vendredi 16 juin 2017

Jean-Yves Vallat, Anthologie

Résultat de recherche d'images pour "jean yves vallat"La métaphysique des arbres en chemin sur le fil des saisons existe ; Jean-Yves Vallat l'a rencontrée tout en continuant à la chercher, à l'apprivoiser. L'anthologie que les éditions Le nouvel Athanor consacrent à ce poète de haute exigence dans la collection Poètes trop effacés est à lire absolument. Les admirateurs du géographe voyageur Elisée Reclus retrouveront chez Vallat la même humilité devant les mystères de la nature. Et la même troublante beauté de la langue jusque dans les paraboles du silence. Au jeu des appariements littéraires, citons aussi le montagnard André Bucher, cet incorrigible déneigeur de ciel alpin.

Jean-Luc Maxence a rendu visite à l'auteur de Les arbres ont un regard et de Cendres en ses arpents ardéchois, accueilli aussitôt par un sourire et une accorte flambée dans le poêle. Jean-Yves Vallat n'est pas homme à tenir des propos ampoulés. Il se livre sans détours : " Je suis né à la poésie par instinct, comme ça, sans jamais chercher à publier, presque sans le faire exprès. J'écrivais, sans toujours savoir ou vouloir, ou pouvoir me relire. Cela faisait partie de ma respiration intime. J'ai traversé une enfance sauvage et solitaire dans une famille réduite, cependant à l'écoute des autres. Je suis né dans cette enfance." 

Humilité et lucidité encore sur l'acte d'écrire en ce qu'il échappe, en ce qu'il est empêché, en ce que le grand secret toujours doit être repris dans ses traverses. " J'ai peine à savoir / J'ai peine à suivre / Ce qui n'est pas s'évase / Ce qui passe est humus / Ce qui s'écarte commence mes pas", confesse-t-il à [ses parents passés].

Né en 1946, Jean-Yves Vallat n'a pas battu les estrades du petit monde des rimailleurs semeurs de mauvais vents. Le retrait lui convient mieux, mais un retrait ouvert, en compagnie de la femme aimée, de l'homme qui vient et qui a froid, de Char et Reverdy, de Jaccottet. Parmi les arbres d'hiver dont [la lecture blanche demande temps et patience].

Six recueils seulement ont paru. Aucun n'aurait peut-être vu le jour sans la présence amicale du poète Jean-Marie Berthier. Souhaitons qu'ils ne s'effacent pas. Le chemin est long encore, dans ses écarts.

Extraits :

Nous n'irons plus au travers des bois
voir l'écharpe des mers
et le museau de la nuit
qui nous tenait froid.
Les portes d'un seul pas ont fermé le jour.
C'est ainsi que l'on est ancien
dans le vieil ennui de novembre.
C'est ainsi que l'hiver prend quartier
à deux doigts du coeur.
C'est ainsi que l'on demeure
vers des couchants noirs
les mains sur le visage
comme des oiseaux capturés.

*
Nous devons nous livrer
comme un travail de flamme
sans lèvres
sans bruit
dans la morte-saison
rapprochée de la vitre
Nous sommes pour accompagner
la pierre et enfoncer le clou
au-delà de notre peau
et comprendre quelle écharde veille
comme un mot de passe
Aveugle
approche la lampe
et reconnais-toi ! 

*

Désormais, je m'attarde sur les crêtes d'un corps de montagnes sèches, un viatique de pierres, où les points cardinaux, coureurs farouches du côté du vent et de l'invisible, vivant d'horizons jamais forestiers, ne chassent pas en meute.
Ce sont des terres au sud, celles des eaux souterraines, où le bruit univoque de la citerne est celui de la patience des hommes déjà morts ou prêts de mourir. Alors, pourquoi écrire, puisque de cette flaque de jour noir, vacillant si bas, nous remonterons toujours une eau définitivement fanée par la lumière ?

Jean-Yves Vallat, éditions Le nouvel Athanor, 15 €

jeudi 15 juin 2017

Isabelle Lagny, Le sillon des jours

Résultat de recherche d'images pour "le sillon des jours isabelle lagny"Une douce mélancolie traverse la poésie d'Isabelle Lagny depuis ses premiers textes, en un détachement fragile. Dans Le sillon des jours, la figure de l'être aimé est un pli froissé par l'exil et la mémoire des barbaries. La tendresse même veille au bord de l'inquiétude. "Puis la mer nous a fondus/sur la ligne d'horizon", note Isabelle Lagny. Les corps et les paysages s'abolissent dans la lumière du ciel improbable, grise ou orange. Avant la recomposition des plis, du cerveau et des voix.

Une partie importante du livre, Une forêt de signes, est dédiée à Lucienne, la mère de l'auteur. Le naufrage de la vieillesse est là, avec tout ce qui a flétri de la peau et de l'histoire mal partagée. "Alors tel un chien qui tient sa propre laisse/je ramène mes sentiments inutiles/vers ta main/et souffle leur flamme/en attendant/des jours meilleurs", écrit Isabelle Lagny avec une pointe d'ironie amère. Que veut dire au juste ce souffle-là sur la flamme des sentiments ? Comment éteindre ou ranimer l'inutile ? Eternelle ambiguïté de l'amour des mères, de l'amour pour les mères...

Cet émouvant recueil, simple et profond dans sa complexité, se termine comme il commence. Avril est également dédié à Salah Al Hamdani. L'amour y apparaît "clair et confus à la fois". Un trait, à la marge de l'ironie encore, compare le bonheur à un "jour de carence". Isabelle Lagny étant également médecin, le lecteur peut penser que le manque organique, cette incomplétude jusque dans l'essence a pu couler en cette douce mélancolie. Mais, comme le dit Anne de Commines, "le manque instruit l'amour et le traduit en communion".

Extraits :

Et puis il y a la brume
celle qui accroche les mots
tandis que le train de l'oubli
me chahute
percutant l'enfance
malgré les trébuchements anciens de l'amour
Elle me livre
une poitrine à chérir
*
Mais sous les verrières
où habituellement tu pleures
une petite toux ce matin
m'indique que tu ne me connais pas
*
Je viens d'une contrée qui n'existe pas
Je la traîne derrière moi
comme la peau d'un ours sur la neige

Je viens d'un pays qui se décompose
jour après jour
dans une forêt de signes

Je hume le vent
je m'y repose
j'étreins ma mère
dont le visage impassible
fixe l'horizon
*

Préfacé par Jacques Ancet et délicatement illustré par Chloé Latouche, Le sillon des jours d'Isabelle Lagny vient d'être réédité aux éditions Pippa. 15 euros.

image livre-fnac.com

mardi 13 juin 2017

Céline Escouteloup, Impromptus de bord de piscine

Résultat de recherche d'images pour "impromptus de bord de piscine"Avec Céline Escouteloup, le mot bikini fait son entrée en poésie. Normal, dira-t-on, puisque son troisième recueil s'appelle Impromptus de bord de piscine. N'allez pas si vite. Lisez d'abord cela : Le bikini directement trempé dans / Le basilic / La tomate / Le thym / L'olive / L'ail / Le laurier / La tapenade / L'essence de lavandier / Le ventre encore tout plein de / Cire sucrée / Caramel / Collé sur la peau / Je rentrai dans l'eau / Pour m'y rincer / Parce que le lendemain / Je devais te retrouver.
Le lecteur comprend vite que ces Impromptus ne sont pas qu'une douce rêverie sous le soleil d'un été peuplé de fleurs et de fruits. La légèreté est là, bien sûr, le plaisir de la baignade aussi. Mais il y a autre chose. " Il ne faudrait pas non plus qu'il y ait trop de soleil / Où nous n'aurions plus de larmes", écrit Céline Escouteloup. Ce livre n'est pas une oeuvre naïve malgré les joies des smoothies et du melon confit. Tant de fragilités, de menues fêlures s'y devinent, en demi-teintes ou presque. Dans cette incertitude-là, du presque à la façon de Jankélévitch. " Après la naissance / Il ne nous reste que la peau", déclare cette poète à peine trentenaire. Voilà bien une énigme qui tait autant qu'elle suggère. Du rapport au corps et au paysage, du rapport au sucré et au salé, au chloré même. Du rapport à l'être aimé et à ses mains de musicien.
Le photographe Jean-Luc Favre propose en écho des fragments de corps à la peau marquée ou gainés de latex, parfois cireux, plus souvent durs que doux. On y voit aussi des portraits de dos ou en déséquilibre qui ne laissent pas indifférent le regard qui s'attarde. 
Textes et images constituent un ensemble singulier que je conseille vivement. Céline Escouteloup n'a pas fini de nous étonner et je m'en réjouis sans réserve.

Extraits :

Dans la fente du volet
Voir à l'extérieur
La piscine éclatante

Penser homme

*

On accroche les hochets pleins de carreaux
De rouge et vert
De chevaux, de rubans
Aux fils à linge
Dans le soleil du matin
Même s'il n'y a plus de bébé
Justement, justement ça

On suspend les cintres en hauteur
Avec les robes, les chemises
Pour qu'elles soient moins froissées

Parfois, ça
Je ne peux pas regarder

*

Impromptus de bord de piscine de Céline Escouteloup est publié par la librairie devenue maison d'éditions La lucarne des Ecrivains. Il coûte 19 euros 90. (Prix justifié par les excellents tirages photographiques). 

photo La lucarne des Ecrivains

jeudi 8 juin 2017

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe

Résultat de recherche d'images pour "introduction a la pensee complexe edgar morin"Je relis avec plaisir et émotion Introduction à la pensée complexe d'Edgar Morin. J'admire la façon humble et joyeuse qu'il a de jongler avec les concepts, passant élégamment de la thermodynamique à Dostoïevski, de la biologie à Shakespeare.
C'est un livre absolument nécessaire pour tenter de penser la bouillonnante marmite du monde en évitant les écueils du simplisme, du réductionnisme, des idées disjonctives. Les pièges sont si nombreux. Celui de la logique rationalisante notamment, qui évacue toute honte bue ce qui n'adhère pas à son plan de raisonnement... et mutile ainsi la réalité dans sa multiplicité.

Extraits :

Nous approchons d'une mutation inouïe dans la connaissance : celle-ci est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes, au premier chef les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci, qui ne maîtrisent pas, pratiquement, les conséquences de leurs découvertes, ne contrôlent même pas intellectuellement le sens et la nature de leur recherche.

(Introduction à la pensée complexe a été écrit en 1990, soit avant le développement d'internet et des réseaux sociaux. Le phénomène constaté par Edgar Morin était déjà à l'oeuvre à l'époque mais il a empiré. En ce sens, ce texte est visionnaire.)

Qu'est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l'un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d'événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre, de l'ambiguïté, de l'incertitude... D'où la nécessité, pour la connaissance, de mettre de l'ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre, d'écarter l'incertain, c'est-à-dire de sélectionner  les éléments d'ordre et de certitude, de désambiguïser, clarifier, distinguer, hiérarchiser... Mais de telles opérations, nécessaires à l'intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus ; et effectivement, comme je l'ai indiqué, elles nous ont rendus aveugles.

(Edgar Morin se montre de nouveau visionnaire. Le détissage de la réalité complexe en réalité simple à des fins de rationalisation économique et comptable s'est considérablement aggravé. Comment, alors, penser sérieusement les technologies de la robotique et de l'intelligence artificielle si on s'enferme dans une logique de l'immédiat tronqueur et trompeur ? Comment accommoder au soi friable et incertain les énigmes grandissantes des deux infinis qui bouleversent nos conceptions étriquées de l'espace et du temps ?)

Une des conquêtes préliminaires dans l'étude du cerveau humain est de comprendre qu'une de ses supériorités sur l'ordinateur est de pouvoir travailler avec de l'insuffisant et du flou ; il faut désormais accepter une certaine ambiguïté et une ambiguïté certaine (dans la relation sujet/objet, ordre/désordre, auto-hétéro-organisation). Il faut reconnaître des phénomènes, comme liberté ou créativité, inexplicables hors du cadre complexe qui seul permet leur apparition. 

(Autrement dit, pour qu'une intelligence artificielle accède au statut de sujet sans cesser pour autant d'être un objet interférant, elle devra pouvoir penser le flou et entrer dans la dimension onirique sans laquelle rien n'est possible. C'est encore de la science-fiction mais plus pour longtemps. Alors, on se souviendra d'Asimov, de Bradbury et de Morin, ces grands visionnaires.)

Introduction à la pensée complexe d'Edgar Morin est disponible en Points-Seuil pour la modique somme de six euros.