Il devait être trois
heures de l'après-midi. J'avais encore pas mal de colis à livrer et
je voulais me dépêcher. L'impression que j'étais moins efficace
dans mon travail m'obsédait au point de commettre des imprudences.
J'avais éraflé le garde boue avant de mon scooter en slalomant
parmi les embouteillages. Mes collègues l'avaient forcément
remarqué. Certains s'en réjouissaient peut-être. Et, à la
première occasion...
Un sifflement m'a fait
sursauter. Le patron m'appelait depuis le box où il compulsait des
factures avec la comptable.
- Téléphone, a-t-il dit
sans lever le nez de la paperasse.
J'ai tout de suite compris
qu'il ne s'agissait pas d'un client mécontent. J'ai regardé le fil
tire-bouchonné du téléphone comme s'il allait m'étrangler. J'ai
porté l'écouteur à mes oreilles en guettant la tignasse de la
comptable où perlait un peu de sueur sous la lumière du box.
- C'est moi. Je suis à
M***. Viens.
J'étais si bouleversé que
je n'ai pas attendu la réponse de mon patron. J'ai pris la R5 et
j'ai roulé sans rien voir ni du paysage ni du temps. L'un et l'autre
restant suspendus dans une dimension si étrangère que je n'y aurais
jamais accès.
Catherine était blottie
contre le blockhaus. Elle tremblait de froid dans sa robe à fleurs
malgré le soleil de mai. Je lui ai frotté le dos pour la réchauffer
et nous sommes allés boire des cafés à la terrasse du bar de plage
où nous avions prolongé notre première rencontre. Je n'osais pas
la regarder car j'avais peur de ses yeux. Ils me semblaient avoir
gonflé au point d'envahir son visage. D'anciennes images qui
dormaient au fond de ses rétines s'étaient réveillées et les
globes oculaires ne pouvaient plus contenir leurs mouvements. J'ai
pensé à des tiroirs trop pleins de vieilles photos, qui débordent
quand on les ouvre. J'ai fait semblant d'écouter les vagues claquer
sur le sable, de m'intéresser à la course d'un chien aux prises
avec un bâton. Nous n'avions pas encore parlé. Je me sentais obligé
de rompre le silence autrement que par des banalités. Le désordre
mental de Catherine, même si je m'y étais habitué, me paraissait
plus grave, plus menaçant. Ne risquait-il pas de nous engloutir tous
les deux si je me trompais de mots ?
- Tu as vu quelque chose,
ai-je hasardé.
- Quelqu'un, a soufflé
Catherine.
Et elle a eu un geste du
bras en direction du blockhaus. Lent. Fatigué. Il y avait dans cette
lenteur et cette fatigue une douleur qui la dépassait, qui incarnait
l'humanité perdue dans la nuit, condamnée aux tâtons sur un chemin
dérobé.
- On y va, ai-je dit d'une
voix sourde et en baissant les yeux.
Le blockhaus me paraissait
soudain appartenir à un univers hésitant, dont l'horizon ne
marchait pas droit. Les tessons qui en crénelaient la hauteur
s'effritaient dans la lumière. Le vent les traversait sans bruit.
Tout autour, les baigneurs avaient la même inconsistance. Ils
pouvaient disparaître à leur insu et nous étions pareils à eux.
Nos corps, nos pensées, avalés par le sable, ne laisseraient aucune
trace, aucune mémoire. Involontairement, je me suis retourné pour
voir si Catherine me suivait toujours.
- Mon oncle, a-t-elle dit.
Je n'étais pas sûr
d'avoir bien entendu. Des enfants qui jouaient au ballon criaient et
il m'a semblé, juste au moment où Catherine a dit ça, qu'ils se
sont mis à crier plus fort. Le vent, aussi, sifflait davantage en
s'écorchant aux tessons. Je me suis arrêté. J'ai serré Catherine
contre moi. Je me suis caché dans ses cheveux.
- Tu sais que c'est
impossible.
- Je l'ai pas vu mort.
Le coeur de Catherine
battait au ralenti. Il résonnait dans sa poitrine comme dans une
caisse vide. J'ai eu le pressentiment qu'il ne fallait pas
s'approcher plus du blockhaus. J'ai conduit Catherine à l'écart et
nous nous sommes assis, un peu hébétés. Nous avons fumé plusieurs
cigarettes en rejetant bruyamment la fumée. Catherine a posé son
menton sur ses genoux et plus rien ne bougeait en elle.
- Non, je l'ai pas vu mort,
a-t-elle répété. Ma mère a pas voulu que je le voie parce que
j'étais trop jeune.
- Tu as peut-être vu
quelqu'un qui lui ressemble. Il y a des tas de gens qui se
ressemblent dans le monde.
- Il m'a regardée comme
s'il me reconnaissait. Il avait un sourire bizarre, presque méchant.
- Qu'est-ce qu'il faisait ?
- Je sais pas. Il se
promenait sur la plage.
- En maillot de bain ?
- Non. Il avait une chemise
blanche et des bottes de pêcheur. Les pans de la chemise volaient
derrière lui.
- Tu te souviens quand
c'était ?
Catherine n'a pas répondu.
A fermé les yeux. Mes questions lui étaient insupportables. Je ne
savais pas quoi faire. La moindre erreur de ma part pouvait
déclencher une nouvelle crise. J'ai décidé d'attendre. Je me suis
allongé et j'ai regardé la banderole publicitaire qu'un avion
promenait dans le ciel. J'ai imaginé une panne de moteur. L'avion
tombait comme une pierre. Le réservoir explosait. Les débris
éclataient dans tous les sens, fauchaient des parasols, des planches
de surf, des glacières bourrées de saucissons et de mauvais vin. La
plupart des gens fuyaient en hurlant. D'autres, plaqués au sol, se
bouchaient les oreilles. Indifférente à la catastrophe, une femme
restait debout, les yeux fixés sur l'appareil. Quand le pilote s'est
extrait du cockpit, couvert de sang, elle s'est ruée sur lui pour le
griffer au visage. L'homme a ricané. Puis il a disparu. Et toutes
les traces du drame ont disparu en même temps que lui. La plage
bourdonnait de nouveau sous le soleil. Les parasols frémissaient à
peine. Les planches de surf glissaient sans à-coup sur les vagues.
Dans les gobelets en plastique, le vin avait presque bon goût. Il ne
s'était rien passé. Ni maintenant ni avant. Seule la femme
demeurait immobile. Elle regardait le vide qu'elle avait peuplé de
ses chimères. Elle essayait de les attraper avec ses yeux qui
tournoyaient dans leur orbite.
- A quoi tu penses ? a
demandé Catherine.
- A un avion qui s'écrase.
- Mon oncle ressemblait
beaucoup à mon père, a continué Catherine. Alors qu'il était le
frère de ma mère. C'était d'autant plus compliqué.
J'ai hoché la tête un peu
sèchement. Je pressentais que d'autres révélations me seraient
faites mais je ne voulais pas les entendre là, sous cet horizon qui
persistait à aller de travers.
Pendant le trajet du
retour, Catherine n'a pas desserré les dents. Même sa robe à
fleurs paraissait crispée. J'ai renoncé à allumer la radio. Je
n'ai pas fumé non plus. Je me concentrais uniquement sur la
conduite. Je me disais que si je relâchais mon attention nous
aurions un accident. Mon scénario de catastrophe aérienne me
hantait encore. J'y voyais comme une prémonition, d'autant que le
regard de Catherine se posait souvent sur le volant. Mais c'était
peut-être mes mains qu'elle regardait. Il n'y avait aucune raison
que je m'inquiète. De fait, nous sommes arrivés à la maison sains
et saufs. Catherine a aussitôt filé dans la salle de bain.
Deviendrait-elle comme sa mère, qui se nettoyait le corps avec un
tampon jex pour ôter les taches de son ? Finirait-elle par en mourir
?
J'ai chassé cette
perspective en ouvrant une bouteille de vin. Le soir commençait à
tomber sur le jardin. Je n'avais pas tondu depuis ma rencontre avec
le bonhomme au chien dans sa maison. Des feuilles de l'hiver dernier
croupissaient encore sous les arbustes et l'humidité du sol tardait
à s'évaporer. J'ai pensé que le cerveau de Catherine devait se
trouver dans un état pareil. Des couches d'humus tellement collées
entre elles que le sang circulait mal. Des caillots se formeraient et
elle perdrait définitivement la raison.
- Tu aurais pu m'attendre
pour boire, a dit Catherine en sortant de la salle de bain, toute
propre, toute parfumée.
Et nous avons ri comme
rient les vieux couples insouciants. Nous avons fait l'amour sans
fureur, tout en finissant la bouteille de vin. La tête me tournait
un peu mais je me sentais bien. J'ai dit à Catherine que j'aurais
bientôt une semaine de congé et que nous pourrions louer un chalet
à la montagne, au bord d'un lac. Il y avait de jolies promenades à
faire dans la région, sans qu'on ait trop à marcher. Je connaissais
un restaurant où les touristes n'allaient pas, où nous serions
tranquilles.
Catherine m'écoutait comme
si je racontais un voyage fabuleux. Toutes les nuances du gris
luisaient dans son regard. Ses cheveux ondulaient d'un plaisir
qu'elle n'avait jamais pris.
Puis, tout à coup, elle
s'est évanouie.
Une heure après, le
médecin que j'avais appelé me disait que Catherine n'avait pas
mangé depuis plusieurs jours, que ce n'était pas la première fois
et qu'il fallait veiller sur elle.
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