vendredi 4 décembre 2015

Philippe Annocque, Pas Liev

Il y a en chacun de nous un peu de Liev et de Pas Liev. Chacun de nous, à un moment donné qui n'est d'ailleurs peut-être pas un moment, se demande si le monde qui l'entoure est bien vrai. Et c'est l'existence même de toute chose et de tout être qui est remise en cause. On s'en étonne puis on cesse de s'en étonner. C'est tout.
Pas Liev de Philippe Annocque, dans un exercice de style superbement maîtrisé, pétrit et pétrit encore, jusqu'à l'obsession, cette pâte molle du réel qui échappe au réel. Pour l'histoire, s'il y en a une, Liev est nommé précepteur dans un lieu qui s'appelle Kosko. Un lieu qui n'est peut-être pas un lieu. Pas Liev. Pas lieu. Liev attend longtemps l'arrivée de ses élèves, s'occupe à recopier dans un cahier les factures qu'on lui demande de recopier. Il est docile dans son absence à lui-même, comme le fameux scribe de Melville. Il va parfois dans la cour, quelle cour ? et tourne en rond après son ombre ou après le soleil. Il accompagne aussi mademoiselle Sonia dans ses promenades à vélo. Elle a une jolie jupe qui se répand autour de la selle. Quand les élèves arrivent enfin, il s'étonne de ne pas pouvoir les compter. Il s'étonne qu'ils ne rendent jamais leurs cahiers. Puis il ne s'étonne plus. C'est comme ça. Mais c'est peut-être autrement, aussi. On ne peut rien savoir. Liev épousera-t-il mademoiselle Sonia, qui deviendra alors Sonia ? Voilà bien encore un mystère. 
" Cette fois, ça y était. Les enfants étaient arrivés à Kosko. Lev ne les avait pas encore vus mais ils étaient là. Ils avaient sans doute besoin de se reposer après ce long voyage et c'est pourquoi on ne les avait pas encore amenés à Liev. Ce n'était que justice, Liev n'était pas là pour leur repos et ce n'était que justice qu'ils se reposent un peu après ce long voyage. Liev ne savait pas vraiment d'où ils arrivaient ni à quel point leur voyage avait été long mais il était clair que ce voyage avait été long puisqu'on avait estimé qu'il était encore trop tôt pour les présenter à Liev."
Un peu après, mais cela aurait pu être un peu avant, Philippe Annocque note : "Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l'idée que l'on s'en fait." La pensée de Liev bégaie et rumine ce qu'elle bégaie. Dans un temps improbable. Dans un espace sans contours définis. Le fantôme de l'arpenteur de Kafka nous fait signe, avec de la drôlerie parfois, comme dans une comédie burlesque du cinéma muet. 
Puis, vers la fin du livre, les choses vont moins bien pour Liev. Il a pourtant refait une promenade à vélo avec mademoiselle Sonia, ou Sonia, comment savoir ? mais les choses vont vraiment de moins en moins bien. Quelles choses ? Ah ! C'est bien difficile à dire. Les mots manquent. Et de qui parle-t-on ? De Liev ? De pas Liev ? De Philippe Annocque ? De pas Philippe Annocque ? De nous ? De pas nous ? A la vérité, s'il en est quelqu'une, on ne s'y retrouve pas. Il faudra poser des questions. A Liev. A Philippe Annocque. A nous.
Ce roman, Pas Liev, est donc une oeuvre hautement philosophique. Elle court après les pensées travesties en sorcières et voudrait les emboîter. Elle n'y réussit pas. C'est impossible. Tout ce qui est humain est impossible. Qu'on se le dise !
Les éditions Quidam, encore une fois, publient la littérature la plus exigeante qui soit. Souhaitons-leur le meilleur succès, avec ce roman comme avec tout ce qu'elles publient. Mais, au fait, Quidam éditeur existe-t-il vraiment ? Il faudra penser à lui demander.

lundi 16 novembre 2015

Même pas peur ? Ben, si !

Un slogan fleurit partout pour signifier la résistance à la barbarie du treize novembre. Même pas peur. Je ne le crois pas pertinent. Il n'est pas pertinent car il ne dit pas la vérité. Bien sûr que les Parisiens ont peur. Et tous les Français, tous les Européens avec eux. Et tous les pays victimes d'un terrorisme quasi quotidien.
Les chefs d'Etat et de gouvernement aussi ont peur et c'est légitime. Il s'agit d'une peur froide, raisonnée. Et de cette peur raisonnée naîtra, naît déjà une volonté inentamable d'éradiquer les monstres. Quiconque a côtoyé des soldats ayant fait la guerre en quarante et après les a entendus dire : " On a eu peur, évidemment qu'on a eu peur, mais cette peur a été un moteur pour l'action. "
Cette peur qui étreint actuellement la France sera le ciment nécessaire à ce qu'elle change de camp.
Le problème est qu'on ne sait pas vraiment où est le camp, mais c'est un autre sujet... de peur... plus diffuse... dont ne manqueront pas de s'emparer les nervis exaltés du FN, les coteries catholiques extrémistes, les complotistes, les Identitaires et autres furieux.
Donc, continuons à avoir peur, aiguisons à son contact lucidité et vigilance. Et l'hydre sera terrassée. La guerre civile n'aura pas lieu.

jeudi 22 octobre 2015

Stéphane Vanderhaeghe, Charognards

Charognards, de Stéphane Vanderhaeghe, est un objet littéraire non identifié et non identifiable. " On pourrait presque y voir une allégorie - sauf qu'elle m'échappe, à moi, si tel est le cas." Puis l'auteur ajoute que c'est peut-être un canular. L'histoire de ce livre dont les pages ne sont pas numérotées, (le lecteur comprendra vite pourquoi), tient en une phrase : le narrateur choisit de rester seul dans son village envahi par toutes sortes de corvidés charognards et rédige une espèce de journal, sur un carnet où il note les mouvements des oiseaux et sur un cahier où il essaie de capturer avec des mots improbables ce qui lui passe par la tête et le corps.
Mais cela dit, rien n'est dit du tout. Ou alors c'est autre chose qui se joue. Autre part. Stéphane Vanderhaeghe est clair dans l'opacité même :" J'aurais imaginé un village cerné de camions de télétransmission, leurs bras-satellites déployés au-dessus de nous comme autant d'imprécations lancées à la nuit éplorée... J'aurais imaginé un débarquement de bonshommes engoncés dans des combinaisons futuristes, qui lentement s'enfoncent dans les venelles en déployant une force quasi surhumaine pour lutter, leurs grosses bonbonnes dans le dos, contre la gravité... J'aurais imaginé que rien de tout ça n'ait eu lieu."
C'est que les corvidés charognards ne provoquent ici aucune catastrophe à la Hitchcock ou à la Spielberg. Ils ne dépècent pas les corps mais la langue. La langue qui fixe la mémoire. La langue qui partage le temps et ses durées. La langue qui nomme les perceptions et les émotions. Leur inépuisable patience conduit lentement le narrateur au charognage de lui-même. Et toute l'humanité sombre dans le même puits. " ... au fond, on est - je suis, ne suis plus rien d'autre que ce langage moribond que je couche sur ces pages, le pur produit de ce langage dans lequel "je"me creuse une galerie comme un ver la carcasse qui l'a fait naître, pure langue d'apparat à jamais illisible sous ce fol fatras que je n'adresse à personne."
Cette auto dévoration constitue une remise en cause radicale (et forcément paradoxale) de l'idée de la littérature. Toute énonciation devient impossible quand hier se confond avec demain, quand le vrai ne peut plus se séparer du faux, quand la matière même de l'écriture cloque comme une peau malade. 
Il faut lire avant qu'il ne soit trop tard cette première oeuvre publiée par les éditions Quidam. Car, somme toute, une allégorie traverse bien ce livre : celle de la fin de l'homme, cet être de langage. Dans mille ans, les corbeaux se souviendront de nous, avec la langue qu'ils nous auront prise...

mercredi 21 octobre 2015

Pline le jeune et les lectures publiques

Pline le jeune, né vers l'an soixante, contemporain de l'empereur Trajan et ami de Tacite, a écrit de fort nombreuses lettres. Il regrette dans l'une d'elle que l'on s'intéresse moins à la poésie qu'avant, que l'on n'écoute plus guère les auteurs qui lisent leurs textes en public. Bref, il se lamente au début du premier millénaire comme on se lamente au début du deuxième. A méditer.
" Cette année a produit une abondante moisson de poètes. Dans tout le mois d'avril pas un jour ne s'est passé sans quelque lecture publique. Je me réjouis de voir les lettres fleurir, les talents se montrer et se faire valoir, malgré le peu d'empressement avec lequel on se réunit pour les entendre. La plupart restent assis dans des salles publiques et perdent en causeries le temps qu'ils devraient consacrer à écouter... et encore ils ne restent pas jusqu'au bout, mais se retirent avant la fin, les uns en s'esquivant et à la dérobée, les autres franchement et sans façon. Quelle différence, du temps de nos pères ! On raconte qu'un jour l'empereur Claude, se promenant dans son palais entendit des acclamations ; il en demanda la cause et, apprenant que c'était une lecture publique faite par Nonianus, il s'y rendit à l'improviste et à la grande surprise du lecteur. Aujourd'hui nos gens les plus oisifs, invités bien à l'avance, et avertis à plusieurs reprises, ou bien ne viennent pas, ou s'ils viennent, c'est pour se plaindre d'avoir perdu un jour, qui justement ne l'a pas été. Il faut accorder d'autant plus de louange et d'estime à ceux dont le goût d'écrire et de lire en public ne se laisse pas rebuter par cette indolence et ce dédain des auditeurs."
Etonnant, non ? A méditer, vous dis-je !

dimanche 18 octobre 2015

Lettre à une militante du parti socialiste

Chère militante du parti socialiste,

Il y a quelque temps déjà que je songe à vous écrire car votre pensée échappe à ma compréhension. Je lis régulièrement vos publications sur un réseau social. Vous êtes une personne de culture. Les arts et les lettres font partie de votre chemin. Vous évoquez aussi l'action du gouvernement et défendez avec ferveur Emmanuel Macron. C'est précisément cette ferveur que je ne parviens pas à élucider. Sa dimension passionnelle vous conduit à des propos qui peinent à convaincre.  Comme si, loin de la mesure chère à Montaigne, votre raison s'enrayait dans le flou conceptuel. Reprenons par exemple la notion de modernité, devenue aujourd'hui plus que jamais l'aigle impériale des salons feutrés. Elle martèle jusqu'à devenir inaudible qu'elle est la seule issue à la crise que nous vivons depuis quarante ans. Toute autre considération relève d'un passéisme désuet et populiste, dont, mépris aux commissures et cristal de Bohême à la main, les thuriféraires se gaussent en regardant chatoyer les ors des chambranles. 
Ainsi, l'ouvrier, l'employé, le petit fonctionnaire, le petit cadre d'entreprise, l'artisan, le commerçant de proximité, le médecin en zone rurale, l'avocat appointé par l'aide judiciaire sont d'indécrottables nostalgiques des temps anciens.
Ainsi, le cadre dirigeant, le grand chirurgien, le grand distributeur, le propriétaire d'usines à gaz et le propriétaire de machines à bétonner, l'éditorialiste en vue du Figaro ou de Libération, le financier, le promoteur immobilier incarnent le nouveau modèle social. 
Un camp contre un camp comme dans la guerre des boutons. Une guerre perdue par les premiers qui sont pourtant les plus nombreux. Une guerre gagnée par les seconds qui disposent d'une puissance de feu jamais égalée y compris au mitan du dix-neuvième siècle. A tel point que certains d'entre eux envisagent de créer leurs propres Etats. Loin des passéistes inquiets pour leur feuille de paie, leur sécurité sociale (oh ! le vilain mot qui empeste !), leur retraite (oh ! la vieille idée !) et l'avenir de leurs enfants qui devront bientôt payer au prix fort des études de plus en plus improbables. 
Chère militante du parti socialiste, Emmanuel Macron, encensé par la presse néolibérale de droite comme de gauche, est un représentant de cette prétendue modernité dont la voracité pourrait précipiter nos sociétés occidentales dans le chaos. La guerre des boutons changerait alors de braquet. Jean-Claude Guillebaud le rappelle souvent : le mépris n'est plus supportable. Des chemises de cadres dirigeants ont naguère été lacérées lors d'une échauffourée. Bientôt, ce sont les corps de ces mêmes personnes qui auront à souffrir du désespoir qu'ils engendrent d'un trait de plume. 
En utilisant les outils qui sont à votre disposition, ceux de la sociologie, de la philosophie, de l'anthropologie, de l'économie même (Une pyramide de Ponzi demeure une pyramide de Ponzi que l'on se dise moderne ou non), vous vous apercevrez que la modernité n'est pas une notion, encore moins un concept. Elle n'est qu'un leurre agité comme un chiffon rouge au nez des peuples.
La réalité n'est ni moderne ni ancienne. Sa trame est celle de l'Histoire avec la grande hache dont parle Kafka. Et sur cette trame, le présent inscrit son empreinte, pas à pas, sueur contre sueur. Un futur déjà en construction verra le jour : tissé d'espoirs ordinaires pour vivre debout, simplement vivre debout. Et il faudra l'entretenir comme on entretient un feu ardent, avec une langue dépouillée de ses affiquets pour magazine, une langue qui saura tendre ses mots à l'autre. Et ces mots alors seront comme des mains. Dans une ferveur pour tous. Au service de tous.

jeudi 15 octobre 2015

Anise Koltz, Un monde de pierres

Comment définir l'existence ? Quelles limites séparent la vie de la mort ? Comment définir le temps ? Le passé et le futur ont-ils des frontières ? L'identité est-elle une ou multiple dans le grand bain de l'univers où la matière même manque de contours ?
Voici quelques-unes des questions qui hantent l'écriture d'Anise Koltz dans Un monde de pierres publié par les éditions Arfuyen. Nous lisons là une poésie nue, d'une froide lucidité en son constat philosophique. Dans la note biographique à la fin de ce volume, Roger Brucher évoque ainsi l'oeuvre d'Anise Koltz : [ Elle élabore, par brefs à-coups, une sorte de rêche continuum vital tissé en contrepoint de sa propre vie, fait peu à peu éclater, par traits et par griffes, par plaintes aussi, les schémas de l'identité...]

Ma naissance n'existe pas / c'est un nombre / qui ouvre le ventre de ma mère / comme un coffre-fort // Ma mort n'existe pas / c'est un mirage / j'ai existé avant moi / le temps m'a plagiée // Avec le ciel et l'enfer / sous mes ongles / je marche / vers mon inconciliable éternité
*
Je marche à l'intérieur / de moi-même / comme à travers une forêt vierge / envahie par ses ombres // Mon sang tourne / comme un fauve encagé
*
Où se cache le jour / quand s'installe la nuit / qui nous enlève nos noms / nous fait perdre nos ombres ? // Nous la traversons / comme une épreuve
*
La nuit / j'entends les morts / traverser ma chambre // Venus d'un passé lointain / ils ont oublié la parole // Recouverts de plumes / tachetées de sang / ils arrivent // Devenus frères des vautours / ils me réveillent / par le claquement de leurs ailes


dimanche 4 octobre 2015

Plus une minute à soi

J'ai souvent entendu de jeunes retraités dire qu'ils n'avaient plus une minute à eux. Pris par les petits-enfants qui turbulent, les expositions, les conférences, les escapades patrimoniales, les parties de cartes avec les copains, les parties de lèche-vitrines avec les copines, les mots croisés mots fléchés mots mêlés voire brouillés, la photo en amateur à l'amicale du quartier, l'entretien physique au club ou à l'air libre, le jardin, le bricolage, la cuisine, la pêche au goujon...
Je m'étonnais de cette ritournelle. Comment, alors qu'un temps libre indéfini s'offre à l'individu, peut-il ne plus avoir une minute à soi ? L'hypothèse de la disponibilité elle-même indéfinie constitue-t-elle une explication suffisante ? Bien sûr, le jeune retraité passe du jour au lendemain du temps plein au temps vide et il entreprend de le remplir derechef. Il devient son propre employeur, multiplie les activités pour s'occuper et subit du même coup l'occupation d'un nouveau temps contraint. L'indéfini ne convient pas à l'humain habitué à désigner, repérer, nommer, organiser, encadrer depuis l'école. Cette tendance s'aggrave avec l'imperium de la rentabilité économique et s'en affranchir est perçu comme une faute morale. Etre enfin libre d'accord, mais dans certaines limites !
Ce constat doit cependant être complété par un questionnement sur le temps lui-même. Il apparaît comme doté d'une existence autonome en ce sens que sa distribution/répartition n'obéit plus à une norme préétablie mais vogue au hasard des contingences de l'ordinaire. L'individu peut évidemment choisir une date et une heure pour un rendez-vous médical ou amoureux. Il peut aussi, quand il garde encore la pleine maîtrise de son agenda, retenir une autre date et une autre heure pour telle ou telle action, tout en prenant en compte le temps choisi pour le rendez-vous médical ou amoureux. Mais cette maîtrise lui échappe au fur et à mesure qu'il multiplie ses activités. Des chevauchements surviennent et il faut les défaire comme dans un jeu de patience. Des recours à l'insert sont heureusement possibles. Pourquoi ne pas contenir le temps de l'activité A dans le temps de l'activité B et ménager ainsi un temps pour l'activité C. En cas d'impasse, le report à une date ultérieure représente une solution à court terme et une bombe à retardement car les balises de sa durée viendront se heurter à d'autres balises de durées envisagées. A ce niveau-là d'intrication des temps et des durées, dans leur objectivité comme dans leur subjectivité, l'individu n'a en effet plus une minute à soi. Toujours à galoper semblable au cheval fou sur l'étendue floue de la steppe. C'est le temps qui édicte ses lois et commande. Il devient une personne que l'on peut maudire pour ses cruautés. A moins que la victime se rebelle, reprenne les rênes et la bride du temps emballé. C'est là une ressource de la volonté. Elle est à la portée de tout un chacun. Mais une voix, insolente, susurre : le temps, au commencement, n'est qu'une idée apprivoisée par l'homme pour dominer ses espaces. Indéfinie et définie tout à la fois, selon les situations, les occurrences, les perceptions, les émotions, les sentiments... Cette idée devient à son tour à son cheval fou que l'on peine à débourrer et l'on vide sans ménagements les étriers du sens. Il n'y aurait donc aucune issue à notre dilemme ? La condamnation à souffrir des fourches patibulaires du temps serait définitive ? Non. Clairement non. La volonté a un stratagème à sa disposition : Tenir pour vrai. Je tiens pour vraie ma liberté de m'opposer à mon nouveau temps contraint. Elle est mon fanal sur le chemin de mes jours vieillissants et je lui accorde toute latitude pour vagabonder au gré des mes envies. Comme une sorcière sur son balai cosmique.

vendredi 11 septembre 2015

Revue Métèque, Lettres d'adieu

La revue Métèque nous adresse dans sa troisième livraison des lettres d'adieu. Dire adieu. A quoi ? A qui ? L'amour ne va pas bien. La mort non plus. Les agonies s'éternisent. Dans les hôpitaux comme dans les chambres. "Laisse-moi le privilège des oiseaux, va-t'en, ne me regarde pas mourir.", écrit Jean-François Dalle évoquant un père en phase terminale. "Ton visage peu à peu s'englue dans la cire.", note Christophe Sanchez sur le même sujet. La peur de passer ne passe pas même quand on a choisi de passer. Et le café de l'amour, c'est pareil. Passe mal, très mal. "il pose la tasse et s'en va travailler / sans m'embrasser / je vais chercher le balai / et ramasse l'amour mort à la pelle / il en reste toujours un peu / collé sous mes godasses", observe Marlène Tissot. 
Clémence Rose écrit que "La vie nous est parfois un pantalon trop grand et le monde une chaussure trop petite." Brigitte Giraud ajoute : "Faudrait des magiciens automatiques pour les terreurs du jour." Des magiciens qui feraient de la couture à la chaîne dans la lumière sale des faux jours. Parce que c'est toute la peau humaine qui est mal ajustée au travail de vivre. 
Impossible de présenter tous ces textes qui saignent. Notons le Décédé de Nicolas Albert G. Tellement seul que c'est à lui-même qu'il envoie des SMS. Il choisit d'organiser l'après. "J'ordonnerai l'exhumation  de mes treize premiers "moi" afin de comprendre ce qui s'est passé... ainsi, plus tard, j'entrerai dans le bonheur de la mort en sachant." Lisons avec émotion Adieu Victor par Marie-Christine Horn. L'être aimé s'est suicidé dans la baignoire. La survivante a revu la scène des millions de fois. Il est grand temps d'échapper au noir, de renouer avec la vie. "J'ai sorti les photos. J'ai enfin le droit... T'es resté beau. En fait, je suis presque contente que tu sois mort. T'es resté beau sans savoir que j'ai vieilli." Dans un registre plus doux, Brigitte Giraud écrit à son cher disparu des lettres qui font un gros tas dans le buffet, gros comme la peine sur le coeur. Qui revient comme reviennent Les oreilles de souris et qu'il faut désherber. Pour que l'oubli soit enfin possible. L'oubli ? Il n'est pas possible dans les circonstances les plus insoutenables. Marlène Tissot, dans juste un objet, donne la parole à une adolescente violée par son père : "Si j'étais un objet, je serais immobile et muette pour l'éternité... Je ne ressentirais rien, je n'espérerais pas, je ne redouterais plus... Quand tu reviendras dans ma chambre, je ne serai plus moi, plus à toi, juste un objet à mettre dans une boite." Enfin, Laurine Roux nous offre L'empereur du boulevard d'Athènes. Cette courte nouvelle, qui met en scène un laissé-pour-compte manchot et buveur de pastis à la paille, aurait plu à Blondin. Dans un gigantesque éclat de rire pour résister au pire. "Je tiens tête à ta mort.", écrit Marianne Maury Kaufman. Tenir tête à la mort. Voilà bien le fardeau des vivants. 
Fidèle à son chemin, la revue Métèque fait encore une large place à la photographie. Notons la haute solitude signée Alain Paris en couverture, la corde de pendu d'Austin Granger, la femme qui sort du trou de Woo-Kyung, le miroir piqueté de Shelly MacNeil, le barbelé crépusculaire de Macin Wojdak et tant d'autres qu'il faudrait présenter dans le détail.
Métèque, portée tout le long des jours par Jean-François Dalle, est une revue qui a du grain, fin ou plus robuste. Du grain qui lève comme la vie lève, où l'espoir éparpille çà et là ses petites lueurs. Le lecteur, conquis par la force et la beauté de l'ensemble, attend déjà le quatrième numéro. Précisons qu'à Bordeaux, la revue peut s'acheter à la librairie Olympique, place du marché des Chartrons.

jeudi 10 septembre 2015

Thomas Vinau, Bleu de travail

" Le jour met son bleu de travail. Je mets le mien. " La dernière livraison de Thomas Vinau, Bleu de travail, aux belles éditions cousues collées de La fosse aux ours, se présente comme un inventaire à reprendre sans cesse du simple travail de vivre. Toutes sortes de situations traversent le livre, à petits pas espiègles, enfantins, absurdes, un tantinet surréalistes à l'occasion, avec parfois une délicate pointe d'ironie et quelques mots de langue rude ou verte. La palette infinie de la vie. Du " je" au " on" en passant par le " tu ". Des ritournelles de joies et de peines. Dans la tendresse et la blessure, l'enfance toujours vive, fourbie sur l'établi du temps qui s'éparpille. Comme tout le monde. Thomas Vinau ne se hausse pas du col. " Je fais ce que je peux. Avec mes silences et le reste. Avec mes peurs de bête... Dans nos petits pataugements précieux. Un matin après l'autre. Un oubli après l'autre. Un mot sur le suivant. Je fais comme tout le monde. "
Thomas Vinau est également un observateur averti de la nature, des processions lentes des escargots, lumineuses des lucioles. Avec des précisions d'ornithologue tout en restant poète. Comme la linotte, le pouillot et le sizerin, ou encore le traquet motteux sont des oiseaux qui [s'activent déjà de leurs démarches de brindilles ]. Il écrit aussi : " Je sais que les oiseaux n'ont pas d'épaules... On dirait des hommes qui plient. Des questions qui s'enfoncent dans le sol. "
Enfin, après avoir égratigné la statue du Commandeur Cioran dans une cocasserie qui dérouille les zygomatiques, (Imaginez notre philosophe coiffé d'un bob de guingois en train de raconter une blagounette !!!), Vinau s'essaie à l'exercice d'admiration mais c'est l'amitié qui l'emporte, sans apprêt ni tricherie. Dans leur au-delà, Jean-Claude Pirotte et Pierre Autin-Grenier continuent à ouvrir les bras, à marcher doucement.
Auteur d'une oeuvre poétique et romanesque déjà importante (Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, Ici ça va, Alma éditeur et 10/18), le jeune Thomas Vinau impose peu à peu sa prose fragmentaire dans le paysage littéraire contemporain. Réjouissons-nous-en ! Les vendeurs de savon à barbe frelaté n'ont qu'à pisser ailleurs que sous nos yeux.

dimanche 6 septembre 2015

Lester Young in Washington, D.C.

Allons ! C'est pas fini. Y a aussi les grandes portes fenêtres côté jardin. Les chiures de mouches et les piquetis de colle. Même l'éponge gratte-cul n'en vient pas à bout. De l'huile de coude ! Encore et encore. C'est bon pour le palpitant. Donc pause Lester Young. 1956. Vingt ans avant Jarrett. Plus classique. Des notes mélancoliques. N'est-ce pas à Lester Young que l'on demandait : Why are you so sad ? Voyez ! Moi aussi je cause rosbif mais je le mets pas à toutes les sauces en sachet sur mon chien chaud. Michel Serres a bien raison de proposer une grève de l'anglais. Cheval de Troie du libéralisme. A gerber. Mais revenons au camion et ses 71 cadavres. Essayez de faire rentrer soixante et onze individus dans un tel espace... Des jeunes, des très jeunes, des vieux aussi. Impossible ! Donc, je vous laisse imaginer la scène. Nuitamment et loin de toute terre habitée. Qui rappelle des souvenirs d'avant Lester Young. Quand l'aigle nazie, oui oui, avec un e, je le précise pour les ceusses qui croient tout savoir, étendait ses ténèbres en Europe. C'est forcément comme ça que ça s'est passé. Le wagon à bestiaux avec le froid en prime. J'imagine facilement que certains migrants ont refusé de monter et qu'on les a abattus sur place et hop, leur carcasse dans un joli bain de chaux... Après le froid. Bon. Pas de tapage ! Je donne dans l'imprécation pour démontrer que les mots et les images c'est pas du kif. Les mots dérangent dix mille fois plus que les images, monsieur Maque-Luanne. Ne se contentent pas de choquer. Ils pèsent, comme on dit dans un torche-cul célèbre. Ils pèsent d'autant plus qu'ils ont été réfléchis, quand l'émotion, légitime certes, a laissé la place à la pensée dans toute sa lucidité. Nul besoin d'être sémiologue pour comprendre pareille évidence. D'aucuns diront que je déparle, que le soleil de septembre fouaille mon atrabile. Que nenni ! Seulement le désir d'écrire, contre les donneurs de leçon si bien intentionnés autour du cristal de Bohême comme le Bazar de l'Hôtel de Ville. Un héros est quelqu'un qui fait ce qu'il peut, disait Romain Rolland. Je ferai ce que je pourrai.