C'était
une soirée doucement tranquille, sous un hangar dans une ferme à
l'abandon. Un ancien copain de Catherine fêtait son anniversaire et
l'alcool commençait à empâter les langues. Quelqu'un jouait des
airs mous sur une guitare désaccordée. Un jeune boutonneux essayait
de battre la mesure, de chanter, mais il manquait d'entrain. L'ennui,
c'était sûr, allait nous cueillir aux mâchoires. J'affichais quant
à moi un air carrément maussade. Assis sur une chaise branlante, je
regardais avec dégoût les restes misérables des côtes de porc que
nous avions mangées dans des assiettes en carton. Des mégots mal
éteints grésillaient au fond des gobelets de vinasse. Des bouts de
pain saucés jonchaient la planche qui servait de table et une tenace
odeur de graisse ne m'incitait guère à la sociabilité. J'écoutais
plusieurs conversations à la fois sans prendre part à aucune. Elles
constituaient un puzzle aussi hétéroclite que le décor du hangar
mais en beaucoup moins intéressant. Il y avait là des épaves de
machines agricoles dont un antique tracteur John Deere, des pneus
usés, des bidons d'huile et un assortiment de matelas douteux sur
lesquels un couple se bécotait. J'aurais dû me lever, fumer une
cigarette dans le pré devant le hangar et vider encore un verre de
picrate.
-
On dirait que tu es malade !
Catherine
me regardait en faisant toutes sortes de grimaces qui n'ont pas
réussi à me faire rire.
-
Je hais les anniversaires, ai-je bougonné.
Catherine
a voulu s'asseoir sur mes genoux, la chaise a émis une longue
plainte désespérée et nous avons failli tomber.
-
Pas de doute, tu es malade. Tu vieillis avant l'heure. Il y a une
maladie comme ça, où on vieillit prématurément. A quinze ans
c'est comme si on en avait soixante-dix. A vingt on est dans le trou.
Et
Catherine est partie sans attendre ma réponse. J'ai observé sa
beauté de dos. Moins troublante que de face puisque je ne voyais pas
ses yeux. Les yeux de Catherine. Alors que nous nous rencontrions
plus souvent depuis qu'elle m'avait donné son numéro de téléphone,
je ne parvenais toujours pas à définir les infinies variations de
gris qui les teintaient. Comment passaient-ils du gris fer au gris
d'acier, du gris bleu au gris rosé ? Quelle émotion exprimaient le
gris amande et le gris tourterelle ? Mystère !
Un
violent coup de tonnerre, suivi d'une averse aussi soudaine
qu'inattendue, et je me suis précipité comme les autres invités
pour scruter le ciel. Une peau avait crevé au-dessus de nos têtes
et il en tombait tout le fiel du monde. Des grêlons se mêlaient au
déluge et faisaient exploser les tuiles du hangar. Du verre pilé
gémissait au pied des murs. Les lames rouillées d'une faucheuse à
cheval jouaient une étrange symphonie métallique. Le couple qui
avait usé sa salive en se bécotant craignait d'être décapité par
un projectile et pleurnichait.
C'est
alors qu'un rire tempétueux, plus assourdissant que toutes les
pluies de tous les orages, a jailli du corps de Catherine. A moitié
dévêtue, poitrine offerte au ciel déchiré, elle sautait sous
l'averse comme un convulsionnaire. Plusieurs personnes ont cru à un
jeu pour redonner un peu d'entrain à la soirée et se sont mises à
l'applaudir. J'ai couru à ma voiture, attrapé dans le coffre un
morceau de bâche de chantier, mais à mon retour Catherine avait
disparu. Les invités reprenaient des conversations ordinaires sous
le hangar. Ce serait bientôt le moment d'apporter le gâteau
d'anniversaire, de déboucher une clairette tiède à goût de
bouchon. Les cadeaux suivraient et le récipiendaire prononcerait
quelques banalités. Puis, peut-être, on inventerait deux ou trois
sottises, histoire de tenir jusqu'à une heure raisonnable, bien
après minuit.
-
Vous avez vu Catherine ?
-
Non.
L'intempérie
n'était plus qu'un clapotis au creux des flaques, presque oubliée
comme on avait oublié le rire de Catherine. J'étais inquiet. Cette
vieille ferme était forcément dangereuse. Un mur pouvait
s'écrouler. Un plancher céder. Il y avait peut-être un puits parmi
les hautes herbes du pré. Catherine, dans son état, ne verrait pas
la margelle. Elle se romprait le cou. J'ai noué la bâche de
chantier autour de ma taille, pris une lampe de poche et une
bouteille d'eau. J'ignore comment je me suis retrouvé à l'autre
bout de la ferme, agenouillé près d'un soupirail. Je n'ai pas eu la
sensation du chemin, pourtant envahi de ronces et de gravats. La
nuit, pleine du murmure des pierres, m'avait poussé là. Portais-je
en moi la hantise enfantine des caves, des cabinets noirs ? Un
remuement parmi des éboulis m'a détourné de mes petites
introspections. J'ai braqué ma lampe sur un chat sauvage. L'animal
dépeçait les restes d'une charogne et creusait un trou dans la
terre. Catherine était peut-être pareille à lui. Elle voulait
enfouir une fois pour toutes sa mémoire trop douloureuse. J'ai
repensé à la femme morte sur la plage de M***, au portrait-robot du
tueur dont je n'étais plus certain des ressemblances avec le
bonhomme au chien. Je me suis souvenu des premières confidences de
Catherine, si lourdes de sous-entendus. Et je me suis dit que je
n'avais plus une seconde à perdre. J'ai ouvert la première porte
venue, monté un escalier que je n'entendais pas craquer, puis un
autre qui m'a conduit dans un grenier.
Le
corps de Catherine était allongé sur le plancher. Elle dormait. Sa
respiration était ténue mais régulière. J'ai imaginé un fil
invisible au-dessus du vide. Fragile et solide à la fois. Qui
retiendrait toujours Catherine au bord du précipice. Et j'avais
peur, soudain, de le casser. J'ai regardé les ombres du grenier
tapies dans les rainures, qu'un rayon de lune débusquait parfois.
J'ai guetté un signe sur le visage de Catherine. Une rougeur
inédite. Un tremblement des maxillaires. Petite sismographie du
chaos endormi. Puis elle a ouvert les yeux d'un seul coup, en grand,
paupières figées.
-
Ah ! Tu es là ! J'ai froid.
J'ai
pris Catherine dans mes bras, je l'ai installée le plus
confortablement possible sur la banquette arrière de la voiture et
nous sommes partis de la fête comme des voleurs.
-
Ce sont les souvenirs qui me donnent froid, a dit Catherine au bout
d'un moment. Merci quand même pour la bâche de chantier.
Puis
nous avons roulé dans le silence de la nuit. J'ai essayé de me
concentrer sur le nouvel emploi que je venais de trouver : livreur de
colis, en scooter. Nettement moins fatigant que le déchargement des
camions. Et il y avait des avantages. Je voyais un peu comment
c'était chez les gens sans me sentir coupable d'espionnage. Les
quelques mots que j'échangeais avec eux, désinvoltes ou désabusés,
me fournissaient des renseignements supplémentaires. Mais j'échouais
toujours à en déduire ce que pouvait être une vie normale.
-
Mon oncle s'est pendu dans une ferme, a dit Catherine, ceci explique
cela.
J'ai
garé la voiture sur un arrêt de bus à l'entrée de la ville. J'ai
coupé le moteur, allumé deux cigarettes. J'en ai tendu une à
Catherine et nous avons fumé lentement en regardant la circulation.
Catherine ne m'a pas demandé pourquoi je m'étais arrêté alors que
nous allions bientôt arriver. Je la voyais dans le rétroviseur,
roulée en boule sous la bâche de chantier. Ses cheveux, qui
cachaient la moitié de son visage, produisaient un étrange
contraste de noir et de blanc.
-
J'avais douze ans quand tout a commencé. Ma mère m'envoyait souvent
chez mon oncle parce que sa vie n'allait pas fort. Il venait de
perdre son travail et avait eu des problèmes avec la justice pour
conduite en état d'ivresse. Il passait des journées entières
enfermé dans sa chambre. Ma mère lui préparait des plats qu'il
n'avait plus qu'à faire réchauffer et je lui tenais compagnie une
petite heure. Je l'écoutais radoter sur sa jeunesse. Comme il avait
de l'humour, je ne m'ennuyais pas trop. Il m'arrivait même de rire.
Mon oncle adorait ça. Il disait que j'avais un rire très spécial
et me serrait dans ses bras, embrassait mes cheveux. Une belle
tendresse qui me manquait à la maison. Ma mère n'était pas très
démonstrative. Mon père n'était pas très présent. Alors j'ai
pris goût à cette tendresse de mon oncle. Un jour, il m'a embrassée
sur la bouche. Mais c'était comme si ses lèvres avaient dérapé.
Il s'est excusé. Je suis rentrée à la maison un peu chamboulée. A
douze ans, les filles savent déjà des choses sur l'amour. J'ai rien
dit à mes parents bien sûr. Ni à personne d'autre. J'aurais dû.
Catherine
m'a demandé une cigarette et je lui ai dit avec un rire jaune de ne
pas mettre le feu à la bâche de chantier. Nous avons fumé dans un
silence de plus en plus lourd. J'ai regardé une pub sur l'abribus.
Pour une marque de dentifrice. L'image, qui représentait une jolie
femme dont les dents brillaient comme le carrelage d'une salle de
bain, n'avait rien d'extraordinaire. Il y en avait partout sur les
murs de la ville, qu'on regardait sans s'en apercevoir. Mais dans ce
contexte nocturne pour le moins insolite, cette femme de papier me
faisait un drôle d'effet. Je me suis imaginé sortant de la voiture
pour l'embrasser sur la bouche. J'ai pensé à toutes les idées
stupides qui passent par la tête des gens au cours d'une vie et j'ai
lâché un nouveau rire jaune, quasiment pisseux.
-
Il est tard, ai-je dit platement.
-
Oui, a répondu Catherine sur le même ton, mais je suis bien, là.
Puis
elle a repris son monologue à l'endroit précis où elle l'avait
interrompu, sans hésitation, comme si elle lisait dans un livre
l'histoire de quelqu'un d'autre.
-
Une semaine après, mon oncle m'embrassait encore sur la bouche en me
regardant au fond des yeux. Plus de doute possible. L'acte était
délibéré. Il s'est répété de la même façon pendant quelque
temps et j'ai laissé faire. Le baiser était agréable. Mais j'étais
de plus en plus troublée en rentrant à la maison. Ma mère me
reprochait d'être toute rouge. Je lui disais que j'avais couru et ça
l'agaçait. Etrangement, elle ne me demandait pas comment allait mon
oncle. Elle ne cherchait pas à savoir s'il avait apprécié ce
qu'elle avait cuisiné. Il m'a fallu bien des années pour comprendre
la vérité. Et encore bien d'autres pour l'admettre. C'est que
l'oncle s'est lassé assez vite des baisers chastes. Un jour qu'il
avait bu, ses mains se sont retrouvées sous mon pull. Je les ai
repoussées bien sûr. J'ai peut-être eu tort. J'ignorais que les
hommes aiment que les femmes leur résistent. Mon oncle s'est cru
autorisé à aller plus loin. Mais ses caresses avaient perdu leur
tendresse. Il les accompagnait de mots qui l'excitaient. J'avais
tellement peur que j'ai cessé de me débattre. Je me suis retrouvée
à moitié nue sur le canapé. L'oncle respirait difficilement par le
nez, devenait tout rouge lui aussi. Ses mains jouaient avec le bout
de mes seins et commençaient à descendre plus bas. La sonnerie du
téléphone a tout arrêté. J'en ai profité pour me rhabiller et
partir. A la maison, ma mère m'a dit que j'avais l'air d'un
épouvantail. Mon père, lui, toujours plongé dans ses études, ne
m'a même pas regardée. Je me suis longtemps demandé s'il avait
vraiment conscience d'avoir une fille. J'ai filé dans ma chambre et
j'ai enfoui ma tête dans mon oreiller. Je n'ai pas pleuré. J'ai un
souvenir très net de cette absence de larmes. Elle m'a effrayé
autant que ce que j'avais subi. J'ai senti un grand vide partout en
moi, et autour de moi, c'était aussi du vide que je sentais. Deux
jours après, j'ai eu mal au ventre. Du sang a coulé entre mes
jambes. Mes premières règles. Ma mère a été presque gentille.
Elle m'a dit de faire attention.
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