dimanche 12 juin 2016

Par la fenêtre donnant sur le labour

Par la fenêtre donnant sur le labour
on voit briller des ustensiles
de cuivre ardent*
Garder le souvenir d'un visage penché
Sur la glaise
Sa bouche fermée aux remugles
Le soc luit sombre dans le sillon retourné
Des courtilières pourraient bondir
A l'assaut des corbeaux tapis
Le soleil de novembre s'effondrerait
Sans qu'on s'en étonne sous le ciel bas
J'ai toujours dix ans
Un froid me fait trembler

 Jean Follain, Exister, 1947


La courbe que l'oiseau
Va suivre s'il s'envole.*
Mais comment savoir ce qui en soi
Prendra la mesure de l'instant
La lumière est trop tendue
Le ciel s'ouvrira-t-il
Poser la question aux travers du chemin
Attendre un frisson sous la peau
Qui jetterait des traits
Chercher le regard des bêtes blanches
Toutes ces présences pour augurer la trace
Déjà plus là
Une éternité minuscule

 Eugène Guillevic, Sphère, 1963


Alguien está tocando una música espesa
en la esquina del mundo.*
Une musique au coin du monde
On l'entend tout au bout de la fatigue
Dans l'énigme du corps défait
Où aller encore si le chemin
N'est plus qu'un trait
Qu'on ne sait pas finir
Il faudrait se dissoudre là
Avec les notes blessées qui montent des fondrières
Dans les remuements faibles de l'air
S'accorder au murmure de l'eau
Parmi les hautes herbes
Devenir une idée nue ouverte comme une main
Pour sauver

Julio Llamazares, La lentitud de los buyes, 1979

tout est noyé tout s'estompe tout s'amenuise
on dirait un chagrin suppurant de la terre*
Il n'y a plus de tumulte
Les ombres gisent à l'entour des jardins
L'eau a perdu les traces des bêtes blanches
Un volet  battant dans le vide
Eloignerait de mes pas
Les menaces du vent
L'ornière étouffe un sanglot quand je déglutis
Du noir

Lionel Bourg, L'étoffe des corps (Paysages après la pluie), 1994


Un homme seul
regarde passer
un garçon
qui chancelle*
Je ne me suffis pas de son vertige
Ecarquillé dans les flaques
Des ombres battues en ses clins
Il me faudrait prendre aussi la douleur
Qu'il ignore encore
Loin des pères et des mères
Aux moignons qui suppurent
Mais comment nous inventer ensemble
Avant la chute

Bernard Delvaille, Faits divers, 1976

lundi 6 juin 2016

Patrick Rödel, michel serres, la sage-femme du monde

Patrick Rödel aime partager ses admirations. Avec michel serres, la sage-femme du monde, il le fait avec simplicité, tendresse et humour. C'est que Michel Serres n'est pas un philosophe comme les autres. Il ne s'enferme pas dans un bureau comme les vieilles barbes de l'Institution qui n'ont jamais connu que leurs grimoires. Il pratique le monde en "plein air" et, tout en auscultant le présent, essaie d'imaginer, de penser l'avenir de l'humain dans tous ses états.
Ancien marin au long cours, Michel Serres a éprouvé avec son corps les dangers des océans. Une école de la vie dans la matière des choses, qui marque l'esprit et l'âme, qui imprime un style à l'existence et à l'écriture.
Michel Serres n'écrit pas des essais arides criblés de notes en bas de page mais des livres où la poésie surfe à la crête des mots. " Homme libre, toujours tu chériras la mer..." Gourmand de toutes sortes de vocabulaires oubliés ou revisités qui touchent aussi bien à l'ordinaire des jours qu'aux vagues hauturières, notre philosophe hors des clous sorbonnards prise également les termes techniques de la biologie, de la mécanique, de l'informatique...
Facétieux et lui même gourmand, Patrick Rödel consacre une large part de son ouvrage à un "glosserres", fouillant au plus profond des racines étymologiques. Le lecteur apprend ainsi que "le pontife, c'est celui qui construit les ponts". De même, le passage est "ce chemin que le bateau cherche entre les écueils, entre les courants contraires". Ponts et passages. Aucun jargon doctoral ! Montaigne aurait apprécié ce désir d'homme à hauteur d'homme, qui veut tendre la main au futur. 
Bien des auteurs mesurent chichement leurs citations. Ce n'est pas le cas de Patrick Rödel qui choisit de mettre en avant le style du "maître" plutôt que le sien pourtant fort ciselé :
" Qui suis-je, liquide, parmi les larmes cachées ? Qui suis-je enfin, topologique et temporel ? Quand le silence, enfin, et la nuit, insularisent la solitude, lorsque se tait le langage qui tient le siège des autres en moi - comment museler le bec de cet irrémédiable bavard ?..."
" Qui n'a jamais vu l'été indien dans les forêts du Québec au nord de Montréal et jusqu'au bord de la Chesapeake Bay dans le Maryland, n'a pas encore accédé à la plénitude extasiée du regard. A l'inverse, quels millions de merveilles ces millions d'érables ont-ils vues dans le ciel pour éclater ainsi en millions de teintes pourpres, écarlates, cramoisies ?"
De l'étonnement à l'émerveillement. Ces pierres angulaires de la poésie. De la philosophie. Les deux ensemble pour notre bonheur de chercher à savoir. 
Lisez michel serres, la sage-femme du monde de Patrick Rödel aux éditions Le Pommier et vous entrerez dans les méandres simples et complexes d'un philosophe-écrivain totalement original, au service des humbles.

mardi 31 mai 2016

Dans la durée des oiseaux est publié

Mon recueil de proses poétiques Dans la durée des oiseaux, lisible comme un récit, vient de paraître aux éditions du Cygne. J'en ai commencé l'écriture en 2005 et je l'ai fini en 2014. Entre temps, le texte s'est perdu pendant trois ou quatre ans, je ne sais plus. Peut-être le fallait-il, qu'il se perde ! Pour que les mots continuent à travailler tout seuls sans que je les enquiquine avec mes prétentions d'auteur. Pour qu'ils prennent le temps du voyage entre Prague et Venise en passant par la ville morte en terre du nord. Pour...

Enfin, voilà ! Mettons que Dans la durée des oiseaux soit un livre d'amour. Pas un amour en limousine sur l'autoroute du soleil, ça non ! Mais un amour tout de même. Avec ses ombres qui font naître aussi des lumières. Je ne sais pas.

A vous de voir, si vous le voulez bien. Pour commander l'ouvrage, il suffit de taper www.editionsducygne.com et en principe ça marche.

Vous pouvez aussi le réserver chez votre libraire préféré. En vous offrant mes brassées d'oiseaux, vous aidez aussi un éditeur méritant. D'une pierre deux coups sur l'étang des cygnes et l'eau ondoie. C'est beau une eau qui ondoie.

mardi 17 mai 2016

André Bucher, Déneiger le ciel

Dans la vallée du Jabron, du côté de Curel ou du col de l'Homme Mort, les flocons de neige sont aussi abondants que les habitants sont rares. La température peut chuter à moins trente dès la mi-décembre et le manteau blanc reste sans accrocs jusqu'à la fin février. Les voitures s'échouent comme des carcasses. L'huile gèle dans les mécaniques des tracteurs. Les téléphones restent muets.
David, la soixantaine chevelue, vit seul dans la ferme qu'il a retapée à bras le corps. Sa compagne Mireille est morte en pleine jeunesse, fauchée par un fou du volant. Sa fille Noémie a fait sa vie, comme on dit, deux gosses et un divorce cahin-caha... Alors la solitude pèse lourd au trébuchet des souvenirs. Les étreintes fugaces avec la voisine Muriel n'y changent pas grand chose. Une douleur contre une douleur, il y a mieux pour engendrer la joie. Même la musique n'y parvient pas. Steppenwolf. Nina Simone. Norah Jones et ses nightingales. Tant d'autres. Nostalgies...
Alors que le paysage s'immobilise dans la neige et dans la glace une veille de Noël, David reçoit deux appels à l'aide. Un vieux berger dans sa masure. Un jeune voyageur épris des mêmes rythmes nord-américains, l'image du fils qu'il aurait tant aimé. David commence une longue très longue marche dans la nuit. Les souvenirs sont très vivants sur le grand écran du blanc. Les morts parlent, c'est sûr. La fille de Muriel notamment, qui a disparu, qu'on a cherchée tant et tant... Et si elle s'était transformée en saumon ? !
Déneiger le ciel de André Bucher est un roman de la nature tourmentée par les éléments. La langue est directe, rugueuse parfois comme la vie à ras de terre saignée avec les mains. Mais empreinte tout du long de poésie. Les arbres sont des "vieillards décavés". Un peuplier figure "un nu aux bas noirs, une allégorie de la douleur". "La brume [laisse] perler quelques flocons emberlificotés dans sa toile" cependant que "le ciel courbaturé de la veille [compte] ses bleus".
Lors d'un récent passage sur un plateau de télévision, sans jamais poser à l'écrivain, hésitant parfois quand tant d'autres déblatèrent d'un trait d'assommantes considérations, André Bucher a évoqué Rick Bass, ses Cinq saisons dans le nord rigoureux de l'Amérique. La parenté est en effet évidente. Dans l'humilité. Dans la tendresse retenue, pudique. Comme avec le vieux berger sauvé de justesse. Mais David se sauvera-t-il lui-même ? Qui rencontrera-t-il au bout de cette nuit peuplée de chimères ?
Allez ! Encore un refrain, pour la route, un refrain de poupée, et retenez vos larmes :
"J'avance, j'avance, me prépare pour le grand jour.
Je fais des claquettes sur une scène blanche.
Des claquettes sur un champ de mines.
Donne donc tout ce que tu as, jusqu'à la fin de ton malheur."
Déneiger le ciel de André Bucher est disponible dans la collection de poche des éditions Sabine Wespieser.

André Bucher, entre terre et ciel est un documentaire de plus de deux heures réalisé par Benoît Pupier et visible sur Internet.

lundi 16 mai 2016

Passeur de poésie dans le Loir-et-Cher

Je serai le lundi 23 mai devant une petite communauté de lecteurs curieux de poésie. Dans le Loir-et-Cher. A Ternay, village  près de Montoire et du château de la Possonnière où naquit un certain Pierre de Ronsard le dix septembre mil cinq cent vingt-quatre.

J'ai choisi de ne pas tenir de discours sur la poésie. Je n'aime pas ça. Les professeurs m'ennuient trop souvent avec leurs mots qui font comme des culs.

Je présenterai brièvement huit auteurs et je lirai leurs textes. Je mouillerai la chemise car je souhaite allumer des étoiles dans les yeux.

Dans l'ordre, ces huit auteurs sont :

Antoine Emaz, Flaques, éditions Centrifuges, 2013
Valérie Rouzeau, Va où, éditions Le temps qu'il fait, 2002
Murièle Modély, Penser maillée, éditions du Cygne, 2012
Thomas Vinau, Bleu de travail, éditions La fosse aux ours, 2015
Jean-Louis Giovannoni, L'immobile est un geste, éditions Unes, 1989
Anise Koltz, Un monde de pierres, éditions Arfuyen, 2015
Salah Al Hamdani, Rebâtir les jours, éditions Bruno Doucey, 2013
Perrine le Querrec, Le plancher, éditions Les doigts dans la prose, 2013

Une liste aux petits oignons, dans l'équilibre des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, ouverte à tous les genres et à la francophonie.

Je renouvellerai cette expérience en 2017, vraisemblablement avec le soutien de la médiathèque de Montoire et, pensant à ma promotion, j'y parlerai aussi de Dans la durée des oiseaux, ensemble de proses poétiques à paraître en juin aux éditions du Cygne.

lundi 2 mai 2016

Maurice Pons, Les saisons

C'est un village de montagne à la frontière. Une tierra desdichada où l'automne de pluies et de boues dure des dizaines de mois, où l'hiver du gel bleu pétrifie le regard en quelques minutes et à tout jamais. On ne cultive ici que la lentille, à main nue car on ignore l'usage des bêtes de somme. Soupes de lentilles, galettes de lentilles, alcool de lentille constituent l'ordinaire des villageois sans horizon ni mémoire.
Un jour, peinant sous un havresac chargé de feuilles de papier filigrané, Siméon demande l'hospitalité à la tenancière de l'auberge. Branlebas de combat. Qui est cet Errant, cet Etranger ? D'où vient-il ? Que veut-il ? Les villageois, qui pratiquent la démocratie directe, se réunissent dans la salle du conseil, sous le portrait moisi de l'amiral. Siméon obtient le droit de rester dans son galetas ouvert à tous les vents auquel il accède par une échelle dégoulinante de purin. Il va pouvoir écrire le roman qu'il porte en lui. Il va pouvoir apaiser ses souffrances, apaiser aussi le souvenir douloureux d'Enina, sa sœur morte torturée dans le désert.
Mais comment résister à l'hostilité de ce lieu sans nom ? L'adjoint du brigadier des douanes, notamment, cherche toutes les occasions pour lui nuire. Et sa constitution fragile ne l'aide en rien. Une blessure au pied tourne à la gangrène. Il va falloir consulter le Croll qui fait office de médecin. Et il y aura d'autres blessures, sans compter celle de l'amour, de la morsure de l'amour...
La quatrième de couverture des Saisons de Maurice Pons, publié par Julliard en 1965 et régulièrement réédité chez Christian Bourgois, évoque une confrérie de lecteurs initiés dans une dévotion égale à celle qui réunit les admirateurs de Malcolm Lowry ou de Julio Cortázar.
Je pense, pour ma part, à Gabriel García Márquez. Le vertige me prend quand j'imagine que Maurice Pons et l'auteur de Cien an͂os de soledad ont pu écrire en même temps leur livre. Comment ne pas être troublé par les scènes de l'œuf aux vers et de l'insoutenable accouchement de la vache ? La découverte de ce que contient le corset de l'énorme aubergiste n'est-elle pas aussi éminemment marquézienne ? Nommons Buendía l'amiral de la salle du conseil et l'illusion sera parfaite d'une communication télépathique d'un bord à l'autre de l'océan...
Entre drame et bouffonnerie, porté par des personnages aussi apocalyptiques que les lieux-mêmes, ce roman inclassable nous suffoque en sa démesure. Servie par une langue tantôt flamboyante tantôt triviale. Au petit jeu des appariements, des visions de La lluvia amarilla de Julio Llamazares me traversent. La pluie jaune sauf qu'ici la laideur est partout. Siméon est aussi repoussant que le Croll. La fillette Louana, nonobstant ses cocasseries, empeste de la bouche autant par son haleine que par ses propos orduriers. La laideur donc, résolument. Comme dans des tableaux de Bruegel l'Ancien où défilent toutes sortes d'estropiés...

Après la lecture de ce chef d'œuvre, je recommande la critique plus approfondie qu'en fait Marc Villemain sur son site (www.marcvillemain.com). Vous verrez ! Les lentilles n'auront plus jamais le même goût. Le riz non plus du reste... Mais chuutt !!! Lisez d'abord.

dimanche 1 mai 2016

Miguel Espejo, A l'ombre d'Ephèse

A l'ombre d'Ephèse est le premier livre de poèmes de Miguel Espejo traduit en français par Jean-Marc Undriener et publié aux éditions Centrifuges.
La poésie de cet auteur argentin, ici ramassée en vers brefs, parcourt tous les cheminements de sa quête philosophique et littéraire. Les mythologies et les religions du monde y sont également présentes. Le vers alors devient presque sentence, verset. Des considérations plus ordinaires voire triviales, entre sapience et naïveté, sous forme de copeaux rapportés sur la page (Jean-Marc Undriener parle de concrétions dans sa belle préface) confèrent à l'ensemble l'incarnation nécessaire au penseur. 
Le lecteur ne doit pas se laisser impressionner par les prestigieux voisinages de Socrate et de Hegel, de Virgile et de Baudelaire, du Christ et de Mahomet en passant par Shiva car tous ici ont simplement figure humaine à accueillir, et l'Eternité n'est pas moins fragile que l'instant. Au chevet des énigmes, il faut beaucoup d'humilité pour apprivoiser la lucidité. Miguel Espejo n'en manque pas.

Extraits.

Hölderlin
Nous n'avons pas eu de buts à atteindre.
Ils se sont dessinés
dans un territoire sans frontières
dans l'illimité, là où se trouvait la démence
montrant sans ambages
la condition première et dernière de l'homme.

Un coup de dés
Tu ne peux appartenir tout à fait
à aucun lieu de l'univers
parce que tu es hasard, cabale, destin
interchangeable avec des milliards d'êtres,
Toi, l'Unique.

René Char
Tu as dû t'armer de silence
pour pouvoir parler.

Réclusion
Je ne sais plus écrire
et je voudrais que de lointaines étoiles
et la tenace permanence de l'homme
parlent par ma bouche
apeurée, farouche, indifférente.

Putes
Nous regardons les vagins exposés en vitrine
comme s'il s'agissait d'une vieille paire de
chaussures.

A l'ombre d'Ephèse de Miguel Espejo est disponible en librairie ou sur le site de l'éditeur au prix de 12 €. editions-centrifuges.blogspot.fr
Courez-y vite !

dimanche 24 avril 2016

De Kawabata à Kawakami

Lu Le Grondement de la montagne de Yasunari Kawabata. Relu Manazuru de Hiromi Kawakami. Du Japon des années 1950 aux Japon des années 2000, un sentiment de permanence dans l'attachement aux rêves flottants, poreux. Et cette question récurrente de la disparition, dans un Japon qui aurait pu sombrer sous le feu nucléaire. Dans un Japon où tout un chacun, encore aujourd'hui, se demande si la réalité existe. 
Le Grondement de la montagne évoque un homme vieillissant. Il se perd dans ses gestes et ses souvenirs manquent de contours. Ses pensées sont confuses. Est-il possible qu'il soit amoureux de Kikuko, la jeune femme au cou fragile de son fils ? Où est donc passé le mari de sa fille ? Et la mort plane, prélève à petits pas sa part du corps. Le paysage même en éprouve le vertige. Les érables. Les cerisiers. Les gingkos. Avec oiseaux et sans oiseaux. Cependant qu'un avion américain traverse l'ombre de la montagne...
Manazuru évoque une femme dont l'époux a disparu à la fin de l'été. Elle le cherche dans une station balnéaire où il s'est peut-être rendu. Elle lit et relit le journal qu'il tenait. Notations ordinaires de la vie au travail et à la maison avec leur fille Momo. Elle interroge les bercements de la pluie, les grondements de la mer sans cesse recommencés. Et il y a cette ombre qui s'emboîte à ses pas. Une ombre et une voix de femme. Elle sait quelque chose mais parle par énigmes. Le mari aurait pris un bateau, là, à cet endroit battu par les vents et les hérons blancs... La marque du paysage encore, pour élucider le flou, l'incertain...
La quatrième de couverture du roman de Kawabata dit cela : " Le style de Kawabata s'apparente aux peintures d'Extrême-Orient où la trajectoire d'une ligne courbe arrive à recréer la profondeur d'un paysage."
Cette remarque s'applique aussi bien à l'écriture de Hiromi Kawakami. Une puissance identique dans le trait rapide, presque jeté sur la page, y compris dans les dialogues. Egale profondeur des paysages et des visages, tour à tour disjoints et fondus, pour désigner l'improbable. " Tout n'est qu'apparition, affleurement, illusion, chez cette romancière de l'invisible, attachée à l'énergie ensorcelante des petites choses du quotidien", écrit Marine Landrot du magazine Télérama.
Deux romans à lire en miroir, en se demandant si on existe.

mardi 12 avril 2016

Tous les jours je mène paître mon corps*

Tous les jours
je mène paître mon corps*
Apprendre la patience infinie des troupeaux
Mais le chemin est si long pour le sang de travers
Combien de jours encore
A dissoudre
Quelle langue voudra bien me suivre

 Anise Koltz, Chants du refus II, 1995


L'enfant immobile de nos gestes
attend l'épuisement
de toutes nos paroles*
On cherche en vain les silences
Qui apprivoiseraient sa mémoire
D'avant toute lumière
Quand macéraient en lui les fièvres de la mère
Ils pourraient sauver ce qui le fige encore
Dans une peau qui le tient mal
Ouvrir son visage à d'autres visages
On ne comprend pas encore pourquoi
Nos mots le tuent

Jean-Louis Giovannoni, L'immobile est un geste, 1989


tous les reflets dans ses eaux
mémoire
qui va s'écoulant*
Comment nommer ce qui va vers le fleuve
Dans la fatigue de la marche
Y retrouver quoi de la mémoire dormante
Des ciels bas défilent avec des ombres
Des pierres comme des meules
Ont des rumeurs de lame blanche
C'est de là que tu viens et tu y retournes
Disent les éboulis des berges
Les gendarmes étourdis le long des herbes
De l'autre côté de l'eau des oiseaux font des signes
Il faudra bien les apprêter
Avant de passer

Françoise Hàn, ne pensant à rien, (Rivière souterraine), 2002


Au guet sous chaque ombre
la méfiance aux pieds nus
dévorée de mouches.*
L'image d'un coteau quand la lumière chavire
L'enfant est seul sous l'arbre seul
Avec des mots sans suite
Et soudain monte le bruit des mantes
Comme un frisson d'échine
Aucun secours ne viendra de la fille
Aux tresses bleues en bas du chemin
L'effroi reste sans partage

Daniel Boulanger, Tchadiennes, 1969


Le rire d'un enfant, comme une grappe de groseilles
rouges.*
L'oiseau s'est tu dans les plis du jardin
Une bête blanche rejoint l'ombre d'un caillou
L'enfant rit
Qu'a-t-il entendu du silence sous ses pas
Comment s'en délivrer

Philippe Jaccottet, Ce peu de bruits, (Notes du ravin), 2008


La lampe cueille le silence
Et fait parure au souvenir.*
La fenêtre assombrit
Le plancher de la chambre
Un grain de plâtre va tomber
Sur les ombres allongées près du lit
Je rassemble ici mes enfances
De berges et de margelles
De courtilières courant sous les humus
De corps figés dans la langue
Mais le cercle de la lampe se défait déjà
Le silence ne tient plus mes mémoires
Les mots ont du sang sur mes lèvres

Hélène Cadou, Le bonheur du jour, 1956


Vois le vieil arbre qui entre en fleurs
Comme un grand prêtre entre, aveuglé,
Dans un délire blanc.*
Le regard ne tient plus dans la marche
Des plis de linge blanc traversent la mémoire
Le printemps porte l'aube des souvenirs
Quand sonnaient les beffrois
Et que l'enfance avait rétréci les gestes
L'arbre n'y pouvait rien
Ses promesses étaient trompeuses
Dans le silence des dimanches
Il fallait boire jusqu'au fond du corps
Toute la lie

Jacques Vandenschrick, Avec l'écarté, 1995



mardi 5 avril 2016

La revue REBELLE [S] N° 3

Danny-Marc et Jean-Luc Maxence ont lancé en novembre 2015 la revue REBELLE [S]. La troisième livraison de ce bimestriel qui se déclare hors-sujet figure dans les kiosques depuis le mois de mars. REBELLE [S] se veut tout à la fois idiot et intelligent, mal élevé et raffiné, mystique et païen, faible et fort...
Autant dire qu'on ne trouvera dans ses pages aucune tiédeur, aucune langue de bois, aucun consensus mou. REBELLE [S] s'aventure sur le terrain de l'actualité en poète, en philosophe, et ses semelles, loin des grands blablas à la mode, battent aussi bien la glaise des chemins de traverses que les vents contraires sous l'horizon.
Le lecteur se réjouira de l'important dossier consacré à la connerie dans tous ses états. Connerie de l'uniforme conforme mondialisé, connerie de la révérence aux puissances de l'argent, de la télévision, du sport, d'internet... Connerie du réactionnaire comme du progressiste. Connerie de toutes les béatitudes soumises aux paillettes, aux affiquets.
REBELLE [S] n'adopte pas pour autant la posture du donneur de leçons. "Loin de nous toute pensée amère ou cynique pour une moquerie prétentieuse... on est bien souvent le con de quelqu'un d'autre... à ces moments d'errance ou de perdition au milieu de ce troupeau dont l'on essaie de s'extraire tant bien que mal.", écrit Martine Konorski avant d'en appeler à Audiard, Flaubert, Desproges, Lacan, Perros et même Beckett le facétieux : "Elle est si con la lune. Ca doit être son cul qu'elle nous montre toujours."
A noter également dans ce numéro un article de Michaël Sens  sur la lutte anti-terrorisme qui, malgré quelques ambiguïtés, ouvre une piste nouvelle en s'appuyant sur les travaux du politologue Olivier Roy. " Il n'existe pas de radicalisation de l'Islam mais une islamisation de la radicalité. Comprenez que les jeunes radicalisés dans leurs vies, en rupture, doivent se trouver une famille qui leur permet d'exprimer leur révolte..."
Les amoureux de la littérature foisonnante du réalisme magique se régaleront aussi du "plaidoyer pour l'étrangeté" de Adeline Baldacchino ou, dans un autre genre, de l'hommage rendu à Alain Jouffroy par Jean-Luc Maxence qui le considère comme "le dernier des surréalistes rebelles".
Un peu d'humour et surtout d'histoire enfin avec l'article de Ingrid Dextra, Pourquoi les femmes sont-elles dites bavardes ? Les lavoirs des villages étaient naguère encore "un bon endroit où se décharger le coeur et parler de cul". L'époque des années soixante donc, où la gent masculine accrochée à ses privilèges de bistrot clamait haut et fort : "Une femme qui parle est une jacasse. Un homme, par contre, ne bavarde pas. Il discute."
La revue REBELLE[S] est disponible en kiosque au prix unitaire de cinq euros trente. On peut s'y abonner à l'adresse suivante, 70 avenue d'Ivry Boîte 270   75013 Paris et c'est moins cher (25 euros pour six numéros).