Je
suis sorti les pieds devant du ventre de ma mère. A peine livré à la lumière du
jour, je devais apprivoiser la mort. En portais-je déjà quelques signes sur mon
visage ?
Une
infirmière en cornette m'a déposé sur un charriot et me voilà parti dans une
chambre pour moi tout seul. Des médecins sont venus, ont tourné autour de mon
corps, hoché la tête. Un siècle plus tôt, l'affaire aurait été vite réglée. Les
ordures ménagères des hôpitaux ne contenaient pas que des épluchures et des
linges souillés. Un bougre brûlait le tas une fois par mois et on n'entendait
plus parler de rien.
Mais
je suis né en 1955. De solides principes moraux régissaient la conduite des
maternités. La grande saignée de la deuxième guerre exigeait que l'on repeuple
le pays. Les avortons pauvres eux-mêmes étaient les bienvenus. Et quand on en
manquait, on allait les chercher dans les colonies pour les implanter à la
campagne où on en ferait de bons valets de ferme.
Je
ne suis pas devenu valet de ferme. L'Assistance publique m'a pris sous sa coupe.
Des petites mains m'ont soigné comme elles ont pu. D'autres se sont ingéniées à
ce que mon allure soit présentable et je me suis retrouvé dans une localité du
nord de la France dont je n'ai aucun souvenir.
Un
blanc de dix-huit mois. Un vide. Un trou. J'essaie encore aujourd'hui de le
combler avec mes petites imaginations. Dans quelle sorte de lit ai-je dormi
après ma sortie de l'hôpital ? Se trouvait-il dans une chambre ou un réduit ?
La lumière y pénétrait-elle franchement ou à reculons ? Quel paysage pouvais-je
apercevoir depuis mon berceau ?
L'impossibilité
de répondre à ces questions et à bien d'autres, l'impossibilité de reconstituer
quoi que ce soit d'un passé à blanc, m'ont amené très tôt à inventer une vie. Je
ne sais toujours pas si elle est vraiment la mienne. Mais elle m'aura évité de
devenir valet de ferme. De me faire tabasser par un métayer aviné. De finir
clochard sous le pont d'un village. Ce n'est pas rien.
(à
suivre si le cœur m'en dit...)
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