Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

vendredi 6 juin 2025

Murièle Camac, Une odeur de fiction


 "Je trafique des trucs pour voir si j'y suis", écrit Murièle Camac dans Une odeur de fiction. Et c'est tout un cinéma à Hollywoode. Les films ne tiennent pas bien sur l'écran des paysages. La fiction empeste dans les westerns avec John Wayne. Même les lacs s'en éloignent ; ils préfèrent Jennifer Beals. Ah ! ses danses qui flattent les gambilles ! Et hop ! La voilà dans le couchant sur son cheval. Que la fiction a des beautés quand on a "douze constellations " et "treize personnalités" !

Évidemment il y a des couacs. Peut-être l'auteure n'a-t-elle pas assez trafiqué de trucs. Elle n'aura pas vu (ou trop bien vu) où elle était en écoutant Bartók et Puccini. L'humour tourne pis qu'un lait délaissé et c'est pas du cinéma. L'amour est foutraque, surtout traque, dans le château sans "doubles vitrages" de Barbe-Bleue. "Tu me traînes comme un corps mort / comme un gâchis". "ça finit toujours par une femme qui meurt."

Et les mélis-mélos  des fictions royales outre-Manche sont du même tonneau percé.  "le couple princier descend du singe / le couple princier descend la poubelle". "la couronne est sexuellement transmissible". Heureusement, l'Angleterre, si perfide soit-elle, a donné au monde Shakespeare, Virginia Woolf et Amy Winehouse. Une aubaine pour voyager en littérature et en musique.

Le plaisir spécifique du voyage ! Murièle Camac y consacre le plus long mouvement de son recueil. Il y a là tant de fictions dans l'improbable des langues.  Elles pèsent dans les sacs et dans les têtes. "Des photos d'ancêtres" dansent sur les murs là où l'on gîte chez l'habitant et les miroirs ne sont pas sûrs avec leur image de poignard.  Puis on marche. On contemple "un fleuve immémorial", on cause à des gens dans une vallée. Les gens, cette énigme-là, de l'inconnaissable. Cette énigme comme notre énigme depuis les débuts de la friction humaine : l'amour, la mort, les danses de l'une et de l'autre, mal embrassées. L'angoisse de la destruction. Sur l'île de Lesbos où la mer engloutit les naufragés de la misère et de la guerre. Dans le tourbillon des questions sur l'Origine du monde. Mais à quoi bon s'en étourdir puisque "personne n'y était" ! Et que, si ça se trouve, il n'en a plus pour longtemps, le monde... Encore des trucs à trafiquer, à mouliner dans "la respiration lente des images". Le Jour des morts quand le sang ne bat plus la chamade à l'hôpital. En été. "La chaleur nous enveloppe comme un bandage. / La plupart des chambres restent vides." La solitude du corps qui ne tient plus, qui rapetisse. Les embarras des mots pour dire les fictions qu'on a vécues. Au bord de l'océan sans fracas. N'y avait-il pas là "une petite maison en bois blanc" ? 

Il faut se souvenir, même avec du maquillage. De nombreux animaux traversent le Journal of the West : des cerfs, des lézards, des écureuils, des élans... Et voilà que les corbeaux d'Edgar Poe entrent dans la danse, "swish-swish". Comme dans "des dessins animés, des histoires pour enfants". Puis il y a la Liste émouvante (des choses que j'ai faites enfant et que je ne fais plus depuis), dédiée à la mère (cette fiction suprême...). "Aller ramasser des sacs de châtaignes / aller au ball-trap / aller à la messe de minuit / aller au clapier nourrir les lapins / aller nager dans l'étang..." Aller, aller avec les odeurs qui n'ont pas la sainteté de Bernadette Soubirous. Loin du cadavre décomposé de John Wayne. En lisant le visage d'Émily Dickinson sur l'île "entre sol et ciel" où les odeurs sont légères, où les odeurs sont fictions même si [on pue de la chatte].  

Enfin, [l'homme des années 70] qui anime encore votre serviteur ne peut que s'attarder sur De chez moi. Murièle Camac exerce son regard d'enfant narquois. L'époque est insouciante, cheveux au vent et cigarette à la bouche. Mais les shorts des hommes des années 70 remontaient-ils tous si haut, façon moule-boules ? Portaient-ils tous des blousons serrés et des chemises en polyester ? Hum ! OK ! Il y a sûrement là des phrases qui "sont des punks... pour emmerder le monde". Tout en n'emmerdant personne. Et c'est ainsi que la fiction s'amuse, dans les fragrances de la danse. Pour le grand plaisir du lecteur.


Extraits :

 

Un jour j'entends un silence vieillir.

Veiller et vieillir, de très loin.

D'aussi loin que la lumière.

Un silence très grand qui tient dans une seule pièce.

Il n'a pas de visage, juste un dos.

Il traverse la pièce pour se poser

sur le poli d'un meuble en bois.

Je l'écoute le temps qu'il reste là, réfléchi

par la matière : acajou.

Aussi concentré que la lumière, aussi lointain,

vieux comme notre attente.

*

Tout avait été passé au chiffon

dans la cuisine pas de miettes

ni traces de gras ni pattes de chat

bois et métal domestiqués

rien qui débordait

et par les carreaux réguliers des fenêtres

entrait un jour récemment nettoyé.

*

Mais qu'est-ce que je fais là ?

C'est souvent par cette question

que commence le voyage. 

Pourquoi donc ai-je quitté

mon lit mes livres mes chats ?

Qu'y avait-il dans ce nom

que j'aie pris tant de peine

à y faire entrer mon corps ?

 

Une odeur de fiction de Murièle Camac est publié aux éditions Exopotamie. L'image de couverture est de Karine Rougier. L'ouvrage compte 106 pages et coûte 17 €.

 

 

jeudi 5 juin 2025

Pierre Gondran dit Remoux, Poèmes dévalés suivi de Ivre de cabanes


L'animal, le végétal et le minéral entretiennent des liens dont l'homme a la prescience depuis ses commencements. Ils questionnent l'origine du Grand tout et du Grand néant et continuent d'engendrer dans toutes les civilisations bien des mythologies, des philosophies, des narrations, des œuvres d'art...

Dans ses Poèmes dévalés jusqu'au ballast endormi, Pierre Gondran dit Remoux transitive l'errance. Des friches de la ville aux "bétons morts à peine nés", des arbres impotents et soumis aux chairs végétatives dans le "sous-bois de nos vies", l'écriture précipite ses précipités de sable et de sillons. Solide ou liquide, le réel n'est pas un "garde-corps" contre la solitude et le désespoir. "Triste vie que de ne pas savoir si on est du vide entouré de plein ou du plein percé de vide" ! Les cohortes d'autocars dans le Tunnel borgne s'en ressentent. La Baleine en son inexorable esseulement au plus profond du gris s'en ressent. Les escargots fossiles d'Étretat, dans "l'expansion de la mort micrométrique" cependant que vomissent les eaux rugissantes, vont jusqu'à tuer les géologues et s'en ressentent aussi. Les hommes se trouvent fort désemparés de tous ces dévalements. Pauvres marionnettes au rire détraqué, enfumées par quelque paire de seins sur la plage, que vont-elles devenir si tout leur échappe ? Alors voguent et revoguent des pluies d'épithètes dans les ressacs du souvenir. Les berlingots offerts par le grand-père sont "... chevauchés, enrobés, croqués, empoussiérés, mélancolisés". Les tours de manège sont "... huilés, boulonnés, grimpés, dégueulés, enivrés".

Les deux mouvements suivants, Expansion de la louve et La nuit darwinienne déplient les agissements de la terre et de l'eau, des fumées et des vapeurs. La fragilité de l'homme y transpire entre les sédimentations minérales et végétales. Les épithéliums du dehors et du dedans, sensibles aux boutoirs amoureux violents comme un coup de bêche, sont mis à mal dans les antres forestiers. Quelques fantômes passent, de brume, de spleen, enfin le croit-on. La "conscience vert-sale" s'imagine des plaies que les jambes trop maigres ne savent pas porter. Et c'est le même tumulte des corps dans les nuits électriques, sous les stroboscopes qui hachent les danses. "Pas assez de corps pour autant de bras - une nappe de fumée glycol monte soudain du sol et je suis seul y'a plus que des fantômes à robe d'améthyste de longs fantômes tordus de douleurs fantomales". Même les chromes sous les néons des lavabos s'en ressentent quand la vodka diamant gerbe sur l'émail.

Après les proses où dévalent tous les registres de la langue et du vocabulaire, Pierre Gondran dit Remoux, Ivre de cabanes, donne à lire ses vers de tourbe et de mousse. Le ton est plus apaisé, un peu élégiaque parfois dans l'adresse à l'errante en ses arpents de "fûts que le ciel fait noirs" et de neige en "eau de lait". Une prière naît aux lèvres du poète : "Vois la feuille derrière le feuillage / Au premier matin / D'avant le vent dans les feuillages / Accueille-la comme main accueille forme". Mais qui est donc cette errante ? De quelle mémoire sans bord vient-elle qui "garde la marque des passages" ? Le lecteur devine çà et là, à l'entour d'une charogne dont la panse grouille encore, quelques restes des enfance qu'on mythifie comme on mythifiait autrefois dans les combes. Pierre Gondran dit Remoux continue de marcher longtemps "Pour un instant se sentir de nouveau / Ivre de cabanes". Avec la compagnie du gui et des freux en hiver, avec l'effarement aux premières nuées des hannetons sur les vergers, avec le charbonnier et ses contes perdus sous la hutte. Si loin si près qu'on pourrait en pleurer en se souvenant de tout ce qu'il aurait fallu rire. Et voilà que surgit l'image d'un chevreuil. Elle nous saisit dans une éclaircie de lumière. Durera-t-elle au-delà d'un battement de paupières ? À nous, lecteurs, de marquer son passage, de lui donner forme avec nos mains. Elle ne disparaîtra pas.

Extraits :

 

Carrières

                                                mains grumeleuses caressant le

                                                verre cathédrale, pulpe du doigt

                                                sous la faïence hachurée, index

                                                dans la rainure suie d'un pilastre

                                                de pierre blonde, sous ton ongle

                                                l'écaille d'un volet, des carreaux

ocres qui rayonnent en ton dos, à ton mollet nu le crépi ébarbé,

entre pouce et index, du sable sale à l'ourlet du mur, ta cicatrice

au banc de bois peint

*

Les cris du veau rouge

Traversent la combe

Font la terreur des bêtes domestiques

Jettent hors du gîte les lièvres jaunes.

L'homme, tout noir de tourbe endormie,

Avance lentement

Crache la sueur grise qui glisse en sa bouche

Porte à main droite un second soleil.

Il parle à la mère - "ma pauvre,

Les pattes de ton veau sont cassées,

Ma pauvre ma pauvre." -

La vache n'est qu'yeux.

Le soleil disparaît comme le cri s'éteint.

 

La poésie contemporaine courbant trop souvent l'échine sous le poids des commodités à la mode, c'est grande joie que de lire et relire Pierre Gondran dit Remoux. Il y a tant à gratter de l'index sous l'encre de ses mots. Pour mémoire, nous avons déjà chroniqué ici quatre de ses recueils : Trois cailloux au fossé, Quelques bois, Les arbres indéfendables et Banc.

Poèmes dévalés suivi de Ivre de cabanes est publié chez PhB éditions. L'ouvrage compte 94 pages et coûte 12 €.

 

samedi 31 mai 2025

Et vous ? Comment ça va, de vieillir ?

 


A - Oh ! moi ! Vous savez.

B - Pareil pour moi. Tant que j'ai mes jambes.

A - Oui. Faut pas trop en demander. Je vais, je viens, ça tire un peu mais rien de grave.

B - Ah ça !

A - On n'est pas les plus malheureux.

B - Sûr que y'a pire.

A - Sauf la tête. La tête, elle suit pas les jambes. 

B - Ah ça !

A - Je prends des précautions. De plus en plus j'en prends. Quand je sors de la maison, quand je rentre. Quand je me lève, quand je me couche.

B - Pareil pour moi. Faut penser à tout même quand on pense à rien.

A - Et ça dure.

B - Heureusement qu'on a les jambes. On en fait des choses, avec les jambes.

A - On n'est pas à plaindre. 

B - Et pourtant.

A - Comme vous dites ! 

B - On se console. On se dit qu'on n'a pas mal vécu. Quand on voit ce qui se passe aujourd'hui, hein. Alors oui, se consoler.

A - Moi, je fais des listes de ce qui va bien. Tous les dimanches soir, sur un carnet. 

B - Quoi, par exemple ?

A - Oooh ! des petits trucs ! 

B - C'est vague.

A - Justement, c'est ça qui est bien. C'est des trucs qui passent vite fait et je m'en souviens en les notant, voilà.

B - Vous pourriez m'en lire deux ou trois, de ces trucs ?

A - Avec plaisir. Attendez ! faut que je retrouve mon carnet. Zut ! Où c'est que je l'ai mis ? D'habitude, il est toujours dans le tiroir avec mes médicaments mais là.

B - En tout cas, ça me donne envie. C'est un bon truc.

A - Que vous pourrez noter.

B - Alors, il est où ?

A - Où quoi ?

B - Je sais pas. J'ai perdu le fil.

A - Pas grave. Tant que vous avez vos jambes. 

B - Oui oui. C'est une bonne consolation, les jambes ! Elles tricotent encore bien.

 

image réalisée par les élèves du lycée Le Mirail à Bordeaux autour de l'univers de Montaigne en 2025.

jeudi 15 mai 2025

Les Aubiers à Bordeaux, quartier en perdition


Le journal Sud Ouest a consacré deux pages à la rénovation du quartier des Aubiers dans son édition du 10 mai 2025. Quelques statistiques de l'Insee soulignent la précarité de cette banlieue nord de la métropole. 

- Taux d'emploi : 46, 8 %

- Part de la population occupant un emploi à temps partiel : 27, 2 %

- Part de l'ensemble des prestations sociales sur l'ensemble du revenu disponible : 23 % 

- Part de la population sans diplôme : 47, 4 % 

La corrélation entre cette absence de diplôme et le chômage auquel s'ajoute le sous-emploi est un invariant socioéconomique dans les zones dites prioritaires. La présence de familles immigrées ou issues de l'immigration explique partiellement cette précarité. Quand le plein accès à la langue d'accueil est empêché, un repli sur des pratiques sociales et sociétales s'opère. Une forte pensée ressentimiste l'accompagne et génère des conduites à risques et des violences. Le quartier des Aubiers abonde régulièrement la chronique des faits divers.  

L'engagement conjoint de la mairie de Bordeaux, des bailleurs sociaux et du maillage associatif, si louable soit-il dans ses réalisations (amélioration des espaces de circulation publique, création d'un point France-Services pour les démarches administratives, construction du groupe scolaire Louise-Michel et du gymnase Aubiers-Ginko...) ne convainc pas toujours les résidents. Le ressentiment persiste, les tensions intra et extra communautaires s'accroissent. C'est là aussi un invariant depuis la montée en puissance du néolibéralisme à la fin des années 1970. Il a été largement documenté par les chercheurs en sociologie et anthropologie, les architectes, les paysagistes, etc. 

Les représentations (concrètes, symboliques, imaginaires) subissent un déclassement. Les témoignages recueillis auprès des habitants "visibles" sont éloquents : "Il faut commencer par écouter les gens qui vivent sur place, cela fait longtemps qu'on nous en parle mais on attend toujours..." Du très prescriptif "Il faut" à la dissolution du "on" entre émetteurs et percepteurs, l'agissement des interactions est difficilement identifiable. Malgré les concertations menées en 2017 et 2018, la parole ne circule pas mieux que les espaces réaménagés. Et, surtout, elle n'atteint pas les habitants "invisibles". Un dojo va prochainement ouvrir mais "les habitants que nous avons croisés n'en avaient pas entendu parler", dit une figure notable du réseau associatif.

La première priorité de ce chantier est donc celle des pratiques de la langue. Réduite à des fragments interchangeables dans le flux conversationnel, elle n'est plus qu'un signifiant sans ossature grammaticale, un bruitage phatique d'où n'émerge aucun sens complexe. Et c'est ainsi que la pensée disjonctive conduit à des oppositions stériles. Des expressions telles que "vivre ensemble" et "mixité sociale" deviennent inaudibles aux représentations séparatistes en quête de boucs émissaires : l'étranger, le chômeur, l'homosexuel, etc. Les électeurs, y compris ceux issus de l'immigration, sont de plus en tentés par les sirènes de l'extrême-droite.

Cette réappropriation de la langue implique un effort conséquent sur le front éducatif. La suppression des classes dédoublées à l'école Louise-Michel inquiète les parents d'élèves. Comment la mairie de Bordeaux peut-elle pallier le désengagement progressif de l'État en matière d'éducation et d'aménagement du territoire ? Sachant qu'en 2021, 166 millions d'euros ont été mobilisés pour les premières phases de la rénovation, la marge de manœuvre budgétaire est étroite. Le recours à une nouvelle forme de taxe d'habitation dont une partie du bénéfice serait dévolue à l'éducation obtiendrait-il le consentement des citoyens imposables ? Faudrait-il envisager la création d'un loto pour l'école comme cela se fait pour le patrimoine ? Dans le cadre légal d'un Partenariat Public-Privé ? Voilà bien du pain blanc à lever sur les tableaux noirs de nos têtes multicolores ! Vincent Maurin, l'élu de proximité, s'y emploie avec ardeur.

Le dernier casse-tête est celui du travail. Comment réserver in situ des emplois et dans quels domaines, avec quels acteurs de la sphère économique ? Le contexte d'insécurité n'incite pas les investisseurs à prendre des risques. Le bureau de tabac a été incendié en 2024. La Poste a subi le même sort en 2020. "On ne peut pas arriver et dire aux jeunes de dégager d'en bas des immeubles", disent des habitants. Soit ! Mais un traitement en profondeur de la délinquance s'impose. Coûteux en personnels et en moyens, il est le prix à payer pour que de nouveaux commerces de proximité s'installent. Quant au pôle de santé, seul un kiné l'occupe. Quel médecin ouvrira là son cabinet ? Et les Aubiers sont également un désert culturel. Il n'y a que la bibliothèque. Il faudrait un lieu pour la musique, le théâtre, la danse. Des postes pourraient être créés à tous les niveaux de qualification. De même avec la réouverture des jardins partagés et la construction en cours de 118 logements.

Ce quadriptyque langue-éducation-emploi-sécurité, avec ses géométries enchâssées sans mouvement qui déplace les lignes, a parfois d'étranges échos dans les psychés. Une remarque attire l'attention penchée sur le marais de l'inconscient : "Personne ne sera chassé." Pourquoi cet attribut, "chassé" ? Il évoque un locuteur en position de commandement (bailleur social) et un récepteur en position de subordination (locataire). On chasse le gibier dans son terrier, le cerf au détour des halliers et même le dahu. Toute chasse induit une résistance mais la chasse a son appareil de légitimités brandi comme un écu quand la résistance est coupable, forcément coupable. Il y aurait tant à dire encore, là et ailleurs. Aussi, terminons par ce vers de Rimbaud : "Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse".

Image de l'exposition Banksy visible à La cité bleue de Bacalan.

mercredi 14 mai 2025

Thibault Marthouret, seuls les oeufs durs résiteront


Seuls les œufs durs résisteront
de Thibault Marthouret est un Objet Littéraire Non Identifié. Il chemine entre poésie et récit, dans un flux proche du burlesque, voire du stand up. Dans son avant-propos, l'auteur reprend le titre de l'un de ses poèmes : "Qu'est-ce que c'est que ce livre ?" et plante le décor à double face de l'ensemble. Avec cette exergue d'André du Bouchet, "le froid / ayant / été feu // ici / peut dédoubler."Le "ici" de Thibault Marthouret est tantôt l'île et tantôt la ville. De nombreuses coulisses [éclairent et brouillent] les espaces, les durées, les genres et les esprits.

Des œufs et des hommes donc. Dans leur corps plein comme dans leur corps dur. Dans le mou comme dans le dur. Et c'est une occasion, culinaire autant que philosophique, de lier à la sauce de l'infra-ordinaire ces concepts si souvent opposés, cuits avant même que d'être crus. Les œufs "savent que seuls ceux qui osent la fragilité connaissent la force et la sagesse cependant que les hommes "durcissent pour avoir raison". Mais comment [habiter en ville] et avoir [dans la tête une île] ? Le réel ne tient vraiment pas la route. Le poème en ressasse à grands traits d'anaphores-épiphores les sens et les sas. Les oiseaux de l'île naissent dans des cailloux. En ville, des bunkers sont creusés sous les immeubles ; les morts déjà s'y décomposent. Sur l'île, les eaux donnent de vains coups d'épée qui multiplient les solitudes. Celles, peut-être, des ados des banlieues mangeurs de cygnes.

Et le calame du poète égrène les cailloux des calamités. Elles font du bilboquet comme des œufs mal écalés. L'humour du poète rit jaune et sa philosophie bat de l'île et de l'aile, de l'il et de l'elle. "écoutez comme y'a rien qui cloche !" Ouvrez les yeux sur le "micmac" des reflets sans signes ! Est-ce ainsi que la langue s'oublie dans la bouche  suffoquée par l'œuf dur ? C'est quoi, une déchirure ? C'est quoi, la honte ? Une longue très longue fatigue d'être soi ou l'autre est-elle à l'œuvre en cet ici sans bords ? Dans l'univers des téléphones, des algorithmes qui tapent l'incruste, des "avions qui détruisent la planète et nous détruisent la tête", des pêcheurs empêchés, des smileys insonores sur les porte-clés, "des échardes d'un monde outrepassé", des playlists grimaçantes et des hoquets des minuteurs ...    ...    ...    ...    ...    tic-tac-tic-toc et ça tique et ça toque, "Vivre revient souvent à trouver une solution pour finir par s'apercevoir qu'elle est inadéquate ou abominable". Même les chats s'en ressentent qui s'empoisonnent de senteurs délétères. Prendront-ils eux aussi le parti des œufs durs ? Y a-t-il seulement un parti à prendre quand les personnages des prix Goncourt sont élevés en batteries interchangeables  et que "le poisson rouge [est] assisté par l'intelligence artificielle" ? Dans l'extension du domaine du vide, le rien n'en a pas fini de sidérer l'intersidéral...

Thibault Marthouret, égaré dans le chamboule-tout de ses avatars sans attaches, a la prescience du pire. Sa poésie dickienne ouvre les yeux même quand ils sont fermés, reste stand up jusque dans la position allongée sur "les draps défaits".  Avant que la grande bouffe planétaire, tous les cygnes ayant été engloutis, ne s'attaque aux œufs durs ? 

Extrait :

tiers-lieu

1.

Mon corps est plusieurs corps.

Mon corps en cache d'autres, en cache une forêt.

Mon corps est tous les arbres sur cette île. 

Je les ai dans la peau donc dessous.

Les corps étrangers que j'avale se baladent sous mon épiderme. À la ville il faut

trancher.

Ton corps à toi.

Son corps à lui à elle à ils à elles.

Les corps de maintenant marqués

par la présence des autres corps

jusqu'à l'aurore et sa peau neuve.

 

Mon corps insulaire regorge de corps rappelés

à la vie de corps remémorés dans la chair

de mouvements étrangers dans mes gestes

comme le vent dans les branches que j'aspire

et laisse chanter dans mes artères.

 

Je vous ai dans la peau.

Je vous ai dans la tête

tous autant

toutes autant

autant que vous étiez aux temps aimés.

J'ai le temps dans la peau

le temps partagé.

 

Des fois on se suit.

D'autres on se porte.

On se précède avant de se rejoindre.

Auriez-vous l'heure s'il vous plaît ?

Nous ne sommes pas encore arrivés. 


Seuls les œufs durs résisteront de Thibault Marthouret est publié aux éditions Backland. L'architecture arachnéenne de la couverture est signée Adrienne Bornstein. L'ouvrage coûte 17 €.

dimanche 11 mai 2025

Woke ? Vous avez dit woke ?


Le mot "woke" est apparu aux États-Unis dans les années 2000. Selon le Dictionnaire de l'Académie française, il désigne un courant de pensée, une idéologie "qui prônent l'éveil des consciences aux inégalités structurant les sociétés occidentales et privilégient la lutte contre les discriminations notamment de nature raciste, sexiste et homophobe". 

Par extension, le Financial Times, parmi d'autres sources non susceptibles de gauchisme, évoque "le capitalisme woke" : "Face à la vague d'entreprises qui revendiquent leur engagement pour le climat, contre le travail forcé ou pour l'égalité et la diversité, un nouveau front conservateur se dresse, qui voudrait que la politique reste en dehors des affaires." 

En mai 2022, Stuart Kirk, directeur de l'investissement responsable de la filiale de gestion d'actifs de la banque HSBC, s'est opposé au consensus "selon lequel les investisseurs doivent encourager un capitalisme plus écoresponsable. Le dérèglement climatique, a-t-il dit, n'est tout simplement "pas un risque financier dont nous devons nous soucier". (source Courrier International)

Ces propos sont intéressants à corréler avec ceux tenus récemment par Luc Ferry, philosophe libéral assumé : "Les libéraux n'aiment pas l'écologie parce qu'elle les empêche de faire des affaires". Et l'observateur scrupuleux entend monter la voix du général de Gaulle à la télévision en 1967 : "Du point de vue de l'homme, le capitalisme n'est pas une solution".

L'homme du 18 Juin serait-il aujourd'hui considéré comme wokiste ?

Et Luc Ferry ? Lequel a également dit ceci : "La politesse et la grammaire sont détruites par le capitalisme". Il parle de la politesse qui fluidifie les liens entre individus en situation de subordination et individus en situation de commandement dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée. Et la grammaire est celle de la langue réduite à des éléments de langage interchangeables issus pour la plupart du globish managérial.

Ces différentes citations expriment un fait social en ce sens qu'il affecte toutes les positions et toutes les représentations (concrètes, symboliques et imaginaires). Dans l'actuel cadre des tensions économiques et financières, sociétales, géopolitiques, libérales et illibérales, lesquelles se tuilent au point d'abolir toute perception réfléchie, nous assistons à une nouvelle bataille d'Hernani sur un théâtre sans planches. Les wokistes, réels ou présumés, et les anti-wokistes se livrent un implacable combat qui augmente le ressentiment dû au déclassement des représentations citées ci-dessus. 

Ce combat est particulièrement visible sur les réseaux sociaux. Il y aurait tout un inventaire prévertien à dresser de ce qui est considéré comme wokiste. Contentons-nous de quelques exemples : Le journal Libération et la chaîne BFM TV, dont le milliardaire Patrick Drahi est l'actionnaire majoritaire, sont taxées de wokisme. Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, aurait wokisé son groupe selon un récent édito de Pascal Praud. Le Conseil Constitutionnel a lui-même été victime de semblables accusations. Enfin, les papes François et Léon XIV, rejoignent l'infinie cohorte des stigmatisés. 

Bref ! tout est woke dès lors que la pensée dite progressiste dénonce les offenses faites à l'humain. L'humble chroniqueur que j'entends rester, avec le souci d'analyser le politique sur ses deux jambes comme Wittgenstein proposait de le faire en philosophie, porte en lui l'estampille de la flétrissure. On peut la traduire trivialement comme suit : "C'est un wokiste et puis c'est tout ; à dégager d'urgence !"

Mais qui sont les anti-wokistes ? Voilà bien une sphère dont il est difficile de cerner la périphérie quand son centre est flou dans ses réitérations langagières. Il est cependant raisonnable de les apparenter à divers courants de la droite et de l'extrême-droite. Certains intellectuels ayant pignon sur antenne, y compris les plus modérés dans leurs livraisons, se rangent sous la bannière de l'anti-wokisme. C'est le cas notamment du respectable Franz Olivier-Giesbert. Plus à droite l'ultra-libérale Agnès Verdier-Molinié est évidemment moins nuancée. Son militantisme pour arrêter toute subvention aux Fonds régionaux d'art contemporain (ces repères de chevelus qui puent des pieds) en témoigne. Dans les classes dites populaires (policiers, artisans, petits patrons, commerçants, retraités modestes...) la pensée ressentimiste imputable au déclassement des représentations et des légitimités fabrique des légions d'anti-wokistes. Les cibles sont toujours les mêmes : l'immigré illégal puis l'immigré légal, le chômeur, le bénéficiaire d'aides sociales, le militant syndical, le militant écologiste "punitif",  la militante féministe, la communauté LGTB... Se trouvent aussi dans le viseur de la rancœur les plus pauvres que soi, les mécréants, les artistes, les poètes, etc. Ce qui fait beaucoup de monde. Quand le ressentiment se changera définitivement en haine, la sécurité de ces personnes et de leurs biens sera menacée. L'histoire n'est certes pas une photocopieuse mais de sinistres invariants réapparaissent partout dans le monde. Le corpus idéologique de l'extrême-droite conduit de nombreux gouvernements à durcir leurs politiques. Au Royaume-Uni, les militants écologistes non violents sont désormais punissables de prison ferme pour entrave à la libre circulation. En France, l'explosion du narcotrafic dans les villes moyennes et les récentes attaques contre les personnels pénitentiaires ouvrent la porte au consentement ultra-sécuritaire. Dans le domaine social, la suppression de l'AME et la limitation du RSA à deux ans (proposition de Laurent Wauquiez) font également leur chemin.

Autrement dit, nous sommes entrés dans l'ère du soupçon global. Il incarne un hiatus civilisationnel dont on peut citer les commencements à la fin des années 1970. Augmenté par la fantasmagorie des technologies informatiques et numériques et le développement des réalités alternatives qui brouillent percepts et concepts, il mène les hommes et la planète (les deux étant considérés comme des marchandises) à la dystopie. Comment vivront les enfants nés au début du troisième millénaire en 2050 ? 

Peur. Très grande peur.

NB : Cet article au pied levé donc mal fagoté participe d'un essai que je mènerai peut-être au bout et à bout. Il s'intitule Extrême-droite, Du ressentiment à la haine. J'y explore, notamment, ce que j'appelle l'altérité dangereuse, corrélée au désir de pureté du corps imaginaire. En questionnant les champs interdisciplinaires de la psychanalyse, de la philosophie, de la sociologie et de l'anthropologie.

Image non dystopique réalisée cette année par les élèves du lycée du Mirail à Bordeaux autour de l'œuvre de Montaigne, un dangereux wokiste bien sûr !

jeudi 8 mai 2025

Poésie volcanique au collège Montaigne à Lormont

Mardi 6 mai, 9h45. Collège Montaigne à Lormont en Gironde. Je parle avec un surveillant qui me demande ce que je viens faire avec les élèves de Patrick Modolo. À 9h50, une sonnerie assourdit nos paroles. De la musique, probablement américaine, choisie par les collégiens. Un groupe d'adolescents entre dans le local de la vie scolaire. Certains sont plus grands que moi. Beaucoup sont habillés en noir. La mode est au noir, comme l'époque. Puis je vais dans la salle des profs. J'y devine une joie calme. Une professeure également pâtissière m'offre un macaron dont le moelleux s'attarde sur les papilles.  Puis Patrick Modolo arrive avec son compère Laurent Gourd, professeur de mathématiques. Les deux ont travaillé ensemble en 2023, liant poésie et le nombre π, ce veilleur d'harmonie entre lignes et mots. Nous papotons.  

Puis c'est 10h. Les sixièmes de Patrick Modolo sont calmes et souriants. Ils me posent leurs questions longuement méditées. À quel âge avez-vous commencé à écrire ? Pourquoi écrivez-vous ? Vous servez-vous de votre vécu ou de votre imagination ? Quels conseils donneriez-vous à un jeune poète ? J'en profite pour promouvoir la lecture et dénigrer les téléphones. Je fais l'éloge de la lenteur, de l'ennui, de l'étonnement qu'ils procurent et qu'on féconde. 

Patrick Modolo et ses élèves ont sillonné les arpents de la poésie volcanique. Avec cette idée réjouissante. "Pendant les cours, vous pouvez m'interrompre en disant, fort ma non troppo, : "ÉRUPTION POÉTIQUE". Puis vous lisez le poème que vous avez écrit à la maison."


Il y a eu 3 ou 4 éruptions pendant les deux heures que j'ai passées avec la classe. Dans un tel climat de sérénité et d'humour, (Patrick Modolo est membre de l'académie Alphonse-Allais), les mots rimaillent allègrement des sommets de la montagne jusqu'aux pointes du cœur. Personnifier le volcan ouvre la porte aux émotions tues, aux sentiments furtifs, piquetés çà et là d'onomatopées

bouillonnantes. 

Le temps s'écoule en un battement de paupières. Une élève me parle du syndrome de la page blanche ; elle a retenu l'expression de son professeur. Je lui dis que ça n'existe pas. Ni page blanche ni toile blanche (en pensant aux écrits sur l'art de Deleuze). L'une et l'autre sont déjà pleines du désir d'écrire ou de peindre. Du désir de déposer sur cette étendue offerte ce qu'on a de flou dans la tête et le corps. Je parle aussi du geste de la main, avec un stylo comme avec un pinceau. Cette prescience de l'être engagé dans la langue. Je dis tout ça avec les mots les plus simples et l'enfant en garde quelque chose, je le vois sur son visage.

Après cinq minutes consacrées à la lecture de quelques-uns des textes nouveau-nés, midi sonne. Une autre élève, récemment arrivée du Brésil et maniant déjà le français, m'offre un marque-page qu'elle a joliment dessiné. Le volcan est apaisé. L'arbre berce une palme verlainienne. Le soleil brille sur les jardins et les tours de Lormont. Ces élèves ont de la chance. Bientôt, ils vont rencontrer Christine Saint-Geours des éditions Aux cailloux des chemins et Marina Mico-Lecaudey de la librairie du Contretemps à Bègles. De la main de l'auteur qui écrit à la main du libraire qui tend le livre de poésie à son acheteur, voilà toute une chaîne par vaux et par monts, et il y a même des cailloux.

L'espoir luit.

première image : le marque-page

images 2 et 3 :  éruptions poétiques

lundi 5 mai 2025

Mario Vargas Llosa, La tante Julia et le scribouillard


Voilà un roman difficile à qualifier et l'enchantement que sa relecture m'a procuré me laisse sans voix. Est-ce là une œuvre burlesque ? Oui, bien sûr. Est-elle parfois dantesque dans sa démesure ? Oh ! que oui. Burlesque. Dantesque. Et n'ayons pas peur ! ajoutons grotesque, goyesque, pittoresque. On pourrait la peindre sur quelque paroi sourde et chimérique avec des hécatombes de gnomes grimaçants. 

Aussi, même s'il y a des éléments autobiographiques dans ce roman, Mario Vargas Llosa s'est vraiment marié avec la tante Julia et il a vraiment débuté sa carrière littéraire à Paris, ces 470 pages menées tambour battant à Lima mènent le lecteur en des théâtres où on ne sait jamais la place de la scène et des coulisses. Les personnages, feuilletonesques en diable et en dieu, vont cul par-dessus tête et ça bricole et ça gaudriole et ça batifole. La vie est un vaste chaudron au Pérou comme ailleurs ; on y perd même son nom. 

Le livre est composé de chapitres alternants. Les chapitres impairs racontent la vie du jeune Mario, étudiant en droit peu convaincu et directeur des informations "maquillées" dans une radio aux méthodes cavalières. Il rencontre sa tante Julia, divorcée qui a quinze ans de plus que lui, et le clownesque Pedro Camacho au talent littéraire très profus. Les chapitres pairs narrent des histoires qui n'ont apparemment rien à voir avec Mario. Chacune est terminée par une question en suspens pour attiser la curiosité du lecteur. Emporté par le méli-mélo des aventures amoureuses de Mario, alias Varguitas, dans une société corsetée, le lecteur met un peu de temps à comprendre ce que ces histoires signifient. Le puzzle sera long à assembler d'autant que le contour des pièces est sciemment brouillé, ou pas, par le scribouillard papillonnant. Mais le plaisir de la lecture s'en trouvera grandi, éberlué, fasciné, subjugué.

Amusons-nous à énumérer quelques-uns des premiers rôles de ces histoires : 

- Alberto de Quinteros, médecin dont la nièce se marie avec un rouquin aussi laid qu'imbécile (vaudevillesque)

- Lituma, sergent de la Garde Civile affecté aux rondes de nuit dans les coupe-gorge du quartier El Callao (rocambolesque) 

- Don Pedro Barreda y Zaldívar, juge qui reçoit la très volubile et démonstrative Sarita victime d'un viol (carnavalesque)

- Don Federico Téllez Unzátegui, lugubre chef d'entreprise engagé dans une croisade pour dératiser la ville et la vie (goyesque) 

- Lucho Abril Marroquín, visiteur médical impliqué dans deux accidents de la route puis phobique viscéral (cauchemardesque)

- Doña Margarita Bergua, "grenouille de bénitier plus ridée qu'un raisin sec, et qui sent le chat" (...esque)

- Don Seferino Huanca Leyva, révérend père prônant la masturbation comme un don divin (...esque...esque) 

- Joaquín Hinostroza Bellmont, aristocrate blasonné et arbitre de football ivrogne (guignolesque et tragédiesque)

Puis les histoires s'emballent, chavirent. Sur les stades et dans les rues. Même les couvents ne résistent pas au grand hoquet de la "terre carnivore". Et la situation n'est guère brillante non plus sur le front des amours varguesques. Lorsque les tourtereaux sont démasqués, c'est la consternation dans la famille. Mario est mineur. La tante Julia pourrait finir devant un tribunal. Et c'est pire quand les parents du jeune homme apprennent le scandale. Le père, ultra conservateur, envisage de tuer son fils. Il y a urgence. Aidé par son copain Javier et la "petite Nancy", une pimprenelle un tantinet moliéresque, le couple cherche un maire assez complaisant pour les marier. Et ce sont encore bien des tribulations, à la campagne comme à la ville... Est-ce que ? Est-ce que ? 

Extrait :

" - Débarrassez-vous de vos préjugés, ainsi que de votre cravate et de votre veston, l'apostropha avec le naturel désarmant des savants la doctoresse Lucía Acémila en lui désignant le divan. Étendez-vous là, sur le dos ou sur le ventre, non par bigoterie freudienne mais parce que je veux que vous soyez à l'aise. Et maintenant ne me racontez pas vos rêves et ne m'avouez pas que vous êtes amoureux de votre mère, mais dites-moi plutôt avec la plus grande exactitude comment fonctionne cet estomac.

Timidement, le visiteur médical, maintenant allongé sur le confortable divan, se hasarda à murmurer, croyant à une erreur sur la personne, qu'il ne venait pas la consulter pour son ventre mais pour son esprit.

- Ils sont indissociables, l'éclaira la praticienne. Un estomac qui évacue ponctuellement et totalement est jumeau d'un esprit clair et d'une âme bien accordée. Au contraire, un estomac lourd, paresseux, avare engendre de mauvaises pensées, aigrit le caractère, fait naître des complexes et des appétits sexuels désordonnés, et crée une vocation de délit, un besoin de punir chez les autres la torture excrémentielle."

 

Mario Vargas Llosa avait probablement la prescience des neurones ventraux. Son roman, paru en 1977 et traduit par Albert Bensoussan, est disponible en folio.

dimanche 4 mai 2025

Le bras long du seringat

Une banalité réjouissante à rappeler : la nature nous surprend toujours dès lors qu'on exerce la patience du regard. Et nous savons si peu encore, de ce qui l'anime. Assoupi sur le canapé japonais de la véranda, j'aperçois dans les hauteurs du laurier du voisin des fleurs intruses. Je réveille mes yeux et je questionne le feuillage délicatement ciré sous le soleil naissant. Serait-ce un reflet qui m'abuse ? Est-ce que le laurier, jaloux du cerisier dans le jardin mitoyen, a décidé de s'affranchir des lois naturelles ? 

Je me lève. Je m'approche. Je m'écarquille. Pas de doute ! Ces fleurs appartiennent à notre seringat dont la taille n'excède pas deux mètres. Je m'approche encore. J'écarte des ramures et je découvre une branche fine qui a poussé ses ardeurs jusqu'à quatre mètres.


Les feuilles du seringat finement dentelées ne pouvant être confondues avec celles, vernissées, du laurier, je ne peux absolument pas me tromper. Et mes conjectures s'emballent. Comment cette branche s'est-elle lancée si loin dans une trouée sans cesse faite et défaite par le mouvement des saisons ? Pourquoi a-t-elle été la seule à le faire ? Combien de temps cela a-t-il duré ? Enfin, et ce n'est pas le moindre, ni ma compagne ni moi-même n'avons rien remarqué...

De là à prêter au seringat une volonté et donc une conscience, l'imagination en trépigne. Ne dit-on pas qu'en forêt les végétaux communiquent entre eux, notamment via leurs réseaux racinaires ! L'arbuste, abusivement recouvert par les branchages du laurier, illégalement privé de son lot de lumière, a décidé de réagir. Lentement. À bas bruit. Et c'est ainsi qu'il a le bras long. L'an prochain, il décrochera la lune.

 

jeudi 1 mai 2025

Nadège Cheref, La chair équivoque


La chair équivoque
est le premier recueil publié de Nadège Cheref. Le titre d'emblée interpelle. Une telle épithète trouble la perception de la chair. Le lecteur pressent  qu'elle a plusieurs doubles-fonds, qu'elle trompe autant qu'elle est trompée, qu'elle ne fait pas corps avec la langue. Et son imaginaire est saisi dès le premier poème. "L'amour n'est que substance indécise, et je t'ai aimé, malheureuse, comme un chien galeux". Quand les amours sont chiennes, la peau n'est que pustules et bubons qui déchirent le cri.

De nombreux animaux, petits et grands, rampants ou volants, vont de guingois en cet ensemble : [un cheval estropié, un vol d'oiseaux éreintés, des papillons flétris, un lit de bestioles effarouchées,  des poissons flasques et mornes]. Comment résister à ce bestiaire où l'amour, implacable Janus, épouse les visages de la mort ? Que peut la chair du corps qui ne va pas l'amble avec celle des mots ? La blessure d'amour ravive les plaies des enfances et c'est la double peine. Tout est dépeuplé dans "les plaines arides". Les larmes "ont le goût de la poussière et du chaos". "J'imagine une vitre qui s'ouvre sur la brume oublieuse", écrit Nadège Cheref. Et voilà l'équivoque suprême dont découlent toutes les autres. Cette vitre est sans tain dans les neurones aux miroirs [dissimulés]. La mémoire opaque oublie mal. Quand "l'obscurité a des allures de danse nuptiale", la lumière bat de l'aile parmi les ombres qui ne sont pas toujours "radieuses". Le désir et le manque, en leurs éclats de verre, perdent le fil des géographies sentimentales. Est-ce ainsi que la "goutte du bonheur" devient "la goutte du condamné" à perpétuité ? Et l'auteure se représente en Sisyphe dans le mouvement détraqué des douceurs et des flétrissures. "La douleur d'être aimée" engendre bien des fatigues, à réconforter qui sait dans quelque rhétorique, où la parole, qu'elle murmure ou qu'elle crie, ne serait pas suffoquée.  

Et cependant, malgré les trahisons, malgré le sentiment "de ne pas être de ce monde", le métier de vivre appelle à la vie et à la liberté, sans "espoir aveugle" ni "ode à l'oubli". La volonté, si fragile et indécise pourtant, retient la chute au bord du naufrage. Le doute reflue dans la chair où suintent encore les sanglots. Et la poétesse, absolument "parmi les vivants", peut s'offrir "sans regret aux ardeurs du ciel qui [la] bercent. Comme l'enfant, peut-être, pas né encore à la jouissance. 

Extraits :

Ce monde au coït perdu,

où le désert ne chante plus, 

dessine des cercles autour de mes yeux.

Et dans la folie douce de l'automne,

les feuilles n'ont plus la même respiration.

Elles suffoquent.

Tu ne dis rien.

Peut-être me regardes-tu ?

Je ne te vois pas.

Juste des ombres courbées,

étourdies,

sous le regard de la lune assoupie,

qui séduisent et palpitent au rythme des grillons.

                    Sans jamais fléchir, ni mourir.

La liberté m'aspire.

*

La difficulté c'est toujours de saisir le moment

où l'on voudrait ne plus exister,

où l'on voudrait s'échapper

dans l'air qui troue le temps.

La musique est toujours la même,

on attend,

on suffoque,

on gémit,

on sent parfois le grésillement d'un orgasme liquéfié.

Et quand le jour se lève,

il a toujours la même odeur,

l'odeur du ventre de la terre.

Alors, on plie son angoisse

comme un linge humide,

dans un lit d'asphalte et de lumière,

juste pour s'étourdir, immobile,

dans l'innommable. 


La chair équivoque de Nadège Cheref, avec çà et là quelques saveurs de sucre d'orge, est publié aux éditions Tarmac. L'image de couverture est de Nicole Grin, les peintures intérieures de Jean-Claude Hérissant. L'ouvrage coûte 15 €.