lundi 3 septembre 2018

Jean Giono, Le grand troupeau

Résultat de recherche d'images pour "giono le grand troupeau"On devine assez vite qu'un roman va être puissant. C'est le cas avec Le grand troupeau de Jean Giono. Le livre commence par une formidable et insoutenable allégorie. Un immense troupeau de moutons traverse longuement un village provençal. La terre tremble sous le sabot des bêtes et dans le coeur des hommes. Pendant ce temps, un autre troupeau, encore plus immense, se fait égorger dans les tranchées de la guerre de 14. Ayant lui-même combattu, Giono nous livre des pages qui ne sont pas que de la littérature. Elles sont à pleurer. Oui. A pleurer.

" On entendait passer le silence avec son petit crépitement électrique. Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur le bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils se passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l'oeil, comme dans un petit oeuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus."

" Les morts bougeaient. Les nerfs se tendaient dans la rainure des chairs pourries et un bras se levait lentement dans l'aube. Il restait là, dressant vers le ciel sa main noire tout épanouie ; les ventres trop gonflés éclataient et l'homme se tordait dans la terre, tremblant de toutes ses ficelles relâchées. Il reprenait une parcelle de vie. Il ondulait des épaules comme dans sa marche d'avant. Il ondulait des épaules, comme à son habitude d'avant quand sa femme le reconnaissait au milieu des autres, à sa façon de marcher. Et les rats s'en allaient de lui. Mais, ça n'était plus son esprit de vie qui faisait onduler ses épaules, seulement la mécanique de la mort, et au bout d'un peu, il retombait immobile dans la boue. Alors les rats revenaient."

in Jean Giono, Oeuvres romanesques complètes, T1, La Pléiade, pages 620-621

image babelio

mardi 28 août 2018

Teresa Soto, Chutes


Résultat de recherche d'images pour "teresa soto, chutes" Grâce à la revue Recours au poème, j’ai découvert la poète espagnole Teresa Soto et ses deux recueils en édition bilingue Nœuds (Nudos) et Chutes (Caídas). Bernard Noël, préfacier de Chutes écrit : « Ainsi va-t-on de page en page vers une ouverture faite de gestes simples et de murmures. » Il s’agit en effet d’une poésie sans affiquets, suggestive dans ce qu’elle a de tendre comme dans ce qu’elle a de rugueux. Chronique à suivre bientôt dans Recours au poème.

Extraits de Chutes :

Recuento de paraísos :
llamamos las tardes frescas
para contarlas
como cabezas de ganado.
Pasan, una tras otra
en polvareda viva.

Décompter les paradis :
nous appelons les après-midi fraîches
pour les compter
comme des têtes de bétail.
Elles passent, l’une après l’autre,
poudre vive.

*

Las carreteras sustituían
las aceras.
Por ellas, paisajes
filtrados por el cristal
y un calor único.
El calor y el paisaje
todo venía a través de algo.

Les routes prenaient la place
des trottoirs.
Et par elles, paysages
filtrés à travers la vitre
et chaleur unique.
Chaleur et paysage
tout venait à travers quelque chose.

*

El pecho abierto y roto
el día claro y pálido
y yo de luto
negra entera
y mi padre también llora
por el padre del padre

y llora
y se fue
y no hay

y quiero decir que sus lágrimas
caen hilo a hilo
sus ojos son secos
como los míos
hija del hijo
hija del padre.


La poitrine ouverte et brisée
le jour clair et pâle
et moi en deuil
toute noire
et mon père lui aussi pleure
le père du père

et il pleure
et il est parti
et il n’y a plus

et je tiens à dire que ses larmes
tombent fil à fil
ses yeux sont secs
comme les miens
fille du fils
fille du père.

Chutes de Teresa Soto est publié aux éditions L’herbe qui tremble associées aux éditions incorpore. La traduction est de Meritxell Martínez et Bernard Noël. (18 €)

image incorpore.org

mardi 7 août 2018

Poemas pobres y algo màs, Poèmes pauvres et un peu plus (fin)


Mi lengua es un surco redondo
Adentro del silencio
No busca ninguna raíz
De la cual surgiera el rostro de mi madre
Ya que no me dio la vida
Solamente busca la nada
Sus palabras calladas


Ma langue est un sillon en rond
A l’intérieur du silence
Elle ne cherche aucune racine
D’où surgirait le visage de ma mère
Elle qui ne m’a pas donné la vie
Elle cherche seulement le néant
Ses mots tus

*

Cuando sea un muerto
Escribiré un poema de amor
Bajo la luz de las estrellas
Calzadas de viento
Un poema lleno de sonrisas
Pero mi amada habrá perdido
Sus dientes


Quand je serai mort
J’écrirai un poème d’amour
Sous la lumière des étoiles
Chaussées de vent
Un poème plein de sourires
Mais mon aimée aura perdu

Ses dents

*

Voilà, c'est fini. Vous comprendrez que ce dernier poème est ironique. C'est que je déteste quand l'émotion étranglée par la métaphore dégouline et dégouline encore, devient fumisto-ésotérico-gnan-gnan. Et puis je veux rendre hommage à Elvire Gomez Vidal. C'est grâce à elle que j'ai rencontré le poète Raul Nieto de la Torre. C'est elle qui a transmis mes poèmes pauvres à Luis Landero. C'est elle aussi qui a corrigé les fautes que j'ai commises en espagnol. Dans le plus grand respect de ce que je crois avoir voulu dire. Muchas gracias Elvira por todo lo que haces para mi.

dimanche 5 août 2018

Poemas pobres y algo màs / Poèmes pauvres et un peu plus


Salí muerto de mi madre
Un pedazo de carne
Encerrado en una sangre pálida
Ni cuerpo ni lengua
Ni piel dibujando un rostro
Sólo el camino que inventé
Me hizo nacer


Je suis sorti mort de ma mère
Morceau de viande
Serré dans du sang pâle
Ni corps ni langue
Ni peau à dessiner un visage
Seul le chemin que j’ai inventé
M’a fait naître

*

Mi poema es tan turbio
Que no lo puedo traspasar
Sin perder mi cuerpo


Mon poème est si trouble
Que je ne peux pas le traverser
Sans perdre mon corps

*

Encontrar las palabras más pobres
Que tejerán el paisaje
Del agua y de la tierra
Recorridas en la infancia
Que sea leve el recuerdo
De las cosas y de los seres
Un perro ladrando ante una puerta
Cualquier perro y cualquiera puerta
Como un dibujo de nin͂o
Y así sobreviven más allá de toda memoria


Trouver les mots les plus pauvres
Qui tisseront le paysage
De l’eau et de la terre
Arpentées dans les enfances
Que soit léger le souvenir
Des choses et des êtres
Un chien qui aboie devant une porte
N’importe quel chien et n’importe quelle porte
Comme un dessin d’enfant

Ainsi survivent-ils au-delà de toute mémoire

Je suis en train de traduire dans ma langue qui n'est pas maternelle ces poèmes que j'ai écrits dans une langue que je ne connais pas assez. Autant dire que c'est trop bizarre. La question que j'ai peut-être à me poser est la suivante : Où est passée la troisième langue ?
Le premier poème paraîtra en septembre dans la revue FPM de Jean-Claude Goiri, avec une variante car je crois que j'ai ajouté le mot ventre. Mais quand on sort de la mère, on ne sort pas que de son ventre. Alors ! Trop bizarre, vous-dis-je !
Le recueil devrait être publié courant 2019 par les éditions Tarmac avec une préface de Luis Landero que je ne remercierai jamais assez pour ce qu'il a dit de ces poèmes pauvres.

vendredi 27 juillet 2018

Luis Landero, Gentilshommes de fortune

Résultat de recherche d'images pour "luis landero gentilshommes de fortune"Un banc de pierre sur la place d'un village en Espagne. Il est si haut que les pieds des "désoeuvrés" ne touchent pas le sol. C'est mieux pour comprendre le théâtre de la vie. C'est mieux pour attraper au vol les rêves des gentilshommes de fortune.
Il y a Esteban Tejedor, le livreur de lait qu'on dit simplet. Héritier d'un très ancien et très prestigieux lignage, il revendique le trésor de Belmiro Ventura qui lui apportera gloire et amour.
Ce vieil érudit au corps inaccompli, professeur d'histoire besogneux, est de la famille d'Esteban mais de la branche cadette. Il doit rendre ce que ses ancêtres ont volé aux Tejedor pendant des siècles. On l'y contraindra si nécessaire.
Il y a Luciano Obispo, (obispo veut dire évêque en espagnol) engendré par un Saint revenu sur Terre et destiné à la prêtrise. Les voies du Seigneur, quand elles sont pénétrables, débauchent souvent sur des chemins de traverse... Le jeune Luciano, fort vigoureux, paiera cher ses coupables égarements.
Il y a Julio Martin Aguado, chroniqueur du village. Admirateur d'Alexandre le Grand et modérateur talentueux des conflits ordinaires, il se lance en politique et se voit devenir chef du gouvernement.
Il y a aussi Amalia Guzmàn. Encore célibataire à trente ans, elle n'a jamais supporté que quelqu'un lui touche le nez... Ses poèmes vaporeux paraissent régulièrement dans la feuille de chou locale. La mélodie En regardant la mer, qu'elle joue au piano, séduit aussi bien le vieux Belmiro que le jeune Luciano. Un orage pourrait gronder. Un orage grondera...
" Personne ne pouvait imaginer alors que ces épisodes étaient des morceaux épars qui finiraient par s'assembler pour former une seule histoire, ni que chaque personnage, avec ses actes insignifiants de tous les jours, travaillait déjà à un même dénouement implacable.", écrit Luis Landero en rassemblant son troupeau pris dans la tempête annoncée.
Gentilshommes de fortune est un roman aux accents picaresques, le Lazarillo de Tormes est du reste cité, et dit, sur le ton de la farce ou de la satire, parfois avec tendresse, l'empêchement des songes creux à changer la vie. La fortune, c'est bien connu, ne sourit qu'aux audacieux. Les rêves, tout penauds, rentrent dans leur coquille. Le souffle de l'histoire passe au large et éteint les feux de la rampe, réduisant l'humain à ses petites conditions.
Le lecteur appréciera l'écriture de Luis Landero, ses longs plis et déplis, sa gourmandise des énumérations comme un bric-à-brac oulipien énonçant l'improbable. Il pourra penser à l'univers de Marcel Aymé ou à celui, éventuellement, d'Italo Calvino dans ses allusions philosophiques, la jolie Amalia tenant le rôle d'une vicomtesse pourfendue...
La littérature, c'est le style, tonnait Flaubert. En voici une nouvelle preuve.
Gentilshommes de fortune de Luis Landero est publié aux éditions Gallimard. 

image gallimard.fr

samedi 7 juillet 2018

Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être

Résultat de recherche d'images pour "rodrigue lavallé, décomposition"Où se situent l'espace et la durée du poème ? Comment l'écriture parvient-elle ou échoue-t-elle à les faire coïncider ? Sur quelle ligne de crête sémantique pour dire l'incertain de l'humaine condition ?
Dans Décomposition du verbe être, Rodrigue Lavallé se livre à un essai de décomposition de soi. "de/dans", "de/hors", et "de/puis". " Le verbe et sa durée c'est tenir tête à la mort", écrit-il presque à l'ouverture de son recueil qui fouille à mains nues les anfractuosités de la langue, à la façon parfois d'un médecin légiste. Le dedans du corps, "concrétion des matières des organes des fluides", met en péril le flux du poème. Le désir aussi se rompt et [l'amour croupit].
Le dehors avec "son horizon dépassé" n'est pas moins trébuchant. La marche a ses vertiges. Elle tâtonne et ne sait dire les signes du visage. Quel visage ? Dans quelle durée et dans quelle perspective si "un jour il fait un jour de moins" ? La mort est là, avec sa bile et sa lie, et ni dehors ni dedans n'y sauraient tenir.
Alors, entrer dans les "des/marches" offrira-t-il au corps et à la langue un nouveau dépli ? Ou faudra-t-il se résoudre, de crues en "des/crues", à demeurer à tout jamais éparpillé, sous un ciel sans miroir au-delà ? Une certitude tout de même. "Tout est à refaire." [Et on se pisse dessus.]
Décomposition du verbe être de Rodrigue Lavallé appartient à la littérature de recherche dans ce qu'elle a de plus exigeant. Jamais rien n'y est vain. Jamais rien n'y surligne outrageusement l'intelligence de l'auteur. L'émotion luit comme une lame. Le lecteur la sent qui fouaille ses chairs.
Bravo !

Extraits :

friche du corps cela
se nomme fièvre
solitude
désir
sans compter quelques morts
sous les doigts

d'une seconde à l'autre
alors découd le ciel
et coule ainsi

mots à mots
visage à nos mains

*

nulle promesse
ni demain
ne rend gorge à
l'absence

ventre ici
brume dedans
ce matin

*

parois serrées d'air ni de ciel
plus de formes connues de miroir au-delà

des yeux collés malades à grands coups de caboche
sur les murs d'est en ouest
débordent leur cours

poings durs d'os à tenir comme sans lumière
qu'il faudra bien nommer
son corps         vide d'elle

déposé loin là-bas dans le fond
d'un couloir en damier

comme si de marcher se faisait
sans savoir

*

L'ouvrage, illustré par Dominique Catin et remarquablement préfacé par Laurine Rousselet, est publié aux éditions Tarmac. (102 pages,14 € et disponible à la commande depuis ce blog.

image Tarmac

mercredi 27 juin 2018

Stéphane Bernard, Salle d'attente

Résultat de recherche d'images pour "stéphane bernard salle d'attente"Stéphane Bernard, tenancier du blog Une main est aussi un poing, a publié dans de nombreuses revues (Verso, Diérèse, Dissonances, Ce qui reste...) mais n'a pas encore fait paraître de recueil. Salle d'attente est pourtant un fort volume de la meilleure encre et je ne doute pas qu'il se trouvera bientôt un éditeur pour le faire connaître. La philosophie, ici plutôt morale, tisse de subtils échos avec des considérations sur l'acte de créer, poétique notamment. Les grands thèmes du bien et du mal, de l'esprit et du corps, du tout et du rien, de la vérité et du mensonge, de la prière et de l'angoisse reviennent en boucle avec Schopenhauer en serrurier "des placards secrets de nos chambres". Le stoïcien Marc-Aurèle, la mystique Simone Weil, le sulfureux Bataille et, surtout, le pince-sans-rire Cioran traversent ces pages composées d'aphorismes et de textes brefs. Des obsessions apparaissent (suints et putréfactions, insectes et batraciens) ; la vie comme l'amour ne coulent pas tranquillement dans leur lit, et l'humour est également présent, acéré comme une lame.

Extraits :

Logique - La logique est un abus de coïncidences.

Triptyque - La vie est ce triptyque dont le panneau central est le plus étroit et dont les latéraux, infinis, n'ont jamais existé.

La bête - Ce n'est pas l'homme qui n'arrive pas à se libérer de la bête en lui, c'est la bête en lui qui n'arrive pas à se libérer de l'homme. Mais ça finira un jour. La bête a les muscles pour.

Bulbe - Le cadavre humain est le bulbe éteint du mensonge. n'y pullule plus que la vérité de l'insecte.

Un mensonge étendu - Je n'ai rien contre l'amour si ce n'est qu'il est un mensonge étendu tandis que je n'ai de passion que pour une suite de courtes vérités.

Au juste - Pour atteindre au juste, la patience, graine souple, vaut mieux que l'espoir, cette malformation du temps.

L'autre chose - Ecrire, le poème, etc, c'est la recherche de l'autre chose dans l'exactement ça.

Peau du monde - Les hommes font de la peau. De la peau sur eux-mêmes, de la peau sur le monde. Le poète ou penseur de lui-même pèle. Pèle l'homme, pèle le monde. Dehors j'entends la peau du monde chanter la peau. Ma voix, pelade, quand elle tombe, comme neige n'émet aucun son.

Mirage - Dire est un concert d'ombres où leurs figures tues seules sont le vrai.

Valeur ajoutée - L'art ne soigne à peu près de la conscience que cette part d'elle-même qu'il a lui-même ajoutée.

Posthistoire - Dans une époque très lointaine, nos siècles récents se confondront à la préhistoire. Ne vous étonnez pas de nos accès de barbarie.

Rendre raison - Ces types qui ont raison tellement fort qu'ils poursuivent l'effort jusqu'à faire rouler leur opinion sur le versant où ils ont tort.

A la chute des larmes s'élève une pensée - Les yeux qui ne pleurent pas de temps à autre ont la vue sale.

A travers l'objet - Qu'il soit végétal, animal ou minéral, immatériel ou synthétique, l'objet est un bon filtre de soi à soi.

De loin en loin un homme - Ce mètre cube de granit ci par exemple, et qui a attendu des millénaires son premier bain de mer - à la presque veille de plonger, qu'on entrave d'une résille d'acier, parce qu'entre lui et l'océan passe de loin en loin... un homme.



Vous pouvez vous procurer ce recueil de 237 pages chez l'auteur qui a fait imprimer quelques exemplaires pour le prix modique de 8 €. Voyez avec lui pour les frais de port à son adresse électronique : stephanegeorgesbernard@gmail.com

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