mercredi 2 janvier 2013

La tentation des combles #23

Notre dernier jour dans le chalet au bord du lac a été plus court que prévu. Catherine s'était pourtant levée de bonne humeur. Les brumes au-dessus de l'eau, la courbure des frondaisons où scintillait le matin l'enchantaient. Nous avons bu du café, fumé des cigarettes et nous nous sommes promenés le long des berges. Les ajoncs, les roseaux, les araignées, désormais familiers, rendaient la réalité plus réelle, plus rassurante. Rien ne pourrait nous arriver de fâcheux. Et le soleil qui montait dans le ciel annonçait du beau temps.
 

Puis Catherine a voulu visiter la grotte des loups. De nombreux dépliants en faisaient la publicité dans plusieurs langues. On nous en a donné un dès notre arrivée mais Catherine, rétive au boniment touristique, l'a jeté sans un mot. Aussi étais-je très étonné de son empressement.

- Il y aura trois autocars de Japonais, une colonie d'adolescents et autant de mamies aux cheveux violets. Tu n'as pas peur ?
 

Catherine n'avait pas peur. N'étant jamais entrée dans une grotte, elle ne souhaitait pas rater l'occasion de le faire enfin. Ses yeux papillonnaient, son sourire jouait sur ses lèvres comme un cerceau tordu. J'ai senti un léger point de douleur sous mes côtes flottantes. Ma nuque a émis un grincement de tire-bouchon. Je savais que les grottes disposent d'un pouvoir émotionnel fort et il me semblait contre indiqué pour Catherine. Mais sa résolution était si farouche qu'il était impossible de m'y soustraire. Nous avons roulé pendant une heure, croisé en effet quelques autocars qui revenaient de la visite et j'ai dit qu'il n'y avait pas de Japonais à bord. Des panneaux aux couleurs trop criardes vantaient le caractère absolument unique de la grotte. Un petit musée dans une baraque en rondins expliquait tout ce qu'il fallait savoir sur les loups, photos et témoignages à l'appui. Une buvette proposait aux chalands un lait de louve au miel, à consommer sur place ou à emporter. Une aire de jeux avec balançoires-toboggans-bacs à sable offrait aux plus jeunes visiteurs une attente sécurisée. Bref, la grotte aux loups était un vrai paradis sous terre, et au-dessus c'était pareil.
 

Avant même d'acheter nos billets, Catherine m'a pris la main et m'a demandé de ne pas la lâcher au prétexte que ses chaussures pouvaient glisser. Mon point de douleur s'est déplacé vers mon estomac, l'a encerclé dans un anneau constricteur mais j'ai choisi de me raconter que j'avais faim. Un guide nous a remis un casque de chantier en nous assurant que le risque d'éboulement était quasi nul et nous a précédés avec une lampe torche. Son discours, émaillé de termes géologiques, sonnait faux. La grotte aurait servi de refuge à toutes sortes d'insurgés au cours de l'histoire, du moyen âge jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Quelques loups, plus ou moins apprivoisés, les auraient protégés. On dit même que l'un d'eux, forcément grand, forcément courageux, se serait sacrifié pour sauver des enfants abandonnés.
 

J'avais envie de rire mais pas Catherine. Les parois suintantes de la grotte, ses anfractuosités, ses curiosités minérales exacerbaient son imagination. Un simple clapotement se transformait en gargouillis. Une tache plus sombre sur une pierre et elle pensait à du sang. Pour un peu, emportée par l'écho des paroles du guide, elle aurait entendu des coups de feu, senti sur sa peau l'haleine des loups. Quand nous sommes revenus à la lumière du jour, Catherine ne savait plus où elle se trouvait. Le paysage tremblait comme s'il allait s'ouvrir sous ses pieds.
 

- On s'en va, a-t-elle soufflé d'une voix trop blanche.

Elle a allumé la radio dans la voiture et m'a demandé de me dépêcher car la tête lui tournait. Puis elle n'a plus rien dit. Ce silence, malgré la musique du poste, pesait lourd sur mes poumons. Et mon estomac, pris dans son étau, faisait remonter à ma bouche une odeur de pourriture. J'ai proposé un arrêt dans un café mais Catherine ne pouvait pas m'entendre. Je me suis concentré sur la conduite en essayant de chasser les idées noires qui assiégeaient mon esprit. Nous ferions l'amour dès que nous serions de retour au chalet puis nous ouvririons une bouteille de vin. Nous imaginerions le souvenir de notre séjour dans dix ans, dans vingt ans. Il nous accompagnerait plus longtemps encore car nous saurions l'enjoliver pour qu'il devienne impérissable. Et l'émotion nous emporterait si loin que nous céderions à quelque promesse d'éternité.
 

Catherine, j'en suis convaincu, a deviné qu'il y avait trop d'eau de rose dans mon film.

- Je n'ai pas tué ma mère, a-t-elle dit en redressant la tête. Elle est morte avant que je le fasse.

J'ai ralenti, éteint la radio, allumé deux cigarettes, et le récit de Catherine m'a submergé de son avant-dernière vague.
 

- Il n'y a pas de lien apparent avec le suicide de mon oncle. Ni avec les viols. C'était un accident. Je m'en souviens très bien. On venait de finir le repas du soir. Ma mère avait trop bu. C'était de plus en plus souvent qu'elle buvait trop. Et l'alcool la rendait méchante. Elle reprochait à mon père de lui avoir détruit la vie. Tu m'as détruit la vie, qu'elle disait, depuis le début, j'aurais dû partir en courant. Mon père serrait les poings, piquait du nez dans son assiette. Moi, j'avais seize ans. Je me disais que ça pouvait plus durer, que je devais faire quelque chose, mais j'étais plus terrorisée que révoltée. De toute façon, quelle que soit mon attitude, je m'en prenais aussi plein la figure. Des mots très durs, sur comment je m'habillais, comment je me coiffais, comment je travaillais mal au collège et que j'allais rater mes études. Évidemment, plus le ton montait plus il était question de sexe. Ma mère devenait carrément ordurière. J'étais bonne qu'à écarter les cuisses et je finirais sur le trottoir. Une fois, je lui ai dit que c'était elle la putain, une putain frustrée. Elle m'a sauté dessus. Mon père a réussi à nous séparer et il a passé plus d'une heure à la calmer. Moi, comme toujours, je me suis débrouillée toute seule. La haine peut avoir du bon. J'inventais des tas de scénarios pour que ma mère crève et j'allais mieux. Je pensais surtout au poison. Quelques gouttes de quelque chose dans le café du matin, capables de foudroyer n'importe qui en deux minutes. Deux minutes de convulsions atroces pendant lesquelles je dirais tout. La réalité a été plus radicale que mon imagination. Ma mère s'est levée de table en renversant sa chaise, nous a regardés comme si c'était elle qui allait nous tuer puis elle est montée à l'étage. Mon père n'a pas bougé. Moi non plus. Nous étions incapables de parler, incapables d'échanger un regard. Un quart d'heure plus tard, ma mère est apparue en haut de l'escalier. Son visage ne conservait aucune trace de violence. Sa poitrine se soulevait à un rythme régulier. Et elle a glissé. Je ne sais pas comment. Sa tête a sauté comme un bilboquet sur les marches en pierre. Elle est morte une heure après à l'hôpital.
 

Nous n'avons pas fait l'amour à notre retour au chalet. Catherine répétait qu'elle voulait se remplir le ventre et ça la faisait rire. Nous avons mangé des pâtes avec beaucoup de beurre, croqué des pommes trop vertes, fumé la moitié d'un paquet de cigarettes. Nous avons bu de l'eau au robinet de l'évier qui débordait de vaisselle sale. Catherine n'a pas reparlé de sa mère. Comme si l'ingestion de la nourriture dressait un barrage contre sa mémoire.
 

Et il s'est mis à pleuvoir. Un fracas immédiat sous un ciel sans nuage ni vent. Les gens couraient dans tous les sens pour s'abriter. Des cris fusaient. Une vieille dame, derrière sa fenêtre, passait au crible ses souvenirs d'averses. D'où venait cette pluie qu'aucun nuage n'avait annoncée ? Catherine s'est serrée contre moi et j'ai pensé à la soirée d'anniversaire dans la ferme abandonnée. J'avais comparé le ciel à une peau qui se déchire d'un coup. C'était la même chose, là. Une peau chargée de toutes les humeurs noires du monde pétait comme une vesse dont l'odeur nous hanterait toujours. Catherine s'est détachée de moi, a écouté le vacarme sur les tuiles du chalet, regardé la boue qui dévalait les caniveaux et j'ai compris qu'elle voulait partir. Le déchaînement climatique lui était insupportable. Les raisons en étaient si évidentes que je ne me suis pas opposé à ce départ précipité. Une heure plus tard, presque joyeuse malgré la pluie, Catherine s'installait au volant de la voiture. J'étais inquiet, à l'affût du moindre affaissement de la chaussée sur les bas côtés, des branches cassées au détour des virages, mais je n'ai rien dit. Au bout d'une dizaine de kilomètres sans heurts, je me suis détendu. La route, plus large, mieux entretenue, était moins dangereuse. Le glissement des essuie-glaces sur le pare-brise, réglé avec une précision quasi atomique, achevait de me rassurer.
 

Catherine conduisait prudemment et commentait le défilé du paysage. Elle aimait telle maison isolée sur une colline, tel pont qui avait jadis accueilli une voie de chemin de fer, remarquait des cocasseries dans les noms des villages qui lui inspiraient des jeux de mots enfantins. Bercé par le ronronnement du moteur, je ne me suis pas aperçu tout de suite qu'elle avait changé de ton et de sujet. La vague ultime de son récit resterait à tout jamais impossible à compléter.
 

- Je les ai entendus dire qu'il fallait reconnaître le corps et je suis montée dans la voiture avec mes parents. Ma mère fuyait mon regard. Mon père baissait la tête. Les flics parlaient à voix basse de leurs histoires de commissariat. La routine. La mort aussi banale qu'un repas au restaurant. Il s'est pendu. C'est tout ce qu'ils ont dit. J'ai voulu poser des questions mais ils m'ont répondu qu'on verrait après. J'ai pensé au dernier rapport que j'avais eu avec mon oncle et aux lettres qu'il m'envoyait. Je me suis souvenue du plaisir qui se mélangeait à la répugnance. Au moment de franchir le seuil de la morgue, je n'ai pas pu. Le plus vieux des flics m'a tenu compagnie et m'a offert une cigarette. Il a dit que je ne risquais plus rien puis, sans transition, que la journée serait chaude. Dix minutes plus tard, nous étions dans le bureau d'un inspecteur. Il se grattait souvent l'oreille. Il a dit que nous serions interrogés séparément et une de ses collègues est venue me chercher. Elle aurait pu être ma grande sœur. D'ailleurs, elle ne causait pas comme un flic, plutôt comme un éducateur. Elle faisait attention à ses mots. Gardait sur son visage un sourire très mesuré. Elle m'a même demandé si je souhaitais boire un coca. Une grande soeur, vraiment, ou une jeune mère attentionnée. Elle m'a dit que la police ouvrait systématiquement une enquête en cas de suicide et que je n'avais pas à m'inquiéter. Puis elle m'a causé de la lettre trouvée à côté du corps. Une espèce de confession, a-t-elle précisé, qui vous est adressée. Son regard est entré si doucement dans le mien que j'ai failli pleurer. Alors j'ai dit que oui, je voulais bien un coca. A presque seize ans, je redevenais une toute petite fille.
 

Catherine s'est arrêtée de parler pour reprendre sa respiration. Nous roulions maintenant sur une nationale dont le revêtement venait d'être refait et le paysage encore mouillé semblait revigoré. Tout allait bien. Catherine ne déraillerait pas. Le soleil qui pointait à l'horizon ne le permettrait pas.

- Ils n'ont pas voulu me donner la lettre. Ils m'ont raconté que mon oncle regrettait de m'avoir fait du mal mais qu'il ne s'était pas suicidé à cause de ça. Il avait d'autres problèmes, depuis longtemps. La police le connaissait. La justice aussi. Je suis restée avec ces indications floues jusqu'à mes dix-huit ans. Ils ont eu tort. Tous les gens que j'ai vus après ont eu tort. Quand la moitié de la vérité manque, on l'invente. J'ai commencé à le faire pendant l'enterrement. J'ai imaginé le corps que je n'avais pas vu. J'ai grossi les marques autour du cou. J'ai cherché dans des livres des descriptions de strangulation. Je n'en ai pas trouvé. Mes cauchemars ont pris le relais. Des nuées de capricornes dévoraient le cadavre et se jetaient sur moi. Je me réveillais en criant. Mon père, qui était insomniaque, m'entendait. Il collait parfois son oreille à la porte de ma chambre mais il n'a jamais ouvert. Il ne pouvait rien ouvrir de toute façon, pas même ses bras. Aujourd'hui, je le juge moins sévèrement qu'avant. Je le vois deux fois par an dans l'appartement qu'il a acheté après avoir vendu la maison. Il me demande toujours si je veux quelque chose et je lui réponds toujours non. A la rigueur, j'accepte un verre d'eau si j'ai la gorge trop sèche. Je reste une petite heure que j'ai bien du mal à rendre un peu vivante. Je lui parle de mes amours. Je dis comme ça, mes amours. Il sait que mon prof de gym poète du dimanche est parti. Il sait aussi que tu existes. Un père normal poserait des questions. Quel âge il a ? Quel boulot il fait ? Quels projets d'avenir on a ? Un père normal dirait deux ou trois bricoles sur sa vie à lui sans qu'on ait à lui demander. Mais ses mots sont comme ses bras, incapables de s'ouvrir. Il a toujours été comme ça. Quand j'ai enfin eu la lettre de mon oncle, j'ai exigé qu'il la lise devant moi. J'étais persuadée qu'il ne cacherait pas son émotion. Il allait forcément pleurer, me demander pardon de n'avoir rien soupçonné. C'est que la lettre était terrible. Même les phrases les plus tendres l'étaient. Mon oncle m'écrivait comme à une petite fille qu'il n'avait pas su protéger puis la violence revenait sous sa plume. Meurtrière. Je pense qu'il aurait fini par me tuer. Sans le vouloir vraiment. Mon père a été incapable de lire la lettre jusqu'au bout. Je l'ai fait à sa place, à haute voix, en détachant bien chaque syllabe, et j'ai eu l'idée de l'apprendre. Je m'installais sur mon lit, devant l'armoire à glace, et je répétais comme au théâtre. Je peux te la dire si tu veux. Le décor s'y prête. Il fait beau.
 

Catherine a respiré profondément, redressé la tête dans une posture dont le jeu m'effrayait. La fixité de son profil manquait d'aplomb. Les commissures de ses lèvres étaient trop pincées. J'ai même eu peur des arbres le long de la route.

- Tu me la diras quand nous serons rentrés, ai-je dit en essayant d'être naturel, on ouvrira une bouteille et ce sera plus facile pour toi.

Catherine n'a pas eu le temps de me répondre. Je n'ai pas eu le temps de comprendre ce qui se passait. La voiture a freiné, tangué, mordu le bas-côté, freiné encore, puis s'est déportée sur la gauche. Le choc a été implacable. Les camions n'aiment pas qu'on leur barre le chemin. Trou noir immédiat. J'en suis sorti six mois plus tard. Des images d'arbres qui marchent ont commencé à me hanter. Le jour comme la nuit. Au point que je refusais de me promener dans le parc de l'hôpital. Un psychologue a cru bon de me dire la vérité. Le responsable de l'accident était un hérisson. Catherine a tout fait pour l'éviter. Y compris mourir. Avec les mots de sa lettre dans la bouche. J'ignore ce qu'est devenu le hérisson.

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