Le premier vendredi de chaque mois, des auteurs s'invitent réciproquement en accueillant le texte d'un autre sur leur blog.
Aujourd'hui, j'accueille un texte d'Hélène Verdier, et elle héberge dans le même temps un des miens sur son blog Loin de la route sûre.
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VACILLATIONS
Sur le pont du navire de croisière je trantaille*. Employer les mots des siens : trantailler, comme aurait dit mon père, un bercement des mots qui fait surgir la voix, parce que la voix des disparus, c'est ce qui est le plus difficile à extraire des vacillations de la mémoire. Et son accent, l'accent du sud : mais que faisions nous donc à Nantes lorsque j'étais enfant ? Il pleut toujours sur Nantes.
Le Capitaine est un taiseux qui charge les excursionnistes comme il embarquait des régimes de bananes au temps où il pilotait un cargo de la marine marchande. Tout ce qu'il demande, c'est qu'ils se tiennent tranquilles, montent à Nantes et débarquent à Saint-Nazaire, sans histoires, sans passer par dessus bord ― parce qu'ils ont fatalement des idées bizarres les excursionnistes― alors Pedro, le largueur d'amarres, veille au grain, et le Capitaine se tait, il ne parle jamais le Capitaine, enfin il ne ME parle jamais.
Alors je prends mon micro, et pourtant je voudrais me taire, aussi. Regarder en silence les estacades et les bateaux, les cheminées de la centrale et la tour à plomb, les ruines et les échafaudages, les cygnes et les roseaux. Mais surtout passer en silence devant la tour blanche et rouge, surmontée d'un petit pavillon aux volets verts, un univers français en promontoire, sorti de l'imagination d'un artiste japonais** dont j'ai oublié le nom à force de le répéter aux excursionnistes. Oui, je vacille sur le pont du bateau le micro à la main.
Parce que ce lieu, il m'appartient, et je détesterais montrer ma nostalgie aux passagers muets qui sans doute ne s'en apercevraient pas, même pas. J'y venais autrefois avec LUI lorsque nous étions adolescents, sous les étoiles nous écoutions le fleuve. Je m'appelais Gisèle alors ― un prénom que j'ai toujours détesté, enfin, pas toujours, seulement lorsque j'étais mariée avec un directeur de banque qui m'appelait Chérie, et que j'ai quitté pour un fermier sud-africain d'origine allemande qui m'appelait Gisela, raison pour laquelle je suis finalement revenue ici, parce je détestais ce G, dur. Alors, j'ai décidé de m'appeler Louise. Et je regarde la petite maison sur le phare. J'aurais pu y vivre avec lui, écouter le son de sa voix que je cherche vainement au fond de ma mémoire. Mais peut-être a-t-il perdu les cheveux bouclés qu'il avait très doux et qu'il portait longs ?
Le Capitaine est un taiseux qui charge les excursionnistes comme il embarquait des régimes de bananes au temps où il pilotait un cargo de la marine marchande. Tout ce qu'il demande, c'est qu'ils se tiennent tranquilles, montent à Nantes et débarquent à Saint-Nazaire, sans histoires, sans passer par dessus bord ― parce qu'ils ont fatalement des idées bizarres les excursionnistes― alors Pedro, le largueur d'amarres, veille au grain, et le Capitaine se tait, il ne parle jamais le Capitaine, enfin il ne ME parle jamais.
Alors je prends mon micro, et pourtant je voudrais me taire, aussi. Regarder en silence les estacades et les bateaux, les cheminées de la centrale et la tour à plomb, les ruines et les échafaudages, les cygnes et les roseaux. Mais surtout passer en silence devant la tour blanche et rouge, surmontée d'un petit pavillon aux volets verts, un univers français en promontoire, sorti de l'imagination d'un artiste japonais** dont j'ai oublié le nom à force de le répéter aux excursionnistes. Oui, je vacille sur le pont du bateau le micro à la main.
Parce que ce lieu, il m'appartient, et je détesterais montrer ma nostalgie aux passagers muets qui sans doute ne s'en apercevraient pas, même pas. J'y venais autrefois avec LUI lorsque nous étions adolescents, sous les étoiles nous écoutions le fleuve. Je m'appelais Gisèle alors ― un prénom que j'ai toujours détesté, enfin, pas toujours, seulement lorsque j'étais mariée avec un directeur de banque qui m'appelait Chérie, et que j'ai quitté pour un fermier sud-africain d'origine allemande qui m'appelait Gisela, raison pour laquelle je suis finalement revenue ici, parce je détestais ce G, dur. Alors, j'ai décidé de m'appeler Louise. Et je regarde la petite maison sur le phare. J'aurais pu y vivre avec lui, écouter le son de sa voix que je cherche vainement au fond de ma mémoire. Mais peut-être a-t-il perdu les cheveux bouclés qu'il avait très doux et qu'il portait longs ?
Journal de Louise [29 juin 2012]
*trantailler (occitan) = trembler, perdre l'équilibre, vaciller
** Tatzu Nishi http://www.estuaire.info/012/ html/fr/artistes/nishi.html
Les autres vases :
Eve de Laudec
et Michel Brosseau
Poivert et Pierre Ménard
Corinne Le Lepvrier et Lou Raoul
Anne Charlotte Chéron et Amélie Charcosset
Danielle Masson
et Wana Toctouillou Poivert et Pierre Ménard
Corinne Le Lepvrier et Lou Raoul
Anne Charlotte Chéron et Amélie Charcosset
Éric Dubois et Chris Simon
Chez Jeanne et Franck Queyraud
Dominique Hasselmann et François Bonneau
Merci à l'hôte de ces lieux pour m'avoir entraînée sur les chemins imprévus de la micro-fiction
RépondreSupprimerEt la tour, basse continue de cette cantate inachevable.
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