lundi 9 septembre 2013

Sortir les pieds devant #2

Quand on invente un puzzle dans sa tête, les contours des pièces ne sont jamais bien découpés. Chacune est sans cesse retaillée par la complexité d'être. La volonté d'aller au plus près mais de quoi au juste, les tourments du vrai et du faux dans les souvenirs, la fièvre de l'imagination toujours là pour en rajouter. L'âge venant, travaillé bien ou mal par les expériences les plus diverses, n'arrange rien à l'affaire.
         Mes premiers pas dans le nord de la France n'ont laissé de traces que dans les profondeurs les plus verrouillées de mon cerveau. L'image me vient d'un carottage comme on en fait dans les glaces polaires. Une percée ici. Une autre plus loin. Mais avec des mots. Je n'ai rien d'autre. Ils vont remplir les trous que j'ai dans la tête et leur pouvoir de suggestion va réveiller le trop enfoui. Il suffirait d'y croire. Je n'y crois pas. Tout sera faux, forcément.
         Ces dix-huit mois ont pu se dérouler à la ville comme à la campagne mais dans un décor pauvre. Les familles qui accueillaient des enfants de l'Assistance publique percevaient un pécule, une espèce de dédommagement pour la peine, une espèce de récompense pour la charité. Entrer dans ce circuit de l'enfance abandonnée n'était pas bien difficile.
         Mettons que cette introuvable parenthèse se soit déroulée en ville. Une petite ville. Une petite périphérie de maisons plus basses. Pas de jardin devant. Un potager derrière. Chaque mètre carré de terre  bien rempli. Semaisons et plantations pour toutes les saisons. Mais aucune place pour les fleurs. Les fleurs étaient pour les riches, qui avaient le temps de les couper, de les agencer dans des vases, de les exposer au meilleur endroit. Avec si possible un reflet du bouquet, non, de la composition, sur l'impeccable cristal d'un miroir vieux de cent ans.
         Dans la maison basse, une cuisine mal ajourée. Un lieu de ravitaillement. Rien d'autre. Trois autres pièces desservies par un couloir nu. Une salle de séjour ouverte une fois l'an. Pour recevoir de la famille venue de loin. Le temps d'un repas où l'on débouchait le vin vieux qui accompagnait un bon morceau du boucher. Saignant. Le sang, c'était bon pour le coeur. Et c'était le meilleur médicament contre la neurasthénie, cette maladie dont on ne causait qu'à voix basse.
         Puis deux chambres dont la mienne. Elle avait même une fenêtre qui donnait sur la rue. La tapisserie adhérait bien aux murs, ne sentait pas le moisi. Le mobilier, tout simple, remplissait son office de mobilier, sans trop grincer.
         Je n'ai évidemment aucune idée des rêves que je pouvais faire dans cette chambre. Sa neutralité supposée m'évitait peut-être les cauchemars trop lourds. Mais, m'a-t-on dit plus tard, je devais avoir le sommeil très agité. Je devais remuer beaucoup dans le lit. A tel point que, c'est quasiment sûr, on m'y attachait.
         Comment sont les nuits d'un bébé attaché dans son lit ? Qu'en reste-t-il, presque soixante ans après ?


         

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