Ce
matin de bonne heure, alors que j'émergeais tout juste d'un sommeil
poisseux, un livreur m'a remis un
siège de bébé de la part du docteur Klamm. Avec un message à sa
façon, écrit directement sur l'emballage : "Mon fondement garde en
mémoire sa désincarcération à la scie électrique et a le plaisir
de vous remercier."
Plus
large que le précédent, capitonné recto verso, ce nouveau siège possède
une housse anti-frottements qui
diminue de soixante-quinze pour cent l'inconfort de la
transpiration. Je l'ai aussitôt installé, surveillé de près par le merle
Chuck Chuck qui avait du mal à cacher son impatience. En un seul
coup de pédale, mon vélo d'appartement a réagi comme un mustang. Une
avalanche de chiffres a déferlé sur le compteur et une tornade
magnétique a fait disparaître mon réduit. Les solives des
combles transformées en allumettes se sont envolées en parsemant mon
chemin de mille et un feux de paille. In extremis, Chuck Chuck a sauté
sur le guidon car il ne voulait pas manquer cette
prometteuse aventure.
Nous nous sommes retrouvés quasi instantanément sur la Lune, sans éprouver la moindre fatigue. Le siège de
bébé du docteur Klamm avait des pouvoirs magiques tels que les tapis volants des légendes faisaient figure de paillasson.
- Qu'est-ce que tu en penses ? ai-je demandé à Chuck Chuck.
L'oiseau,
assez renfrogné depuis que Catherine a décrété qu'il était mieux chez
moi que chez elle, a eu un
haussement d'ailes dédaigneux. Ma question ne l'intéressait pas.
J'ai donné un coup de pédale rageur et le vélo s'est posé au bord de la
mer des Vapeurs. Allais-je y revoir le robot déglingué que
j'avais interrogé sur la solitude ? Comment le consoler s'il venait à
se plaindre ? Existe-t-il des mots et des gestes adaptés à une
situation pareille ? Les robots sont probablement aussi
imprévisibles que les humains dès lors qu'ils expriment leurs
émotions. Le métal, comme la chair, a ses réactions propres. Et je
serais, encore une fois, bien désemparé.
Les
pink pink de Chuck Chuck ayant coupé court à toute comparaison, nous
avons exploré les environs. Le
paysage manquait tellement d'étrangeté que j'ai commencé à
m'inquiéter. La plage de sable faisait des creux et des bosses comme
toutes les plages de sable. Les vagues n'émettaient aucun bruit de
ventouse lunaire en s'abattant. La chanson du vent était tristement
banale. J'ai alors observé le ciel, mesuré la vitesse des nuages, évalué
en conséquence la durabilité de leurs formes. Je n'y
ai pas découvert le détail insolite qui m'aurait rassuré sur notre
destination. J'ai voulu rentrer.
Mais
le merle Chuck Chuck m'a opposé un refus catégorique. Il s'est envolé
derrière une dune en vociférant
des chapelets de pink pink qui déploraient ma mentalité de
pantouflard. J'ai marché sur le rivage, indifférent à la rumeur si
ordinaire de l'océan, et mon corps a lentement disparu. Ma peau s'est
détachée de moi comme on quitte un vêtement trop ample. Mes chairs à
nu ne saignaient pas. Mes organes puis mes os se sont défaits sans
déchirure. La marche devenait de plus en plus légère sur le
sable et j'en distinguais chaque mouvement avec une acuité accrue.
Pour voir ainsi mieux, entendre mieux, sentir mieux alors que mon
enveloppe charnelle s'était dissoute, il fallait que nous
ayons découvert un monde où les lois naturelles connues ne
s'appliquaient pas. La perspective de jouir enfin d'une liberté sans
frein m'exaltait. Aurais-je encore besoin de mon vélo d'appartement
puisque je m'étais affranchi de toute matière ?
L'irruption
de Chuck Chuck avec une capsule de boisson gazeuse dans le bec a effacé
d'un trait mes rêves
d'esprit pur. Mon corps a retrouvé sa gangue de chair armée d'os.
J'ai vacillé sous son poids et, incapable de me déplacer, j'ai pleuré.
Chuck Chuck a caressé ma joue du bout de l'aile, a lancé
quelques trilles qu'il espérait joyeux, s'est mis à sautiller en
forçant sur le ridicule.
- Ce n'est pas tout, criaillait-il, et pour un peu il aurait pleuré aussi.
Je
n'étais, en effet, pas au bout de mon désenchantement. J'avais compris
que la capsule de boisson gazeuse
ne provenait pas d'un bistrot galactique mais je n'aurais en aucun
cas imaginé que le vélo m'avait transporté sur la plage de M***, à deux
kilomètres seulement du blockhaus. J'ai poussé un soupir
à émouvoir tous les éléments du ciel et de la terre. J'ai soulevé
comme j'ai pu mes jambes de plomb. J'ai traîné le vélo d'appartement par
le guidon, sous le regard alarmé de l'oiseau, et je me
suis avancé vers le blockhaus qui grossissait comme un reproche. Ses
flancs s'étaient creusés au fil des marées. L'arceau de l'entrée
menaçait de s'effondrer. Des inscriptions fraîchement bombées
prouvaient cependant que l'endroit était toujours visité. Je suis
resté les bras ballants sans pouvoir prendre une décision. Tout aussi
embarrassé que moi, Chuck Chuck ne savait plus où mettre
ses ailes qui ressemblaient à des chiffons ébouriffés. Le vent
soufflait plus fort depuis quelques minutes et nous ne nous en étions
pas aperçus. Il s'est mis à pleuvoir. Un éclair a zébré le
ciel. Une brèche s'est ouverte dans le blockhaus. Une bouche tordue,
édentée, dont les lèvres extensibles allaient nous aspirer, dont les
chicots nous broieraient ensuite. Et, si nous parvenions
à leur échapper, le blockhaus se transformerait en un monstre au
jarret puissant pour nous rattraper.
- Quelqu'un a crié. J'en suis sûr.
- Non, a hurlé Chuck Chuck , c'est ta mémoire qui a crié.
J'ai
pédalé avec l'énergie d'un possédé dans tous les sens mais le blockhaus
nous barrait toujours le
passage. C'était la fin du voyage. Le vélo ne me conduirait plus
jamais qu'à moi-même. Mais qui étais-je donc, là, tenant un guidon dans
une main et de l'autre caressant un oiseau affolé ?
Allais-je enfin distinguer le vrai du faux dans l'histoire de ma vie
? Et que deviendrais-je, une fois cette distinction établie ?
Pourrais-je vivre comme avant dans mon réduit, à entretenir des
rêves éveillés ? Me rendrais-je comme avant à la consultation du
docteur Klamm ? Qu'est-ce que je voulais, au juste ? Et voulais-je
seulement quelque chose ?
C'est
alors que Catherine est apparue sur le rivage, tendue vers le fil de
l'horizon de l'autre côté de la
mer. La pluie, qui tombait de plus en plus fort, ne semblait pas
l'atteindre. Ses cheveux restaient secs. Aucune humidité ne plaquait
contre son corps les fleurs de sa robe. J'ai compris que
plusieurs pans de la réalité se mélangeaient comme un puzzle
impossible. Ils s'inséraient convenablement dans l'unité de l'espace
mais pas dans celle du temps. L'image de Catherine provenait d'un
autre moment que j'échouais à discerner. Un moment sans pluie et
marqué par des cris dans le secteur du blockhaus.
J'ai
abandonné le vélo, repoussé l'oiseau de plus en plus effrayé, puis je
me suis mis à courir. Le vent peu
à peu s'est retiré. Une lézarde s'est ouverte au coeur du ciel. Un
trait de blanc sur l'immensité du noir. J'ai appelé Catherine,
doucement, j'ai touché sa robe à fleurs, mais elle ne s'est pas
retournée. Rien ne pouvait la distraire de ce qu'elle regardait de
l'autre côté de la mer. Qu'y avait-il donc à voir que je ne voyais pas ?
- Je peux te prêter mes yeux, a proposé le merle Chuck Chuck, les miens n'ont pas peur.
Sans
attendre mon assentiment, il s'est juché sur ma tête, a fixé l'horizon
et les premières images ont
traversé mon esprit. Des champs de blé, des routes perdues, un bois
de peupliers où suintait une terre de marais. Aucun bruit. Aucun
mouvement dans les branches. Puis, soudain, le flanc d'un
coteau est apparu. Un enfant s'y tenait debout au milieu de hautes
herbes. Immobile, le visage blanc, les lèvres fermées.
J'ai
senti dans mon corps une force qui le tirait en arrière et j'ai réalisé
que j'étais l'enfant du coteau.
Je savais quelles images allaient maintenant apparaître. Je me suis
débattu. J'ai supplié Chuck Chuck d'interrompre le film. Mais c'était
trop tard. Les herbes ont commencé à grossir sous le zoom
trop puissant de ma mémoire et une mante religieuse a glissé le long
d'une tige. Puis une autre. Et encore une autre. En quelques secondes,
le coteau s'est rempli de mantes religieuses dont les
yeux globuleux me dévoraient déjà. Leurs pattes, qu'elles frottaient
avec appétit, ressemblaient à des ciseaux de cuisine. L'enfant du
coteau est tombé, évanoui peut-être, et je suis tombé aussi.
Le film était fini. Catherine avait quitté le rivage de la plage de
M***. Je n'avais plus rien à contempler. Chuck Chuck m'a donné des coups
de bec sur le menton et j'ai apprécié de retrouver mon
réduit. J'ai compté une à une les solives des combles. Ces solives
qui avaient éclaté comme des allumettes et venaient de se reconstituer.
La réalité, peut-être, est ainsi, à se faire et à se
défaire, comme la mer, sans arrêt. Mais pourquoi avais-je revu les
images les plus terribles de mon enfance ? Quel rapport pouvait bien les
lier à Catherine ? Il faudrait en parler au docteur
Klamm.
- Ce n'est pas la peine, a dit Chuck Chuck. Je sais ce qui s'est passé.
L'oiseau, aussi ravi que moi d'être de retour à la maison, s'amusait à sautiller sur le vélo dont la roue
tournait à vide, penchait insolemment la tête.
-
C'est vraiment simple, a-t-il repris en imitant le ton professoral du
docteur Klamm. Les mantes religieuses
ne sont qu'un écran de fumée. Je suis convaincu qu'elles t'ont fait
très peur quand tu étais petit mais ce n'est pas de cette peur-là qu'il
s'agit.
Je
n'ai pas voulu en savoir davantage. J'ai chassé l'oiseau des combles et
je me suis enfermé à clé dans mon
réduit. J'ai pensé aux travaux que je pourrais encore effectuer car
un chantier est toujours à reprendre. J'ai visité mentalement les
travées des magasins de bricolage où je m'approvisionne. Et
j'ai fumé toute la matinée. Un nuage bleuté a bercé mon corps qui a
fini par s'endormir. Les nuages bleutés sont très efficaces contre la
peur.
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