lundi 26 juin 2017

Antoine Emaz, Planche

Résultat de recherche d'images pour "antoine emaz" Après Cambouis, Cuisine, FlaquePlanche est tantôt un journal, quoique jamais daté, tantôt un carnet de notes. Le titre même nous signifie depuis quelle place Antoine Emaz écrit. Celle des lieux ordinaires, voire pauvres dans l’accomplissement des jours au jour le jour. Pauvreté de la langue aussi qui fuit les ornements que Montesquieu pourfendait. Il s’agit pour Emaz d’aller au plus près de la justesse de l’éprouvé et du dit, dans l’évocation du décor (jardins, ciels marins et citadins, volet à repeindre…) comme dans la matière au cœur du poème. Tout en composant avec l’imprévu qui forcément échappe.
Egalement auteur de nombreuses notes de lecture, il nous fait part de ses querencias (James Sacré, Valérie Rouzeau, Jacques Ancet…) mais donne aussi des coups de griffes sans méchanceté : trop de romantisme chez Jaccottet atteint à l’occasion de « douloureuse emphase », ennui parfois à la lecture des journaux plaintifs de Pierre Bergounioux. Camus non plus n’est pas épargné. A Propos de La Peste : « … ses personnages parlent comme des livres. C’était sans doute le ton de l’époque, on a plus de mal avec ça aujourd’hui. Comme quoi, même si une éthique et une esthétique peuvent durer, elles s’encrassent tout de même avec le temps, mais la seconde plus vite que la première. »
La question de l’esthétique et de la forme est l’une des pierres angulaires du travail d’Antoine Emaz qui refuse la disjonction vivre/écrire : «  Rien ne m’est plus étranger qu’une utilisation gratuite ou ornementale de la langue en poésie. Si le poème bouscule la langue, c’est moins dans un but esthétique que dans son effort d’ajustement à une saisie brute du réel… Ce qui m’intéresse, me passionne, c’est l’acte même d’écrire, lorsque l’intensité de l’expression fait fondre réalité et langue en un poème. »
Antoine Emaz ne se pose pas pour autant en donneur de leçons. Il planche tout simplement, avec son obstination coutumière même si, l’âge venant, il peut se sentir « réduit à une mécanique de vivre ». Foudroyante lucidité de ce poète-artisan-philosophe à nul autre pareil y compris dans le semblable.

Extraits :

Sauf au début et à la fin peut-être, aimer quelqu’un est bien trop compliqué pour que ça puisse entrer dans un poème.
*
Je suis pour les temps morts, et pas loin de croire que l’on ne vit vraiment que dans ces moments de vide.
*
Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison.
*
Au départ du poème, il y a toujours un événement, un choc qui ébranle le cœur, le corps, la mémoire, la langue. J’écris en contre : vivre est premier. Un poème comme un contrecoup de langue à partir d’un coup de vivre.
*
Nous sommes presque tous des journaliers ; on met un jour à la suite d’un autre, sans voir la fatigue qui rouille le corps, la tête. On fait ce qu’il faut, ce qu’on doit à on ne sait trop quoi, une sorte de moloch social. Jusqu’au jour où quelque chose déraille dans la machine, une pièce refuse le service, casse. Et on est où, là ?
*
Moins rechercher le temps perdu que récupérer le temps sauf.
*
Tout est calme sous le ciel vaste bleu. Je sais qu’il faudrait avancer dans la besogne à faire, mais je n’en ai pas envie. Et je ne peux pas écrire sans impulsion interne : nécessité urgente ou vague désir, peu importe, mais il faut une intensité de pression minimale. Sinon, non. Regarder le jardin suffit, présentement. Et je sais que ce n’est pas paresse mais incapacité. Inutile de m’obliger, je ne ferai rien de bon.
Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d’après-midi d’été. Et non. On va rester dans le plat calme bleu et l’immobilité des arbres.


Planche d’Antoine Emaz est publié aux éditions Rehauts. 16 €.

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samedi 24 juin 2017

Frédérique Germanaud, Quatre-vingt-dix motifs

Résultat de recherche d'images pour "frédérique germanaud"Trente brefs passages chacun composé de trois fragments constituent Quatre-vingt-dix motifs de Frédérique Germanaud. La narratrice écrit et lit dans sa maison sous le regard mi-clos des trois variations de la Mémoire de Magritte. « Aucune souffrance ne marque les traits de ce masque d’absence alors qu’une blessure à la tempe droite laisse s’échapper une large tache de sang qui dégouline sur la joue jusqu’à hauteur de la bouche ».
Et c’est bien de mémoire dont il s’agit, ou bien de non mémoire, ou encore de déni de la mémoire. Tout en la désirant, allez savoir, dans un trouble accommodement entre autobiographie et fiction. Frédérique Germanaud reçoit de sa mère (jamais nommée en tant que telle) une douzaine de photos « dans une enveloppe vierge » et revisite son enfance qui, détournons les mots d’Artaud, ne lui appartient que par éclaircies.
Le ton de ce récit fragmentaire, très retenu dans ses épanchements, est parfois d’une cinglante froideur. L’enfance de l’auteur est-elle aussi un masque d’absence ? D’où vient qu’elle en fasse un fardeau ? Pourquoi pèse-t-il à ce point sur son ventre auquel elle refuse l’engendrement ? Décidément, quelque chose ne passe pas dans ces passages tissés d’empêchements. Les mères sans cesse recommencées empoisonnent ce qui reste de l’embryon « par définition parasitaire »…
En sourdine à toutes ces questions, le lecteur découvre aussi les pérégrinations littéraires qui accompagnent l’écriture de Frédérique Germanaud. Petit traité de la marche en plaine de Gustave Roud. Petit traité de la marche sous la pluie de Joël Vernet. Mais comment marcher dans un temps sans appartenances en se recroquevillant ? Où se trouve la frontière de l’épuisement si tant est qu’elle existe ?
Résultat de recherche d'images pour "la mémoire de magritte"D’autres figures traversent cette œuvre puissante qui laisse le silence sans voix : Dagerman dont L’homme étranger ferme les paupières  comme la Mémoire de Magritte, André du Bouchet, Paul Celan, Keith Jarrett et son concert à Cologne, Frank Venaille, Sôseki qui [a par hasard obtenu une journée de sérénité], et le voisin angevin Antoine Emaz…
A la fin de ces soixante-dix pages qui en recèlent bien davantage tapies sous les mots et entre les plis, dans une démultiplication des motifs sans ornements, une nouvelle enveloppe vierge fait son apparition. Le lecteur écrira dessus le nom qu’il voudra…

Extraits :

« … rester concentrée sur l’écriture en cours. Elle aussi s’est faite fragmentaire et détachée de son tout. Elle existe pourtant. Le poison entre de force dans l’écriture, la polluant de ses doutes, de sa fausse douceur, de son faux réel. »
*
« Regarder en moi n’a jamais été mon fort. Aucune parenté entre ces deux territoires que sont mon ventre et ma pensée. Mais ce qui se développe dans le premier m’informe tout de même et paradoxalement de ceci : mon incapacité à engendrer. »
*
«  Une lune complète encore à perdre du sang. Je suis exsangue, on ne saurait mieux dire. Je n’ai pas l’appétit de vivre, comment, dans ces conditions, pourrais-je avoir celui de perpétuer la vie ? J’ai l’appétit de toi. Je prends soin de rendre mon corps à ses instincts. J’aurais accepté plus facilement qu’un arbre pousse en moi. Un pêcher qui fleurirait rose chaque printemps et dont les fruits viendraient grossir les seins que j’ai si menus. »


Quatre-vingt-dix motifs de Frédérique Germanaud est publié aux éditions La clé à molette. Il coûte 13, 50 €.

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vendredi 16 juin 2017

Jean-Yves Vallat, Anthologie

Résultat de recherche d'images pour "jean yves vallat"La métaphysique des arbres en chemin sur le fil des saisons existe ; Jean-Yves Vallat l'a rencontrée tout en continuant à la chercher, à l'apprivoiser. L'anthologie que les éditions Le nouvel Athanor consacrent à ce poète de haute exigence dans la collection Poètes trop effacés est à lire absolument. Les admirateurs du géographe voyageur Elisée Reclus retrouveront chez Vallat la même humilité devant les mystères de la nature. Et la même troublante beauté de la langue jusque dans les paraboles du silence. Au jeu des appariements littéraires, citons aussi le montagnard André Bucher, cet incorrigible déneigeur de ciel alpin.

Jean-Luc Maxence a rendu visite à l'auteur de Les arbres ont un regard et de Cendres en ses arpents ardéchois, accueilli aussitôt par un sourire et une accorte flambée dans le poêle. Jean-Yves Vallat n'est pas homme à tenir des propos ampoulés. Il se livre sans détours : " Je suis né à la poésie par instinct, comme ça, sans jamais chercher à publier, presque sans le faire exprès. J'écrivais, sans toujours savoir ou vouloir, ou pouvoir me relire. Cela faisait partie de ma respiration intime. J'ai traversé une enfance sauvage et solitaire dans une famille réduite, cependant à l'écoute des autres. Je suis né dans cette enfance." 

Humilité et lucidité encore sur l'acte d'écrire en ce qu'il échappe, en ce qu'il est empêché, en ce que le grand secret toujours doit être repris dans ses traverses. " J'ai peine à savoir / J'ai peine à suivre / Ce qui n'est pas s'évase / Ce qui passe est humus / Ce qui s'écarte commence mes pas", confesse-t-il à [ses parents passés].

Né en 1946, Jean-Yves Vallat n'a pas battu les estrades du petit monde des rimailleurs semeurs de mauvais vents. Le retrait lui convient mieux, mais un retrait ouvert, en compagnie de la femme aimée, de l'homme qui vient et qui a froid, de Char et Reverdy, de Jaccottet. Parmi les arbres d'hiver dont [la lecture blanche demande temps et patience].

Six recueils seulement ont paru. Aucun n'aurait peut-être vu le jour sans la présence amicale du poète Jean-Marie Berthier. Souhaitons qu'ils ne s'effacent pas. Le chemin est long encore, dans ses écarts.

Extraits :

Nous n'irons plus au travers des bois
voir l'écharpe des mers
et le museau de la nuit
qui nous tenait froid.
Les portes d'un seul pas ont fermé le jour.
C'est ainsi que l'on est ancien
dans le vieil ennui de novembre.
C'est ainsi que l'hiver prend quartier
à deux doigts du coeur.
C'est ainsi que l'on demeure
vers des couchants noirs
les mains sur le visage
comme des oiseaux capturés.

*
Nous devons nous livrer
comme un travail de flamme
sans lèvres
sans bruit
dans la morte-saison
rapprochée de la vitre
Nous sommes pour accompagner
la pierre et enfoncer le clou
au-delà de notre peau
et comprendre quelle écharde veille
comme un mot de passe
Aveugle
approche la lampe
et reconnais-toi ! 

*

Désormais, je m'attarde sur les crêtes d'un corps de montagnes sèches, un viatique de pierres, où les points cardinaux, coureurs farouches du côté du vent et de l'invisible, vivant d'horizons jamais forestiers, ne chassent pas en meute.
Ce sont des terres au sud, celles des eaux souterraines, où le bruit univoque de la citerne est celui de la patience des hommes déjà morts ou prêts de mourir. Alors, pourquoi écrire, puisque de cette flaque de jour noir, vacillant si bas, nous remonterons toujours une eau définitivement fanée par la lumière ?

Jean-Yves Vallat, éditions Le nouvel Athanor, 15 €

jeudi 15 juin 2017

Isabelle Lagny, Le sillon des jours

Résultat de recherche d'images pour "le sillon des jours isabelle lagny"Une douce mélancolie traverse la poésie d'Isabelle Lagny depuis ses premiers textes, en un détachement fragile. Dans Le sillon des jours, la figure de l'être aimé est un pli froissé par l'exil et la mémoire des barbaries. La tendresse même veille au bord de l'inquiétude. "Puis la mer nous a fondus/sur la ligne d'horizon", note Isabelle Lagny. Les corps et les paysages s'abolissent dans la lumière du ciel improbable, grise ou orange. Avant la recomposition des plis, du cerveau et des voix.

Une partie importante du livre, Une forêt de signes, est dédiée à Lucienne, la mère de l'auteur. Le naufrage de la vieillesse est là, avec tout ce qui a flétri de la peau et de l'histoire mal partagée. "Alors tel un chien qui tient sa propre laisse/je ramène mes sentiments inutiles/vers ta main/et souffle leur flamme/en attendant/des jours meilleurs", écrit Isabelle Lagny avec une pointe d'ironie amère. Que veut dire au juste ce souffle-là sur la flamme des sentiments ? Comment éteindre ou ranimer l'inutile ? Eternelle ambiguïté de l'amour des mères, de l'amour pour les mères...

Cet émouvant recueil, simple et profond dans sa complexité, se termine comme il commence. Avril est également dédié à Salah Al Hamdani. L'amour y apparaît "clair et confus à la fois". Un trait, à la marge de l'ironie encore, compare le bonheur à un "jour de carence". Isabelle Lagny étant également médecin, le lecteur peut penser que le manque organique, cette incomplétude jusque dans l'essence a pu couler en cette douce mélancolie. Mais, comme le dit Anne de Commines, "le manque instruit l'amour et le traduit en communion".

Extraits :

Et puis il y a la brume
celle qui accroche les mots
tandis que le train de l'oubli
me chahute
percutant l'enfance
malgré les trébuchements anciens de l'amour
Elle me livre
une poitrine à chérir
*
Mais sous les verrières
où habituellement tu pleures
une petite toux ce matin
m'indique que tu ne me connais pas
*
Je viens d'une contrée qui n'existe pas
Je la traîne derrière moi
comme la peau d'un ours sur la neige

Je viens d'un pays qui se décompose
jour après jour
dans une forêt de signes

Je hume le vent
je m'y repose
j'étreins ma mère
dont le visage impassible
fixe l'horizon
*

Préfacé par Jacques Ancet et délicatement illustré par Chloé Latouche, Le sillon des jours d'Isabelle Lagny vient d'être réédité aux éditions Pippa. 15 euros.

image livre-fnac.com

mardi 13 juin 2017

Céline Escouteloup, Impromptus de bord de piscine

Résultat de recherche d'images pour "impromptus de bord de piscine"Avec Céline Escouteloup, le mot bikini fait son entrée en poésie. Normal, dira-t-on, puisque son troisième recueil s'appelle Impromptus de bord de piscine. N'allez pas si vite. Lisez d'abord cela : Le bikini directement trempé dans / Le basilic / La tomate / Le thym / L'olive / L'ail / Le laurier / La tapenade / L'essence de lavandier / Le ventre encore tout plein de / Cire sucrée / Caramel / Collé sur la peau / Je rentrai dans l'eau / Pour m'y rincer / Parce que le lendemain / Je devais te retrouver.
Le lecteur comprend vite que ces Impromptus ne sont pas qu'une douce rêverie sous le soleil d'un été peuplé de fleurs et de fruits. La légèreté est là, bien sûr, le plaisir de la baignade aussi. Mais il y a autre chose. " Il ne faudrait pas non plus qu'il y ait trop de soleil / Où nous n'aurions plus de larmes", écrit Céline Escouteloup. Ce livre n'est pas une oeuvre naïve malgré les joies des smoothies et du melon confit. Tant de fragilités, de menues fêlures s'y devinent, en demi-teintes ou presque. Dans cette incertitude-là, du presque à la façon de Jankélévitch. " Après la naissance / Il ne nous reste que la peau", déclare cette poète à peine trentenaire. Voilà bien une énigme qui tait autant qu'elle suggère. Du rapport au corps et au paysage, du rapport au sucré et au salé, au chloré même. Du rapport à l'être aimé et à ses mains de musicien.
Le photographe Jean-Luc Favre propose en écho des fragments de corps à la peau marquée ou gainés de latex, parfois cireux, plus souvent durs que doux. On y voit aussi des portraits de dos ou en déséquilibre qui ne laissent pas indifférent le regard qui s'attarde. 
Textes et images constituent un ensemble singulier que je conseille vivement. Céline Escouteloup n'a pas fini de nous étonner et je m'en réjouis sans réserve.

Extraits :

Dans la fente du volet
Voir à l'extérieur
La piscine éclatante

Penser homme

*

On accroche les hochets pleins de carreaux
De rouge et vert
De chevaux, de rubans
Aux fils à linge
Dans le soleil du matin
Même s'il n'y a plus de bébé
Justement, justement ça

On suspend les cintres en hauteur
Avec les robes, les chemises
Pour qu'elles soient moins froissées

Parfois, ça
Je ne peux pas regarder

*

Impromptus de bord de piscine de Céline Escouteloup est publié par la librairie devenue maison d'éditions La lucarne des Ecrivains. Il coûte 19 euros 90. (Prix justifié par les excellents tirages photographiques). 

photo La lucarne des Ecrivains