Il y a longtemps que je ne supporte pas ma
peau. Trop fine ou trop épaisse, trop poreuse aux émotions comme aux caprices
des saisons, elle m'encombre au point que j'ai décidé d'en changer.
J'ai pris rendez-vous avec un artisan
peaussier qui m'a reçu dans son atelier carrelé de blanc. Nous nous sommes
assis chacun sur une chaise en inox, autour d'une table d'opération comme on en
trouve chez les vétérinaires.
Le peaussier m'a rassuré d'un sourire
et m'a fait remplir un questionnaire de motivation. Une simple précaution
d'usage. Les gens sont de plus en plus nombreux à changer de peau mais beaucoup
le regrettent ensuite. Ils font un rejet de leur nouvelle peau et traînent les
artisans devant les tribunaux.
Puis il m'a montré son catalogue
d'échantillons avec les prix en vis-à-vis.
Les peaux naturelles cultivées en laboratoire sont évidemment les plus
chères. Traitées au collagène contre les rides, elles jouissent d'une garantie
de cinquante ans.
J'ai fait la grimace. Je n'ai pas les
moyens de m'offrir une peau qui coûte dix fois mon salaire.
Le peaussier m'a décoché un deuxième
sourire. Ses peaux en silicone, résistantes au froid comme à la chaleur, ont obtenu
le label premium + décerné par les autorités sanitaires et coûtent moitié moins
cher.
Ma chaise a ripé sur le carrelage et
produit un miaulement qui m'a donné la chair de poule. Des hordes de points
noirs ont aussitôt colonisé mon cou et j'ai eu du mal à respirer.
Le peaussier m'a allongé sur la table
d'opération avec des gestes si tendres que des larmes ont débordé mes yeux. Les
points noirs, qui menaçaient déjà mes joues, sont rentrés dans leur trou. Ma
respiration a retrouvé le calme des jours ordinaires. Mais une sourde
inquiétude y rôdait encore. Je devais inclure dans les frais le prix de
l'opération, le tarif des contrôles semestriels pendant cinq ans et une
éventuelle extension de garantie en cas d'accroc accidentel.
J'ai envie de vous aider, m'a dit le
peaussier. Je vois que vous avez les mêmes problèmes que moi. Important
déséquilibre du milieu cutané. Malformation des glandes sudoripares.
Dérégulation du système pileux. Votre peau est un livre ouvert. J'y lis vos peines et vos ressentiments. Je
devine entre les pores les épreuves de la solitude, les chagrins nourris par le
chagrin.
Les paroles du peaussier se sont
évanouies dans un silence cotonneux, comme si une main invisible l'avait
imprégné d'une substance éthérée et je me suis vu longer un couloir sans rien
sentir de mon corps. Le temps lui-même paraissait se dissoudre au fur et à
mesure que nous avancions.
Puis une porte s'est ouverte sur une
pièce emplie de chants d'oiseaux et de parfums boisés. Au milieu, sur une
longue pierre plate en grès humide, une peau achevait de naître.
J'ai envie de vous aider, a répété le
peaussier en posant sa main sur mon épaule. Cette peau vous conviendra. Elle
sera prête dans une semaine. Je vous l'offre.
*
C'est demain le grand jour. Je tourne
en rond dans mon appartement. Le rideau de la baie vitrée bat doucement contre
le chambranle. Les moineaux du parc apportent avec leurs trilles les langueurs
de la glycine. Un étrange vertige me saisit. Mon corps s'éparpille sur le
canapé. La peau de mes mains ondule comme le rideau de la baie vitrée.
Le peaussier ne m'a pas expliqué
comment l'opération se passera mais il m'a dit que je ne sentirai rien. Je n'ai
pas posé de questions. Elles auraient pu déplaire et je me serais trouvé dans
l'embarras. Le peaussier ne souhaite que mon bien. Je dois lui faire confiance.
Faire confiance. Une expression que
j'ai entendue toute ma vie. Ma mère la récitait comme un mantra. Trois jours
avant de mourir, elle me disait qu'elle faisait confiance à la mort.
Mon corps retrouve enfin son unité.
Le vertige s'éloigne avec les chants d'oiseaux. Je regarde autour de moi le
cadre de ma vie à petits pas. Les photos de famille sur le buffet, les bibelots
de mer et de montagne, qui ne disent plus rien depuis longtemps de vacances trop
rares, une châsse où dorment les médailles militaires du grand-père, ce héros
dont il fallait honorer la droiture. Dans la chambre, sur une méchante étagère
de pin blanc, une poignée de livres d'aventure, que je relis sans cesse, pour
oublier ma peau.
Un sourire traverse mes lèvres. Je ne
regrette pas d'être resté dans l'appartement de mes parents. Je ne regrette pas
mon existence de vieux garçon. Mon médecin me dit pourtant qu'elle est
responsable de mes problèmes de peau. J'aurais dû partir quand j'étais encore
jeune, faire des voyages et des rencontres, fonder un foyer. Bref, voler de mes
propres ailes.
Comme les oiseaux. Les oiseaux.
Je pense à ma nouvelle peau. Je serai
bien dedans. Ma vie va changer. J'irai au travail le coeur plus léger.
J'accepterai de boire une bière avec les collègues une fois par mois. Je
m'inscrirai peut-être au club de scrabble du quartier. C'est un bon endroit
pour lier des connaissances. Tous les ans en juillet, les membres font une
excursion à la mer où à la montagne. Je pourrai remplacer les bibelots. Et, si
j'en ai le courage, je retapisserai l'appartement. Lui aussi a besoin d'une
nouvelle peau.
(texte refusé par la revue Dissonances qui ayant reçu 197 contributions n'en a retenu que 21)
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