jeudi 12 septembre 2019

Pourquoi je soutiens encore les Gilets jaunes

Résultat de recherche d'images pour "gilets jaunes bordeaux"Plusieurs personnalités du monde de la culture ont apporté leur soutien au mouvement des Gilets jaunes. Parmi elles : Danièle Sallenave, Michel Onfray, Edouard Louis, Pierre Perret et même, au début, Alain Finkielkraut. La plupart sont issues des milieux populaires. A l'opposé, d'autres personnalités ont dénoncé d'emblée ce mouvement tout en lui concédant mezza voce une certaine légitimité. Parmi elles : Bernard-Henri Lévy, Luc Ferry et Yves Calvi. La plupart sont issues des milieux les plus aisés.

Mon propos n'est pas de creuser jusqu'à la caricature le sillon des antinomies sociales. Je ne suis ni un ouvriériste béat ni un pourfendeur systématique du grand patronat. Un constat s'impose cependant à l'observateur attentif. 
L'accroissement des inégalités depuis quarante ans menace la cohésion des sociétés occidentales et l'idée même de démocratie s'en trouve malmenée.
L'abdication des gauches de gouvernement, gentrifiées, est vécue comme une trahison par la "France d'en bas". L'effondrement de la représentation syndicale aggrave notoirement le sentiment d'abandon. Le désarroi des gens de peu* se transforme en un désespoir qui s'exprime par une montée des violences physiques et symboliques. Des groupuscules de toute sorte (petits délinquants des banlieues mises au ban, militants de l'ultra-gauche comme de l'ultra-droite) commettent des exactions qui parasitent la lisibilité du mouvement incapable de se structurer. 
L'opinion publique, longtemps favorable aux Gilets jaunes, se retourne contre eux. L'émotion générée par le spectacle des manifestants éborgnés s'éloigne, remplacée par celle qu'engendre le retour des vitrines brisées, des voitures de police incendiées.

L'observateur attentif que j'essaie d'être doit mettre à distance ses propres ressentis. Les violences sont constituées de mécanismes qu'il convient de démonter avec une précision horlogère et sans a priori idéologique. 
La première violence, attestée par l'historiographie, émane du pouvoir économique et financier. Pline le jeune le remarquait déjà il y a près de deux mille ans dans l'une de ses lettres. Un organisme aussi peu suspect de gauchisme que l'O.C.D.E le reconnaît régulièrement dans ses publications. En août 2017, une note de la banque d'investissement Natixis en désignait les dérives contre-productives et prédisait les événements que nous vivons depuis novembre dernier. 
La deuxième violence émane du pouvoir politique. Dans la foulée de Margaret Thatcher  et de Ronald Reagan, la plupart des gouvernements européens, de gauche comme de droite, ont raboté les avantages "acquis" par les populations au cours du vingtième siècle. De coup de rabot en coup de rabot, le système de la protection sociale en France risque un dépérissement irrattrapable.
La troisième violence émane du pouvoir médiatique. Maupassant en témoignait dans son roman Bel-Ami en 1885 et il n'était pas de gauche. Mais elle s'aggrave avec la multiplication des chaînes d'info en continu. Les éditorialistes répètent jusqu'à s'en étourdir les mantras de la dérégulation économique. Ceux de la presse traditionnelle, au Monde comme au Figaro, leur font chorus.
Ces trois violences conjuguées agissent comme un rouleau compresseur des esprits résignés. "Il faut être réaliste ; on ne peut pas faire autrement." "Il y a des contraintes budgétaires à respecter." "La dette est colossale ; nos enfants devront la rembourser." Réalisme. Contrainte. Dette. Ces trois piliers de la doxa.
Les esprits résignés des chômeurs de longue durée, des titulaires du R.S.A, des retraités à moins de mille euros par mois se résignent un peu plus. Certains, ayant perdu toute estime de soi, finissent par se sentir presque coupables.
Mais, dans le même temps, ils apprennent que tel capitaine d'industrie a fraudé au Japon, que l'épouse de tel homme politique a perçu des rémunérations pour un travail non effectué, que tel ministre du budget a dissimulé dans une contrée frontalière  de substantiels avoirs ou, encore, que les dons aux associations et les subventions accordées aux P.M.E ont diminué  significativement du fait de la transformation de l'I.S.F en I.F.I...
L'effet grossissant des lucarnes télévisuelles et le flux pestilentiel des réseaux sociaux compressent alors toute faculté d'entendement. Les hommes politiques s'en mettraient tous plein les poches avec la complicité des journalistes vendus au CAC 40. 
Le désarroi tourne à l'aigre. Les électeurs déboussolés écoutent les partis nationalistes qui ressuscitent les anciennes peurs. Peur du Juif. Peur de l'Arabe. Peur du migrant. Peur de l'autre en général, à commencer par l'homosexuel. Et ces peurs nourrissent toutes sortes de chimères complotistes. Elles sont d'autant plus efficaces que les technologies de la robotique et de l'Intelligence Artificielle, sur fond de dérèglements climatiques, ajoutent encore de l'angoisse qui est, souvenons-nous en, une peur sans objet.

Alors, dans un contexte où les obstacles arasent les perspectives du citoyen inquiet pour sa descendance, il suffit qu'un ministre augmente une taxe et le désarroi devenu désespoir peut dégénérer. Des scènes de guérilla urbaine, parpaings d'un côté, boucliers en kevlar de l'autre, battes de baseball contre grenades de désencerclement, développent dans l'imaginaire collectif des scénarios crépusculaires.
La violence émeutière est toujours perdante. La violence légale est toujours gagnante. Au prix d'irréparables dégâts dans la chair comme dans la mémoire, chez les manifestants et chez les policiers. 
Comment, alors, ne pas citer ces mots prémonitoires de Chateaubriand** : "essayez de persuader au pauvre, quand il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer."

Résultat de recherche d'images pour "ingrid levavasseur"Tout cela dit, le soutien que je continue d'apporter aux Gilets jaunes est également l'expression de ma mémoire émotionnelle. La raison pure, c'est bien connu, n'existe pas. Pupille de la nation à une époque où l'Etat s'appelait encore Providence, j'ai grandi dans cette "France du bas" que j'ai ensuite côtoyée pendant quarante ans comme instituteur en zone défavorisée. 
Je sais ce qu'est l'exclusion sociale. Je connais les discours condescendants voire les rictus méprisants adressés par de trop nombreux nantis à ceux "qui ne sont rien". Je constate dans mon entourage même la condamnation sans appel des employés qui arrachent des chemises et l'indulgence accordée aux fraudes des puissants au prétexte qu'ils créent des emplois. Je déplore le cynisme à peine voilé de bien des chefs d'entreprise qui, comme Alexandre de Jugnac, plaisantent sur le travail des enfants.
Alors, oui, même si 40 à 45 % des Gilets jaunes votent pour le R.N, même si quelques-uns de leurs représentants quasi illettrés véhiculent les théories du complot, je reste, de coeur comme de raison mais sans angélisme, proche de leur combat pour une vie plus digne. 
En souhaitant cependant que cessent les violences contre les commerçants et les forces de l'ordre souvent aussi mal lotis et désespérés qu'eux-mêmes.

*Pierre Sansot, anthropologue

** Chateaubriand a publié ses Mémoires d'outre-tombe en 1848 et Adolphe Thiers a fait tirer sur les Insurgés de la Commune en 1871. En 2003, Christian Poncelet du Sénat sous l'ère de Jacques Chirac, pas un gauchiste lui non plus, leur a rendu un vibrant hommage qu'il n'y a pas lieu de taxer d'insincérité.

Note de la banque Natixis https://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/natixis-la-banque-francaise-qui-craint-une-revolte-des-salaries-1238328.html

image de Gilets jaunes à Bordeaux sudouest.fr
image d'Ingrid Levavasseur, Gilet jaune de la première heure journaldesfemmes.fr

dimanche 8 septembre 2019

Aymeric Patricot, Les bons profs

Résultat de recherche d'images pour "aymeric patricot les bons profs"Le jour même où son père meurt, Aymeric Patricot décide de devenir professeur de lettres tout en poursuivant son cursus à HEC qu'il n'a pas vraiment choisi... Agrégé, il enseigne en lycée et classes préparatoires depuis assez longtemps pour se retourner sur le chemin parcouru.
Il le fait avec une humilité qui touche le lecteur et mêle adroitement ses souvenirs d'élève brillant à force de travail à ses premiers pas dans la carrière professorale. De même, il aborde profil bas les grandes questions qui traversent le monde de l'éducation, (méthodes et contenus, notations et évaluations, charisme et incarnation, violences personnelles et institutionnelles...)
Tout en prenant parti pour telle ou telle explication, il sait laisser la porte ouverte aux points de vue différents du sien, celui de Bourdieu notamment. Et, surtout, n'étant pas dupe de ses faiblesses, capable d'avouer qu'il ne réussit pas tout même après dix ans de métier, il ne cède jamais aux facilités du jargon spécialement spécialisé des Trissotins de la formation pédagogique.
Autrement dit, Les bons profs d'Aymeric Patricot est tout autant un témoignage, presque romancé parfois, qu'un essai. Les pages consacrées au dénommé Querrat, professeur au "charisme dévoyé" nonobstant sa "moustache fringante" sont un régal. A l'opposé de ce triste sire, l'évocation de l'austère spécialiste de Nietzsche, pour qui "chaque mot comptait comme les pas d'un équilibriste au-dessus du vide", témoigne d'une fascination sans fards ni affiquets pour la connaissance dans toutes ses dimensions.
Aymeric Patricot, qu'on devine par ailleurs plus proche de Condorcet que de Rousseau, aime flâner avec humour dans tous les territoires de la création littéraire et artistique. Commenter Hugo en disant "Bon boulot, Victor !" et Beauvoir par cette remarque : "Elle m'a déçu sur ce coup-là, Simone" montre une proximité affective avec les grands auteurs qui ne triche pas. A l'occasion, une référence inattendue à une série télévisée agrémente malicieusement le propos du prof qui évite cependant de surjouer son rôle d'acteur.
Malgré le professeur sous oxygène qui illustre la couverture du livre, Aymeric Patricot prouve par son expérience et celle de quelques autres que le système éducatif n'est pas toujours un éteignoir ou un étouffoir. L'école, de la maternelle à l'université, est compatible avec la joie. Il y a aussi beaucoup à retenir de ses leçons d'ignorance* quand la modestie est au rendez-vous de l'humain.

Extraits :

"Le silence est un signe aussi. Le discours qui se permet des silences est un discours sûr de lui. Ménageant ses effets, il se donne la liberté de chercher ses mots, parfois ses idées. La vie respire dans ces moments d'arrêt... Les vides sonores révèlent le plein de la pensée, du moins son véritable travail. Ils sont la promesse que ce qui se dira par la suite n'aura pas été récité."

"Ce que j'ai vu à l'IUFM est symptomatique : je n'y ai rien appris, précisément parce que les formateurs ne savaient plus quoi nous dire. Ils évitaient le thème de l'autorité parce que trop de pédagogues en contestaient le principe. Mais ils n'osaient pas non plus aborder le thème des pédagogies nouvelles parce qu'ils avaient peur du ridicule, si bien qu'ils nous lâchaient dans la jungle des classes, au bout d'un an, en ayant presque peur de nous avoir encombré l'esprit. Qu'ils se rassurent ! Nous étions restés vierges."

Les bons profs d'Aymeric Patricot est publié aux éditions Plein jour et coûte 17 euros.

*Georges Perros, quand il enfourchait sa moto pour aller travailler à la faculté de Rennes, aimait dire : "Je vais donner mes leçons d'ignorance."

image babelio.com

vendredi 6 septembre 2019

Salah Al Hamdani, Le veilleur

Résultat de recherche d'images pour "salah al hamdani"L'exil est une espèce de longue insomnie, écrit Victor Hugo. Les mots manquent pour la définir vraiment, comme ils manquent pour définir vraiment l'exil. 

Mais Salah Al Hamdani est un veilleur qui, depuis quarante ans, ne renonce jamais à écrire dans son grand livre des questions, "loin des poètes frivoles de salon". Une seule certitude apparaît dans le foisonnement des figures de l'exilé : l'obsession. 
"Acheminer la mémoire vers l'oubli" n'est pas viable quand se confondent en un lointain indéfinissable le visage de la mère morte et celui de l'enfant qui résiste à l'usure de son rêve.
L'exil [irrigue la chair du récit] de "ciels amputés", de "matins mélancoliques" de de "chevaux exténués" pour dire l'insoutenable des corps torturés, des corps massacrés et même (l'horizon est un cercueil].

La poésie de Salah Al hamdani dans Le veilleur, elle-même insomniaque*, combat sa propre impuissance pour continuer à témoigner de façon "offensive". "Reconstruire le matin disloqué dans l'abîme" n'est pas ici une beauté du style mais une volonté à l'épreuve de ce qui hante.
Jeune soldat sous la dictature de Saddam Hussein, Salah Al Hamdani refusa de tirer sur des enfants kurdes et endura la torture dans les geôles de Bagdad. Alors que de nouvelles ténèbres menacent la paix et la liberté partout dans le monde, le cri du veilleur résiste au désenchantement. Même si [l'espoir donne froid comme au pauvre].

ImageLe lecteur ému imagine que [la lune n'est plus si loin derrière le verger]. Le visage invoqué encore et encore ne sombrera pas sous les fracas de la guerre mais quel est-il au juste ? Comment le nommer dans l'innommable ? Comment, le temps ayant passé tout en se figeant, le rapprocher de soi ? Mais, clin d'oeil à René Char, ne questionnons pas ce lecteur ému. Il devine que le veilleur veillera jusqu'à son dernier souffle pour dire non, à hauteur d'homme, à toutes les avanies. Et la mouette du recueil, entendant ce refus, trouvera la force de nous revenir.

Extraits :

Tout va si vite
Ne te retourne pas
Le ciel s'étend
Le vent dans la neige repeint les arbres
Une traînée de verre
et c'est un corps qui chute déjà
dans les ruelles de l'enfance
avec l'odeur de l'hiver moite !

*

Dans mon questionnement sur l'absence
que reste-t-il de nos morts ?

J'ai eu à conduire des jours boiteux
frappés du sceau du vent

La fenêtre, dans la nuit
la mort de ta mère dans la voix
ainsi que ton silence
qui n'efface pas la froideur du monde

Le veilleur de Salah Al Hamdani est publié aux éditions du Cygne (en lien sur ce blog) avec une peinture de Jean-Julien Martin en couverture. Il coûte 10 euros.

* La poésie vit d'insomnie perpétuelle. René Char
image 1 salah-al-hamdani.com
image 2 photo d'Isabelle Lagny, première lectrice de l'auteur

 

dimanche 1 septembre 2019

De la banalité revisitée par les drones


Résultat de recherche d'images pour "drone livreur de rein"La banalité, c’est ce qui n’apparaît presque plus à force d’apparaître continûment dans les mailles usées du quotidien. Elle concerne toutes les perceptions mais aussi les émotions, les sentiments, les postures du corps, les lieux communs de la langue qui engendrent les pensées ordinaires. Son imprégnation dans la conscience reste permanente malgré sa ténuité proche de l’effacement. Une conscience flottante qui ne cesse pas de s’appartenir, mais dans le flou.
Prenons l’exemple d’un paysage regardé tous les matins depuis sa terrasse par un homme qui vient de boire son café. Cette scène, de l’absorption  du café jusqu'au regard porté sur le paysage, couvre tous les registres de la banalité. Le corps  de notre individu répète la même suite de gestes presque sans s’en apercevoir. Dans une durée qui n’a ni commencement ni fin clairement repérables à l’intérieur du temps imparti, mettons de six heures à sept heures puisque notre homme doit ensuite aller travailler.
Les perceptions visuelles, auditives, olfactives et tactiles, même si quelques variations peuvent intervenir, (un reflet plus mat sur la cafetière, l’aboiement d’un chien dans le jardin voisin, une odeur un peu différente du café, le grain plus dur de la table sous les doigts…), sont également semblables.
Les émotions et les pensées aussi. Notre individu se levant neuf fois sur dix d’un bon pied savoure tranquillement son plaisir à boire son café. Si son caractère le porte à l’optimisme et qu’il ne rencontre pas de difficultés majeures à son travail, ses pensées suivent un ordre qui change peu.
Le moment consacré au paysage, même considéré comme une parenthèse absolument nécessaire pour aller bien, illustre au mieux ce qu’est la banalité. Mais elle est ici pleinement voulue. Notre individu veut retrouver à leur place habituelle les éléments qui touchent son regard, éprouver la même sensation de calme qui lui profitera tout le long du jour. Ces éléments retrouvés chaque matin attestent son emprise sur le réel, vraie ou présumée. La banalité est une condition de cette emprise.
Et c’est ainsi que les drones, objets volants connectés promis à un développement dans tous les secteurs de l’activité humaine, pourraient bousculer les agencements de la banalité et altérer la connaissance de la réalité maîtrisée. Mais leur utilisation étant encore marginale, en quoi les drones agiraient-ils davantage sur le monde ordinaire qu’un autre objet technologique connecté ? Ne pourraient-ils pas s’agréger à la banalité comme l’ont fait les téléphones portables ?
Le fait qu’un drone soit un objet volant constitue un début de réponse. Les objets volants, y compris les innombrables avions qui volent jour et nuit sous les cieux de la planète, n’ont jamais atteint le niveau de banalité des véhicules terrestres. Pour le commun des mortels, prendre l’avion reste une action particulière même si elle n’est pas exceptionnelle.
Mais un drone est bien autre chose qu’un avion. Dans sa nature comme dans sa fonction. Son aspect d’insecte vibrionnant, entre bricolage de Lego et haute technologie embarquée, fait du drone une espèce de jouet pour grande personne se souvenant qu’elle a été enfant et, secrètement, souhaitant le rester. Il garde encore cette puissance magique qui favorise l’étonnement, mais un étonnement sans débouchés sur une volonté de penser. Sa fonction de caméra volante, capable de filmer ce qu’aucun œil humain n’a jamais pu voir en direct, (canopée amazonienne, cratères emplis de fumerolles, sommets inaccessibles au grimpeur…), s’inscrit bien sûr en dehors de la banalité.
Mais elle peut aussi filmer le commun, le mille fois vu qui n’apparaît presque plus, sous un autre angle, et c’est ainsi qu’elle revisite et transforme la banalité. Si l’homme qui regarde son paysage tous les matins le découvre filmé par un drone, il aura le sentiment d’être dépossédé de sa banalité même s’il est d’abord séduit. Il reconnaîtra séparément chaque élément mais la vue d’ensemble pourra lui échapper. D'aucuns remarqueront que notre individu n’est pas obligé de visionner les images du drone. Cependant, le fait de savoir que le drone a la possibilité de brouiller les agencements de son paysage modifie la perception qu’il a de sa banalité et de la banalité en général.
Si, bientôt, comme cela est déjà le cas dans quelques villes en Australie et aux Etats-Unis, les drones se transforment en livreurs ordinaires de colis, (denrées périssables ou non, médicaments, poches de sang, organes à greffer), la réception par voie aérienne d’un achat conférera au quotidien jusque-là essentiellement horizontal une verticalité quasi céleste tout au moins dans l’imaginaire.
Dans le cas du colis comme dans celui du paysage, c’est le changement de dimension spatiale qui modifiera le rapport à la banalité. Dans les gestes. On ne saisira pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du facteur à qui l’on sourit. Dans les lieux communs de la langue. S’adressera-t-on au drone comme on s’adresse au livreur humain quand il faudra confirmer la livraison par messagerie vocale ?
Résultat de recherche d'images pour "philip k dick"Les pensées qui en découleront ne seront pas non plus exactement semblables. La connaissance de la réalité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si l’objet est à usages multiples, (filmage de monuments, livraisons, surveillance de l’espace public pendant les manifestations, compétitions sportives, spectacles artistiques mixtes ou, pourquoi pas, objets publicitaires comme dans un roman de Philip K. Dick…), effacera les limites entre ce qui est su et non su, entre ce qu’on sait savoir et ne pas savoir.
Les drones, comme les trottinettes, directement par leur action ou indirectement du seul fait de leur existence, façonneront et défaçonneront l’homme contemporain sans que l’on puisse deviner ce qu’il adviendra de sa présence au monde. Dans la banalité linéaire, celle de toujours, quasiment archaïque, sa quiétude lui permet de mieux s’emparer de l’extraordinaire lorsqu'il survient. Une banalité bousculée dans ses dimensions habituelles menacerait son équilibre ordinaire et l’impossibilité à retrouver l’emprise minimale sur soi et le monde le conduirait sans coup férir au désarroi.
Mais voilà encore une autre histoire, qu’il vous faudra entendre.

image fredzone.org
image telerama.fr Philip K Dick









mardi 27 août 2019

Emmanuel Echivard, Avec l'ombre

Résultat de recherche d'images pour "emmanuel echivard"Après son remarquable et remarqué La Trace d'une visite, Emmanuel Echivard signe un second recueil, Avec l'ombre, où le lecteur attentif et patient saura saisir les nombreux échos qui le lient au texte précédent.

En exergue à la première partie intitulée A travers l'ombre, quelques mots de René Char lèvent un peu le voile, un peu seulement, sur le chemin à faire dans la déprise de soi pour qu'une révélation nous advienne.
Mais laquelle ?
Il faut beaucoup de désir et surtout beaucoup de volonté pour l'approcher à défaut de pouvoir la définir. Majuscule autant que minuscule, elle apparaît dans des jardins difficiles à nommer, où la joie, souvent, voisine avec la douleur. Elle apparaît aussi tout en haut des montagnes, lumière peut-être, et tout au fond des eaux, fissure insaisissable mais de quoi, de qui.
Entre les racines de la terre et celles du ciel, de la réalité la plus repoussante ("usines mortes", "odeurs d'égouts et de sueur... devant le vomitoire du métro") aux rêves les plus fragiles de l'enfance recomposée, son visage est sans cesse à trouver, retrouver, inventer, réinventer, appeler. Dans l'incertaine solitude jonchée de chutes et de pertes, de triomphes et de défaites.

La deuxième partie du recueil, intitulée A l'ombre des jours fastes, a des accents de parabole voire de prière adressée à la figure de l'amie. La révélation semble enfin apprivoisée, son mystère accepté en ses paroles comme en ses silences, quand "la lumière cache". A la fois corps et esprit, dans les gestes les plus humbles de sa présence et de son absence, elle dit que l'humaine énigme d'être n'en finira jamais de commencer. Gardons-en une conscience aiguë pour qu'un peu de paix nous étreigne !

L'écriture d'Emmanuel Echivard, réaffirmons-le, est d'une puissance rare, qui lui vient de sa simplicité dans le dit et le non-dit, dans le très précis et le très flou, allant de l'un à l'autre sans que le lecteur s'en aperçoive au premier abord. Il devra, tout pétri de patience, revenir lentement à la source du souffle échivardien pour concevoir sa propre révélation. Au petit jeu des appariements littéraires, on pourrait penser, parfois, à Marguerite Duras rendant visite à Edmond Jabès, à moins que ce soit le contraire, et c'est ainsi que les mots creusent et creusent toujours le sillon de l'inexpugnable, dans la matière comme dans l'âme.

Extraits :

Elle pourrait être la lumière. Elle pourrait éclairer ta main. Elle pourrait être le blanc éclatant des viornes. 

Mais elle est à côté.

Tu regardes devant toi un mur fissuré, que la pluie et le gel vont briser.

Elle est la fissure.

*

Ton amie a plusieurs âges en un seul geste.

L'enfant ne t'attend pas.

La jeune fille te cherche.

Aujourd'hui, elle taille le buis du jardin.

Ton amie sera une vieille dame, qui ne saura plus rien 
que consoler :

elle ne mourra pas, elle entrera.

Avec l'ombre d'Emmanuel Echivard est publié aux éditions Cheyne et coûte 17 euros.

image parislibrairies.fr

pour mémoire :https://dominique-boudou.blogspot.com/2017/04/emmanuel-echivard-la-trace-dune-visite.html