Je relis avec plaisir et émotion Introduction à la pensée complexe d'Edgar Morin. J'admire la façon humble et joyeuse qu'il a de jongler avec les concepts, passant élégamment de la thermodynamique à Dostoïevski, de la biologie à Shakespeare.
C'est un livre absolument nécessaire pour tenter de penser la bouillonnante marmite du monde en évitant les écueils du simplisme, du réductionnisme, des idées disjonctives. Les pièges sont si nombreux. Celui de la logique rationalisante notamment, qui évacue toute honte bue ce qui n'adhère pas à son plan de raisonnement... et mutile ainsi la réalité dans sa multiplicité.
Extraits :
Nous approchons d'une mutation inouïe dans la connaissance : celle-ci est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les esprits humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes, au premier chef les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci, qui ne maîtrisent pas, pratiquement, les conséquences de leurs découvertes, ne contrôlent même pas intellectuellement le sens et la nature de leur recherche.
(Introduction à la pensée complexe a été écrit en 1990, soit avant le développement d'internet et des réseaux sociaux. Le phénomène constaté par Edgar Morin était déjà à l'oeuvre à l'époque mais il a empiré. En ce sens, ce texte est visionnaire.)
Qu'est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l'un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d'événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre, de l'ambiguïté, de l'incertitude... D'où la nécessité, pour la connaissance, de mettre de l'ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre, d'écarter l'incertain, c'est-à-dire de sélectionner les éléments d'ordre et de certitude, de désambiguïser, clarifier, distinguer, hiérarchiser... Mais de telles opérations, nécessaires à l'intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du complexus ; et effectivement, comme je l'ai indiqué, elles nous ont rendus aveugles.
(Edgar Morin se montre de nouveau visionnaire. Le détissage de la réalité complexe en réalité simple à des fins de rationalisation économique et comptable s'est considérablement aggravé. Comment, alors, penser sérieusement les technologies de la robotique et de l'intelligence artificielle si on s'enferme dans une logique de l'immédiat tronqueur et trompeur ? Comment accommoder au soi friable et incertain les énigmes grandissantes des deux infinis qui bouleversent nos conceptions étriquées de l'espace et du temps ?)
Une des conquêtes préliminaires dans l'étude du cerveau humain est de comprendre qu'une de ses supériorités sur l'ordinateur est de pouvoir travailler avec de l'insuffisant et du flou ; il faut désormais accepter une certaine ambiguïté et une ambiguïté certaine (dans la relation sujet/objet, ordre/désordre, auto-hétéro-organisation). Il faut reconnaître des phénomènes, comme liberté ou créativité, inexplicables hors du cadre complexe qui seul permet leur apparition.
(Autrement dit, pour qu'une intelligence artificielle accède au statut de sujet sans cesser pour autant d'être un objet interférant, elle devra pouvoir penser le flou et entrer dans la dimension onirique sans laquelle rien n'est possible. C'est encore de la science-fiction mais plus pour longtemps. Alors, on se souviendra d'Asimov, de Bradbury et de Morin, ces grands visionnaires.)
Introduction à la pensée complexe d'Edgar Morin est disponible en Points-Seuil pour la modique somme de six euros.
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