté bêtement. J'ai toujours été sensible à ces bestioles. Les moutons sont plus fragiles que les cochons. Ils finissent de la même façon qu'eux mais ils sont plus fragiles, tu ne crois pas ?
Catherine a posé sa main sur ma cuisse en guise de réponse et je n'ai pas insisté. Son bonheur n'avait que faire à ce moment-là des comparaisons animalières. Il avait seulement besoin de silence. Nous avons quitté l'autoroute et pris la vieille route sinueuse. Le goudron exhalait des fumerolles vibrantes sous le soleil. Les pneus faisaient un drôle de bruit pâteux, comme si nous roulions sur du chocolat à tartiner.
- Tu trouves pas, ai-je dit dans l'espoir de lancer enfin une vraie conversation, qu'on dirait du chocolat ?
- Oui, a dit Catherine en riant, du chocolat noir. J'adorais ça mais maintenant plus du tout.
- Pourquoi ?
- Je sais pas. Les goûts changent quand on grandit.
- Moi je l'aime toujours autant.
- C'est parce que tu n'as pas grandi, voilà tout.
Nous avons discuté pendant dix minutes pour savoir lequel des deux avait ou non grandi et nous avons aperçu les premières frondaisons de la forêt domaniale de M***. Elle se dégorgeait encore de la rosée nocturne. Quelques cyclistes en maillot rejoignaient par la piste bétonnée une tente ou un mobil home.
- On pourrait s'arrêter là et aller à la plage par les bois, a proposé Catherine.
Et nous nous sommes retrouvés parmi les fougères et les genêts. Un escargot glissait le long d'un tronc. Nous avons observé son sillage argenté qui resterait longtemps après le passage du gastéropode. Des questions philosophiques à trois francs si sous nous sont venues à l'esprit. Sur les traces laissées par les humains. Sur leur durée. Sur leur mémoire. Sur leurs conséquences. Ce vain bavardage nous a beaucoup amusés. Catherine m'a dit que son prof de gym se prenait aussi pour un philosophe et que le ridicule n'avait pas réussi à le tuer.
- Un poète doublé d'un philosophe ! Tu te rends compte ? Mais je l'aimais bien quand même. Dommage qu'il se soit mis à picoler. Il avait des accès de tristesse à n'en plus finir. Pas moyen de le consoler. Même au lit. De toute façon, ses performances amoureuses n'étaient pas au top non plus. Il était capable de s'arrêter en pleine action et de s'endormir presque aussitôt. Je sais pas si c'est à cause de ça qu'il a commencé à boire. Tout prof de gym qu'il est, costaud, endurant, rapide au cent mètres, je pense qu'il a une fêlure. Une fêlure qui a du charme d'ailleurs. J'ai jamais pu m'entendre avec des gens qui n'en ont pas. Ils sont trop assommants. C'est peut-être parce que, enfin, peut-être que, bref, je sais pas.
Et Catherine est partie en courant. Des brindilles se prenaient dans sa robe à fleurs. Des racines surgies des sables profonds giflaient ses mollets. Elle allait trébucher, tomber, se blesser. Catherine voulait-elle trébucher ? Désirait-elle se blesser ? Pour me faire oublier les mots qu'elle avait dits sur les fêlures humaines ?
J'ai rattrapé son corps avant la chute, j'ai serré contre moi ses frissons, ses battements de coeur. J'ai trouvé dans la pointe grise de ses yeux une lueur plus sombre. Catherine n'était pas du genre à se confier facilement. Même à moi. J'ai proféré quelques banalités de diversion et nous avons marché main dans la main comme des amoureux ordinaires, en silence. Une clairière s'est soudain ouverte sous le couvert des arbres. Il y avait là un tapis d'herbes douces à caresser et un empilement de troncs marqués de plaies orange. L'endroit idéal pour faire l'amour. J'ai étendu la couverture que nous avions emportée et nous avons roulé l'un sur l'autre comme des chats à la dispute. La brise d'été dans les plus hautes ramures a bercé nos effusions. Un oiseau a chanté. Nous avons fumé en regardant le ciel. Puis j'ai bondi sur les troncs coupés et je me suis amusé à imiter un discobole. Ma carrure n'ayant rien d'athlétique, Catherine a beaucoup ri.
- Une maison dans les arbres, ai-je rêvé tout haut.
- Toi Tarzan et moi Jane, a dit Catherine.
- Avec des bananes et des ananas à tous les repas, ai-je ajouté en me frappant la poitrine.
Le tintement lointain d'une cloche a mis un terme à nos petits jeux forestiers. Midi, peut-être, sonnait. Comme nous voulions éviter les hordes familiales, nous avons pressé le pas. Et la mer est apparue dans une trouée entre les pins. Nous ne l'entendions pas encore. Seuls ses mouvements de drap déplié nous parlaient.
- Le silence raconte souvent davantage que la rumeur, a dit Catherine presque en chuchotant.
Sur notre gauche un blockhaus de la deuxième guerre mondiale s'enfonçait dans le sol un peu plus chaque année. De joyeux fêtards l'avaient tagué de mots obscènes. Des tessons de canettes dressaient au sommet de l'édifice une défense dérisoire. Le vent s'écorchait dessus, jetait au néant une plainte sinistre, tour à tour murmurante et grondante.
Nous avons ôté nos chaussures, enfilé nos maillots et nous avons couru sus aux vagues de la marée montante. L'énergie de Catherine aux prises avec les rouleaux me subjuguait. J'ai repensé aux fêlures que les gens ont dans la tête. Même petites, elles finissent par inquiéter autant qu'elles séduisent. Catherine me séduisait, c'était évident, mais, à la regarder s'éloigner du rivage, une boule se mettait à grossir dans ma gorge. Elle m'envoyait des signes, essayait de me convaincre que l'océan était beaucoup plus calme derrière les rouleaux. J'hésitais. Nous étions dans une zone non surveillée. Il n'y avait personne à moins de cent mètres. J'en envoyé moi aussi des signes à Catherine pour lui demander de revenir. Rassemblant tout mon courage, j'ai percé le front des flots sur quelques mètres. Une lame particulièrement violente m'a aussitôt éjecté vers le sable. Je suis tombé et mon menton a heurté des galets. J'étais groggy. J'étais aveugle. Catherine est arrivée à mon secours peu de temps après et, tout en m'essuyant pour que je retrouve la vue, s'est moquée de moi. Je lui ai répondu assez vertement que je n'avais pas les compétences natatoires de son prof de gym. J'ai boudé.
Des gens commençaient à débarquer sur la plage. Floraison de parasols Ricard ou Gervais. Glacières qui sentaient le saucisson. Radios gueulardes. Gosses et chiens, grand-mères.
Pendant que Catherine se bronzait recto verso, j'ai essayé de voir clair dans mes pensées. J'ai marché à la frontière de l'eau et du sable. Il fallait que j'aie avec Catherine un tête-à-tête sérieux. C'était tout de même à cause d'elle que mon nouveau patron allait me virer. Mais comment m'y prendre ? Je n'avais pas encore le docteur Klamm pour m'aider. Je mettais bout à bout les phrases les plus percutantes de Catherine, je les manipulais comme un puzzle, je déplaçais des mots à l'intérieur d'elles. Sans succès. " Un jour ou l'autre, toutes les mères sont de mauvaises femmes", avait-elle dit. Ou bien : " J'ai connu un vrai porc, il a fini par se pendre." Je me souvenais aussi de ce propos alambiqué que Catherine m'avait tenu lors de notre première rencontre. " Je sais que je plais mais j'aime aussi déplaire. Je vous ai volé votre briquet pour vous déplaire alors que vous me plaisez."
Pourquoi Catherine aimait-elle déplaire ? En retirait-elle une obscure jouissance ? Sa mère s'était-elle comportée comme une mauvaise femme ? Et quelle faute avait donc commise le "vrai porc" pour se pendre ?
J'ai continué à marcher. J'ai scruté l'horizon. Sa ligne mouvante semblait se dédoubler. Une pour le ciel. Une autre pour l'océan. Deux réalités tantôt superposées, tantôt disjointes. Puis j'ai entendu des pas précipités derrière moi. C'était Catherine, toute pâle. Elle s'était rhabillée en quatrième vitesse, avait remballé notre couverture et tenait dans ses mains mon pantalon, ma chemise, mes chaussures.
- Quelqu'un a crié dans le blockhaus, a-t-elle dit, essoufflée. Une voix de femme. J'en suis sûre.
J'ai soupiré. Nous venions à peine d'arriver qu'il fallait déjà partir.
- Ton ex a raison, ai-je dit méchamment. Tu es vraiment inconstante. Je reste là.
Catherine m'a jeté mes vêtements à la figure et s'est précipitée vers le blockhaus. Elle était dans un tel état d'énervement que je l'ai suivie. Les idiots de la plage rigolaient de nous sans se cacher. Il est vrai que mon pantalon pendouillait, que ma chemise était mal boutonnée, mes chaussures mal lacées. La précipitation ne m'avait jamais réussi. J'avais tout l'air d'un clown.
- C'est le vent, rien d'autre, ai-je maugréé.
- Va voir, a trépigné Catherine.
J'ai obtempéré. J'ai allumé mon briquet et je suis entré dans le blockhaus. Je n'étais pas très rassuré. Les miaulements du vent dans les tessons me faisaient un drôle d'effet. On aurait dit des chats en train de se battre, ou des vagissements de bébé abandonné, ou, oui, pourquoi pas, le cri d'une femme en détresse. J'ai promené la flamme de mon briquet sur les parois du blockhaus mais, à part une insoutenable odeur de pisse et des graffitis pornos, je n'ai rien détecté d'anormal. Catherine m'embarquait de force sur la galère de son imagination. C'était exactement ça. Elle me réduisait en esclavage et je ne savais pas me défendre. Je suis sorti du blockhaus très remonté.
- A part le fantôme d'un soldat allemand avec qui j'ai joué à la belote, tout va bien, ai-je dit en essayant de rigoler.
Je m'attendais à une sévère rebuffade voire davantage. Catherine me sauterait au visage tous ongles dehors et je ne me reconnaîtrais plus dans une glace. C'est exactement le contraire qui s'est produit et, encore aujourd'hui, je ne m'explique pas ce changement d'attitude. Catherine s'est frottée contre moi en faisant des moues aguicheuses, m'a supplié de l'excuser, a invoqué un coup de fatigue parce qu'elle avait trop nagé. Nous sommes rentrés comme si rien de désagréable ne s'était passé. J'ai déposé Catherine devant la piscine municipale après un long baiser de cinéma. Elle m'a lancé des au revoir si enjoués que je me suis senti mal à l'aise. A la maison, j'ai appelé sans conviction mon patron pour apprendre qu'il m'avait déjà remplacé. J'ai mangé une cuisse de poulet qui marinait dans le frigo depuis huit jours. J'ai bu un fond de vin blanc et j'ai dormi comme une souche. Le lendemain, nous apprenions qu'une femme morte venait d'être découverte sur la plage de M***, à cent mètres du blockhaus.

mercredi 21 novembre 2012

La tentation des combles #6

J'ai voulu parler du fait que Catherine n'aime pas sa mère mais le docteur Klamm a refusé de m'écouter. Il s'est bouché les oreilles et me jetait des regards lourds de reproches. Des courts-circuits grésillaient au fond de ses pupilles, couvaient des brandons qui rougeoyaient dangereusement. Si le corps du docteur Klamm s'enflammait, l'incendie m'atteindrait aussi et je ne saurais pas fuir. Toute ma mémoire s'effondrerait comme un château de cendres et celle de Catherine pareil. 
 
- Vous vous souvenez, l'autre jour, quand je vous ai donné l'oiseau, je vous ai dit que j'étais content de vous. Vous m'avez demandé pourquoi. Je ne vous ai pas répondu. J'espérais que vous trouveriez la réponse. Elle est simple pourtant. C'était la première fois que vous ne parliez pas de Catherine. Je ne dis pas qu'elle n'est pas importante. Je crois vraiment que vous avez eu avec elle une relation hors du commun, à la limite extrême des passions terrestres, mais aujourd'hui, l'essentiel, c'est vos travaux. Du concret. Une cloison mal sciée qu'il faut retailler à la bonne dimension. Des vis trop grosses qui font éclater le plâtre. Vous me comprenez au moins ? 
 
Le docteur Klamm s'est radouci, ses yeux ont retrouvé leur aspect ordinaire et il m'a invité à poursuivre d'un geste presque engageant. J'ai parlé de mon réduit. J'ai eu effectivement des problèmes de cloison et de vis. J'ai dû changer un rail à cause d'un coup de marteau malencontreux. Ce genre d'ennui arrive sur tous les chantiers. Qu'on soit adroit ou non. Mais j'en ai bientôt terminé avec les cloisons. Les enduits sont faits. Reste plus qu'à poncer et à tapisser. A moins que je choisisse de peindre. J'hésite.
- Pourquoi hésitez-vous ?
- J'ai peur qu'avec l'humidité la tapisserie fasse des cloques. Et puis, quoi prendre comme tapisserie ? J'ai pensé à des fleurs.
- Ah, non ! Surtout pas de fleurs. Vous allez étouffer. Peignez tout en blanc. Les vertus du blanc sont innombrables, notamment sur le système lymphatique. Et votre vélo ?
Mon visage s'est éclairé d'un vaste sourire. Le docteur Klamm adore quand je parle de mon vélo.
- Je m'entraîne tous les jours, ai-je dit, un quart d'heure pour commencer. Je mets mon short et mes baskets et j'y vais doucement au début. Pour détendre les ligaments. Le siège de bébé que j'ai installé à la place de la selle rend le pédalage plus agréable. Et quelle extase de voir défiler les kilomètres sur le compteur quand j'augmente la vitesse ! J'ai l'impression que les chiffres se transforment en paysage. Je ferme les yeux et je vois des routes avec des arbres courbés sur le bitume. Je longe des rivières au murmure bucolique. J'admire la vieille architecture des vieux ponts. Il m'arrive même de siffloter. A la fin de l'entraînement, j'écris sur un carnet le nombre de kilomètres que j'ai parcourus. Je dépasserai bientôt les trois cent quatre-vingt mille. L'équivalent d'un voyage de la Terre à la Lune. 
 
Le docteur Klamm se grattait le ventre de plaisir. Mon récit, disait-il, était une allégorie qui incarnait la tragédie de l'existence humaine. Sisyphe, avec son misérable rocher de carton-pâte, n'était qu'un héros de dernière catégorie. L'individu rivé à son vélo d'appartement pour décrocher les étoiles, en revanche, méritait la plus haute marche du podium. Puis il a pris ses agates dans leur pot de verre et ne s'est plus occupé de moi. 
 
J'ai quitté le cabinet sans un bruit et je me suis promené dans la ville avant d'aller voir Catherine. J'ai traversé des places, des jardins, écouté le babil d'une fontaine et le raclement d'une brosse métallique sur un mur qu'on ravalait. J'étais apaisé. Aucune des questions qui me passaient par la tête ne connaîtrait l'exil sur un avion en papier. Catherine serait ravie de me voir enfin réconcilié avec moi-même. 
 
Un groupe de personnes devant une vitrine a attiré mon attention. Leur immobilité m'intriguait. On aurait dit des mannequins. Ou des aventuriers de l'espace coincés entre deux mondes dans un sas invisible. J'ai eu un léger pincement à la pointe du cœur. Les mannequins m'ont toujours effrayé. Il y en avait un dans la chambre de ma mère, amputé d'un bras, absolument terrifiant. La nuit, quand j'entendais craquer une latte du plancher, j'étais sûr que c'était lui qui marchait et, pour peu que j'aie fait quelque bêtise dans la journée, je lui prêtais les pires intentions à mon égard. Quant aux aventuriers de l'espace, même si leur épopée me fascinait, mon instinct me recommandait la plus grande méfiance. Mais que risquais-je vraiment puisque nous étions en plein jour ? J'appellerais au secours à la moindre alerte et je serais sauvé.

Je me suis approché du groupe comme si je n'avais pas peur, en retenant néanmoins ma respiration. Un écran géant dans la vitrine diffusait un film catastrophe. Une rue était en feu dans une ville américaine. Des gens prisonniers des flammes sautaient par les fenêtres. Des bandes de pillards dévalisaient les magasins éventrés, tiraient à l'aveuglette pour protéger leur butin. Des canalisations d'eau et de gaz explosaient, projetaient d'indistinctes gerbes de métal et de chair humaine. Des membres arrachés, des têtes coupées s'écrasaient sur la chaussée et flambaient comme de l'étoupe. Le ciel, trop chargé de suie, se fissurait de partout. Il renverserait en tombant les immeubles encore debout et l'incendie gagnerait toute la ville, battrait la campagne jusqu'aux rivages océaniques. C'était la fin du monde. 
 
J'en étais à me demander quel intérêt ce film pour apprentis bouchers pouvait bien avoir lorsqu'une femme est apparue à l'écran. Elle portait des cuissardes à lacets, un body hérissé de lamelles en aluminium et bien échancré au niveau de la poitrine. J'allais passer mon chemin mais un gros plan sur le visage de l'héroïne m'a figé moi aussi comme un mannequin de cire. La femme avait une longue balafre sur le front. N'importe quel spectateur un peu critique aurait ri. Pas moi. Un voile épais se déchirait dans ma mémoire. Je me suis reconnu au volant d'une voiture. Le soleil miroitait sur le goudron. Le moteur vrombissait et les roues miaulaient dans les virages. J'ai poussé un cri. Les gens autour de moi se sont enfin animés et m'ont jeté de sales regards. Tant bien que mal, mes jambes ont pu me conduire à la terrasse d'un café et j'ai commandé une bière. Ma voix avait soudain un timbre très étrange. Comme si on l'avait enfermée longtemps dans un caisson hermétique et qu'elle était enfin libre mais perdue. Je n'ai pas bu ma bière tout de suite. J'ai observé les micro bulles de la mousse. Leur dissolution. Elles s'incorporaient à la masse du liquide sans en troubler la transparence. Sans doute en allait-il de même pour la mémoire dormante. Des bribes de souvenirs vont et viennent à la surface, dans un état intermédiaire entre conscience et inconscience, puis c'est le grand plongeon vers les profondeurs qui n'en continuent pas moins à dormir. Mais le souvenir de la femme au front balafré était hélas d'un autre calibre. Impossible de m'en détacher. La scène se précisait même de plus en plus. La voiture traversait une forêt qui n'en finissait pas. Des ombres penchées lacéraient le bitume. Et il y avait un hérisson mort sur le bas côté.
- Pas de chance.
- Non, pas de chance. 
 
J'ai eu un mouvement de recul sur ma chaise et j'ai failli renverser ma bière. Des gens se sont arrêtés de parler, m'ont regardé comme tout à l'heure les mannequins devant l'écran. Le serveur m'a demandé si j'avais besoin de quelque chose. Il fallait que je m'en aille. C'était urgent. Je ne pouvais pas dire que j'avais entendu une voix et que je lui avais répondu.
J'ai quasiment couru pour retrouver Catherine. Le désordre dans ma tête prenait d'inquiétantes proportions. Cela ne m'était pas arrivé à ce point depuis longtemps. J'avais l'impression que le décor chavirait comme dans le film catastrophe. J'ai essayé de suivre la prescription du docteur Klamm, penser à mes travaux, coûte que coûte, mais les cloisons elles-mêmes ne tenaient pas debout. 
 
- Où allez-vous comme ça, jeune homme ? Vous savez bien qu'on ne court pas ici.
- On ne court pas, oui, c'est vrai, je l'avais oublié, ai-je balbutié en regardant un moineau qui picorait un rectangle de terre fraîchement remuée.
La vieille dame devant moi remplissait un seau d'eau au robinet d'un abri de jardin. Il y avait des roses rouges dedans, dont la robe miroitait sous un soleil pâle. Nous étions-nous déjà croisés, salués, souri sur le chemin qui mène à Catherine ?
- Bien sûr que oui, a dit la vieille dame comme si elle lisait dans mes pensées. Je viens tous les jours. J'arrache les mauvaises herbes. Je ramasse les mégots. J'arrose les chats qui font caca là où il ne faut pas. Tenez ! Je vous offre une rose. Elle vous portera bonheur.
J'ai mis mon nez dans la rose pour tromper l'émotion et j'ai fait demi-tour. Je n'ai pas vu Catherine. Chez moi, je me suis couché tout habillé. J'ai dormi pendant deux jours. Quand je me suis réveillé j'avais un goût de sable dans la bouche.

dimanche 18 novembre 2012

La tentation des combles #5

 Un jour, terrassé par le feu nourri des questions qui consumaient mes neurones, j'ai acheté une paire de jumelles pour observer mes voisins. Je voulais comprendre comment ils menaient une vie normale alors que la mienne me semblait de plus en plus décousue. Surtout depuis que je fréquentais Catherine.
J'ai jeté mon dévolu, c'était plus commode, sur le couple qui habitait la maison en face de la mienne. Je me suis d'abord intéressé au mari, un homme dont la raie au milieu résistait à tous les assauts du vent et de la pluie. Le matin, il partait travailler à neuf heures moins le quart et rentrait le soir à six heures et demie. Sourire égal au retour comme à l'aller, démarche souple et sans fatigue. Jamais en avance. Jamais en retard. Cet homme-là était une horloge d'une fiabilité à toute épreuve. Le temps subjectif, celui qui autorise tous les arrangements besogneux au service du plaisir, tous les mensonges à mots couverts et leurs menues trahisons, n'existait pas pour lui. Une telle régularité cachait forcément quelque chose de suspect. J'ai suivi sa voiture. J'ai observé sa conduite. Guettant un démarrage trop brusque, un coup de klaxon injustifié, un dépassement périlleux ou un feu rouge grillé. Une pointe de vitesse au-delà du cinquante à l'heure réglementaire, un agacement dans les embouteillages m'auraient rassuré. Mais non, c'était à croire que la voiture était conduite par un robot. J'ai donc épié la vie de ce mari exemplaire le samedi en espérant que son attitude serait plus décontractée puisqu'il ne travaillait pas. A dix heures, il sortait vêtu d'un jogging impeccable et se rendait en petites foulées au parc du bout de la rue. Il y avait là un parcours de santé avec des exercices à faire, extensions, roulades, grimpés, étirements divers, et il n'en manquait aucun. Il relisait les consignes avec la concentration d'un élève débutant et était si absorbé dans leur application que j'ai abandonné mes observations. D'autant que, même quand il secouait la tête, sa raie au milieu ne bronchait pas d'un poil.
La femme, plutôt jolie malgré des rondeurs mal réparties, faisait à domicile des travaux de couture. Son atelier donnait sur la rue et la fenêtre restait souvent ouverte. Les coupons de tissus, les bobines de fil, les vêtements à repriser ou à rapiécer étaient bien rangés mais sans maniaquerie. J'entendais le cliquetis de la machine. On aurait dit une berceuse. Le corps de la couturière se balançait d'avant en arrière et c'était toujours la même amplitude mécanique. Toutes les heures cependant, elle s'accordait une pause pour fumer une cigarette dans le jardin devant chez elle. Elle l'allumait avec une allumette qu'elle tirait d'une grosse boîte, pompait de longues bouffées viriles et jetait ses cendres par terre. Ce sont là des détails insignifiants pour la plupart des gens. Les fumeurs, à cette époque, n'avaient nullement honte de leur vice. Ils ne s'étaient pas tous convertis au briquet jetable et savaient qu'un peu de cendre enrichit la terre des jardins. J'étais néanmoins très heureux de ma découverte. Cette femme, dont le mari trop propre ressemblait à un robot, fumait. J'ai voulu en savoir davantage sur son compte. Mais c'était compliqué. Je ne pouvais pas m'introduire chez elle et me cacher dans une penderie, derrière sa lingerie intime. Démasqué, elle m'aurait pris pour un voyeur ou pire. La police m'aurait mis en garde à vue, le procureur de la république inculpé de plusieurs délits passibles de prison et adieu mes espoirs de vie normale. J'ai donc renoncé à cette première filature en me disant que je devrais mieux préparer la suivante.
J'ai demandé à Catherine de mobiliser toutes les ressources de son imagination. Nous venions de faire l'amour avec voracité sur le carrelage de la cuisine, de boire et de manger selon le même appétit. Nos paroles, après cette saine exténuation, flottaient dans le soir tombant.
- J'ai rien compris, a-t-elle dit. Je vois pas en quoi la vie de ta voisine pourrait éclairer la tienne.
- Je ne comprends pas bien moi non plus, ai-je avoué. Je sais qu'il est contradictoire d'aspirer à une existence ordinaire et d'espionner les voisins.
- Le fais pas, c'est tout.
Le ton de Catherine n'admettait aucune réplique. Je me suis tassé comme un petit vieux sur le canapé et j'ai regardé le bout de mes chaussures. Catherine a feuilleté une revue de mode en faisant claquer les pages. Elle était énervée.
- Le fais pas, c'est tout, a-t-elle répété.
Elle a filé dans la salle de bain, s'est enfermée à clé, et j'ai entendu l'eau couler pendant un quart d'heure. Que se passait-il dans la tête de Catherine ? Pourquoi une réaction aussi vive ? S'enfermer à clé était ridicule. Se laver si longtemps aussi. J'ai continué à me ratatiner lentement. L'air chargé de plomb s'attaquait à mes articulations, à mes jointures, à mes orifices. Le plafond écrasait ma nuque, mes épaules. J'ai pensé aller dans le jardin pour y reprendre mon souffle mais je n'ai pas pu me lever du canapé. Quand Catherine sortirait de la salle de bain, revigorée, joyeuse, elle verrait une espèce de morceau de viande sèche qu'elle s'empresserait de jeter à la poubelle sans imaginer une seconde que c'était moi puisque même mes yeux seraient broyés.
- Ah ! Je me sens mieux.
Catherine virevoltait dans mon peignoir de bain tout usé tout sale et trop grand pour elle. Ses cheveux mouillés dansaient au rythme de ses seins dont la pointe avait durci mais je ne les voyais pas. Je n'entendais pas non plus le bruit qu'elle faisait avec ses mains. Mon corps avait rompu toutes les amarres du réel. Le morceau de viande partait en lambeaux qui aussitôt disparaissaient. Mon esprit s'éparpillait dans tous les coins de la maison et mes pensées mouraient les unes après les autres. Lorsque j'étais enfant, le médecin disait que j'avais des absences mais que ça passerait en grandissant à condition de prendre du fortifiant et de faire du sport. J'ai grandi, j'ai avalé des centaines d'ampoules imbuvables, j'ai fait un brin de sport, j'ai même consulté d'autres médecins, des spécialistes ceux-là, et ils ont failli me tuer avec leurs médicaments.
Catherine a allumé la lumière. Des larmes sur mes joues, dont je n'avais pas conscience, lui ont fait peur. Elle s'est assise à côté de moi, m'a doucement enveloppé avec elle dans le peignoir de bain et nous sommes restés de longues minutes immobiles, sans un mot. Peu à peu, la chaleur de sa peau, les palpitations de son coeur m'ont ramené à la surface du réel. J'étais désorienté comme les nageurs trop vite remontés des bas fonds mais j'ai pu aller jusqu'à la cuisine et ouvrir une bouteille de vin. Puis Catherine m'a dit qu'elle avait envie de marcher dans les rues, de sentir la nuit sur elle. Nous avons emporté la bouteille. Nous avons bu en marchant, au goulot, de petites gorgées. J'ai repensé à mes voisins, à leur vie sans imprévu ni accroc dans le tissu serré des habitudes mais je n'en ai pas parlé. Je me suis laissé porter par le chemin de Catherine. Et je me suis demandé si je l'aimais, si elle m'aimait. Nous nous connaissions maintenant depuis un an et je ne m'étais jamais posé la question.
- Catherine !
- Oui ?
- Non. Rien.
Nous avons fini la bouteille de vin sur un banc dans le parc aménagé en parcours de santé. Quelques trouées blanches éclaircissaient les feuillages. Des oiseaux se mettaient à piailler. La nuit se retirait. Bientôt, le vacarme laborieux de la ville romprait les sortilèges de l'aurore et la fatigue nous ferait bâiller.
- Qu'est-ce que tu voulais me dire, tout à l'heure ?
- Hein ? Oh ! J'ai oublié.
- Menteur ! Je lis en toi comme dans un livre. Ce n'est pas bien difficile. Les hommes sont aussi torturés que les femmes mais la mécanique est tellement plus simple. Tu me crois ?
- Non.
Et nous avons ri. Un vieux bonhomme est entré dans le parc avec son chien en laisse. Il n'a pas été étonné de nous voir. La bouteille de vin sur le banc ne l'a pas effrayé. Il nous a dit que nous avions bien de la chance d'être heureux et il a continué son chemin jusqu'à la première étape du parcours de santé. Nous l'avons regardé s'exercer sur des barres parallèles. Et nous avons ri encore. Il était peut-être six heures du matin. La température avait fraîchi. Le bonhomme aurait dû être sous son édredon, à rêver de ses étreintes passées. Qu'est-ce qui le poussait à faire des barres parallèles si tôt ? Etait-il heureux ? Catherine a planté ses yeux gris dans les miens et, toujours en riant, nous nous sommes posé la question du bonheur.
- Mon prof de gym a écrit dans un poème que c'est du chagrin qui se repose.
- C'est joli, ai-je dit en prenant un ton rêveur. Le chagrin est comme une personne, accessible à la fatigue, et il va se coucher.
- Oui, mais c'est pas de lui. Ses poèmes sont merdiques. il a pas pu trouver ça tout seul.
J'ai haussé les épaules. Peu m'importait que le prof de gym ait triché ou non. L'image du chagrin accablé d'être chagrin me séduisait. Je sentais le dégoût qui lui tordait la bouche, l'amertume des pleurs sur ses joues. J'entendais trembler sa carcasse qui ne savait plus où se mettre. Je voyais ses muscles durcis par l'effort dans les côtes. Car le chagrin, bien sûr, ne pouvait gravir qu'une côte très longue, très dure, avec des faux plats pour chagriner davantage et encore davantage. Et pendant ce temps, le vieux bonhomme s'échinait sur ses barres parallèles. Il avait tombé sa veste, retroussé ses manches et ses bras maigrelets craquaient comme des allumettes. Une espèce de sifflement s'infiltrait entre ses dents et devait produire des exhalaisons de sardine grillée. Le chien, malgré l'habitude qu'il avait de ces promenades si matinales, ne comprenait rien à la scène. Il gémissait, cachait sa queue entre ses pattes ou, au contraire, se dressait tout soudain, prêt à bondir.
Nous nous sommes regardés, Catherine et moi, avec la même idée dans la tête. Nous ignorerions toujours ce qu'était le bonheur mais nous venions d'identifier le chagrin. Un homme et un chien aux premières heures du jour, sur des barres parallèles.

jeudi 15 novembre 2012

La tentation des combles #4

Pendant plusieurs années, j'ai rempli mon objectif de faire l'amour avec une femme une fois par semaine. Je ne remercierai jamais assez Catherine de me l'avoir permis. Tout a commencé le fameux soir où, à ma grande stupéfaction, elle m'attendait à la sortie de l'usine. J'étais littéralement pétrifié. Mes collègues de travail me bousculaient mais j'étais incapable de m'ôter de leur passage. Les plus égrillards, ayant aperçu Catherine, sifflaient entre leurs dents et montraient le bout de leur langue. Je n'ai rien entendu. Je n'ai rien vu. Si Catherine ne m'avait pas pris la main et entraîné loin de la meute, je serais qui sait resté planté là comme un piquet à deux branches, une pour ma casquette et l'autre pour la poche en plastique où je mettais mon repas de midi.
- Mais comment t'as fait ? Comment t'as fait ?
Catherine était tour à tour hilare et mystérieuse. Elle a allumé deux cigarettes avec le briquet qu'elle m'avait volé sur la plage et on a fumé en attendant un bus pour le centre-ville.
- Vraiment, je comprends pas, ai-je insisté. Tu sais même pas comment je m'appelle !
- Si j'avais su ton nom je serais venue directement chez toi. J'aurais pas perdu tout ce temps à chercher les usines de la région qui fabriquent des boîtes en bois.
Si l'arrivée du bus n'avait pas créé une diversion je crois bien que j'aurais eu la larme à l'oeil. La persévérance de Catherine à me retrouver alors que nous ignorions tout l'un de l'autre m'émouvait. Jamais quelqu'un, et surtout pas une femme, ne s'était à ce point intéressé à moi. Et cependant j'étais aussi un peu inquiet. Je m'en étais voulu d'avoir oublié de donner mes coordonnées à Catherine lorsque je l'avais reconduite chez elle mais je sentais qu'un avenir incertain s'ouvrait sur mon chemin et je n'aimais pas ça.
- T'en fais pas, a dit Catherine quand nous nous sommes assis dans le bus, je suis pas collante.
J'ai rioté bêtement pour me donner une contenance et me suis abîmé dans la contemplation de la zone industrielle. Catherine a fait pareil. Observer le défilé des entrepôts, des garages, des hangars, des petits îlots pavillonnaires avec leurs acacias rachitiques et leurs nains de jardin dépolis constituait un refuge confortable. Le soir commençait à tomber. Quelques lampadaires s'allumaient. Les enseignes tapageuses des marques internationales prenaient déjà leurs couleurs de nuit.
- Ma mère avait un pavillon comme ça, ai-je dit en montrant un cube chétif entouré d'herbe sèche.
Un éclat d'ardoise a fulguré dans les yeux de Catherine. Son cou s'est tendu.
- J'aime pas ma mère. Un jour ou l'autre, toutes les mères sont de mauvaises femmes.
J'ai reculé prudemment sur le terrain glissant des mères. Je n'ai rien dit jusqu'à l'arrivée du bus au centre-ville et Catherine non plus. Le silence me pesait. J'ai essayé d'arrimer mon esprit au ronronnement du moteur pour qu'il cesse de penser aux mots que nous ne parvenions pas à prononcer mais c'est le contraire qui se produisait. Je voyais, j'entendais des mères partout et je les imaginais toutes méchantes. J'avais mal au ventre. Aujourd'hui, bien sûr, je saurais me défaire de ces visions d'horreur. Le docteur Klamm est de bon conseil malgré ses excentricités. Mais à l'époque, plus fragile que l'agneau naissant, nu devant l'adversité comme un homard sans carapace, le moindre danger me faisait détaler. Si Catherine ne m'avait pas embrassé sur les cheveux quand nous sommes descendus du bus, je crois bien, oui, que je me serais enfui. Ma vie en eût été changée. J'aurais peut-être trouvé un emploi stable, épousé une femme stable de laquelle seraient nés des enfants stables et, jamais au grand jamais, je n'aurais cédé au vice de traquer à la jumelle les ébats illicites de mes voisins. Ou alors, célibataire endurci mais fréquentable, ma petite vie aurait trottiné de la maison au travail et du travail à la maison, sans s'apercevoir de rien, jamais, y compris de l'amour qu'on fait tout seul le soir en regardant des images salaces.
Un baiser, un seul, fût-ce dans les cheveux, peut donc métamorphoser l'existence et c'est Catherine qui me l'a donné. Nous avons mangé dans une pizzeria, sous une lampe dont la lumière se voulait intime. Nous avons bu du lambrusco et de l'asti, écouté les roucoulades d'un faux vénitien et nous nous sommes retrouvés chez moi à faire l'amour dans le couloir. Bestialement. J'ignorais que cet acte paré de toutes les joliesses romantiques puisse atteindre pareille animalité. J'en fus sonné comme un boxeur après le gong final. Catherine, au contraire, semblait redoubler de vitalité. Il lui fallait, tout de suite, un deuxième repas. Je fis sauter des oeufs dans une poêle, préparai une pleine casserole de riz et, à défaut de vin, débouchai une bouteille de rhum de cuisine. Puis nous avons parlé toute la nuit. Alanguis sur le canapé du salon.
J'ai un souvenir assez flou de ce que nous avons dit. Catherine ne m'a rien confié d'essentiel. Les mères ne sont pas intervenues dans notre conversation et c'était aussi bien comme ça. De quoi avons-nous donc pu parler ? Qu'avais-je à raconter à l'époque sans entrer dans un territoire trop intime ? Le travail vraisemblablement. Quand on change d'emploi tous les six mois, c'est un filon inépuisable. Avant de fabriquer des boîtes en bois, j'ai été un représentant de commerce très polyvalent. J'ai vendu des accessoires de salle de bain, des trayeuses automatiques, des chapeaux en paille et des chapeaux en feutre, de la porcelaine de Limoges cuite à Taïwan, des farces et des attrapes, et même des chiens. Mais, quelque soit le domaine, je manquais tragiquement de conviction. Mon bagout tombait toujours à côté de la plaque. J'ai donc renoncé au commerce et jeté mon dévolu sur l'industrie. Je n'étais pas alors l'expert que je suis devenu en mécanique auto et réparations en tous genres dans la maison. Je n'avais aucun diplôme professionnel. Cependant, mes doigts n'étaient pas manchots. Plusieurs patrons m'ont sincèrement regretté quand ils ont été obligés de se séparer de moi. L'un d'eux, pour qui j'effectuais des travaux d'électricité, a même pleuré. Mais j'étais décidément trop inconstant. J'étais, me disait-il en se mouchant pour essayer de me cacher son émotion, l'inconstance personnifiée.
Catherine a sursauté quand j'ai employé cette expression. Même les fleurs de sa robe ont eu une espèce de frémissement.
- J'ai souvent entendu ces mots. Mon prof de gym n'arrêtait pas de me reprocher d'être inconstante. Comme il a des prétentions littéraires, il voyait des passerelles entre l'inconstance et l'inconsistance. Rien que des paroles fumeuses qui me faisaient rigoler. Je regrette vraiment pas qu'il m'ait larguée.
Puis Catherine a parlé de ses études de médecine ratées. Elle s'est accrochée à ses cours la première année, a brillamment réussi ses qcm, mais a complètement dévissé dès le début de la deuxième. Elle n'a pas fourni d'explication à cet échec. Elle s'est dérobée à mes questions. Je lui ai demandé à quoi elle occupait ses journées mais ses propos ont viré à la confusion. Comme s'il y avait quelque chose qu'elle ne pouvait pas dire.
- Tiens ! Je parie que tu appartiens à une organisation secrète, ça t'irait bien, tu sais.
Catherine s'est prise au jeu comme une gamine. Je la sentais soulagée d'échapper à ma curiosité.
- Tu as tout compris. Je suis la copine d'un espion américain et mon sac à main est bourré de gadgets électroniques. Les vilains Russes me poursuivent pour me faire la peau et je suis venue me réfugier chez toi. Bien sûr, ils ont déjà repéré où tu habites et ils vont sonner avant d'entrer. Ils s'essuieront même les pieds sur le paillasson.
Nous avons ri. Et nous avons dormi. Quand je me suis réveillé, Catherine avait disparu. J'ai pris une douche pour chasser les effluves du rhum de cuisine et bu un demi-litre de café qui m'a fait vomir. Impossible dans ces conditions de mettre de l'ordre dans mes pensées. Si au moins Catherine avait laissé un mot ! Même laconique ! J'aurais pu esquisser des conjectures, me raconter des histoires sur notre relation future. Inventer pourquoi pas un roman à l'eau de rose. Mais peut-on vivre un roman à l'eau de rose avec une voleuse de briquets qui n'aime pas sa mère et parle si froidement d'un porc qui s'est pendu ?
La sonnerie du téléphone a mis un temps infini à franchir ma conscience. Une voix a hurlé.
- Qu'est-ce que vous foutez ? Vous avez trois heures de retard. Si vous rappliquez pas tout de suite, vous êtes viré.
Je n'ai pas reconnu immédiatement la voix de mon patron. Des excuses auraient pu le calmer mais je n'y ai pas pensé. Sa colère est montée d'un cran, puis deux, puis trois. J'ai posé le combiné à côté de son socle, j'ai mis mes mains sous mon menton et j'ai écouté les hurlements comme si j'assistais à un spectacle qui ne me concernait pas.
Le lendemain, rasé de près, habillé de propre, je m'asseyais en face de la conseillère qui suivait mon dossier à Pôle emploi. Elle a aussitôt grincé des dents, claqué du plat de la langue. J'ai cru qu'elle allait se transformer en tondeuse à gazon. J'y perdrais mes cheveux, mes poils y compris les plus intimes, et la conseillère, dans un élan forcené, tondrait tout ce qui passe à sa portée.