Des intellectuels précaires, des petites mains du petit monde des
belles lettres et des beaux-arts, des professeurs en mal de gentrification
s'adonnent volontiers au dénigrement des classes populaires sur les réseaux
sociaux.
[ Le tourneur-fraiseur, le commis aux écritures, le postier,
l'ouvrier agricole, la technicienne de surface, la caissière du supermarché, la
démonstratrice en robots ménagers, la vendeuse de cosmétiques... sont des
prolos, des beaufs, des ploucs.
Ils sont ignorants, ne lisent pas, jouent au loto et au tiercé,
prisent volontiers la chasse et l'anisette avec les copains de régiment,
s'abrutissent tous les soirs devant la "lucarne à blaireaux" et
matent des films pornos pour tonifier leur libido. Pire encore, ils se vautrent
dans la malbouffe de chez Lidl et dédaignent les marchés biologiques so good so
chic...]
Je connais bien ces classes dites populaires. J'ai vécu mon enfance
et mon adolescence avec des paysans
pauvres. Ma famille, pour l'essentiel, est constituée d'ouvriers et d'employés.
Le quartier où j'habite depuis quinze ans souffre de graves précarités
économiques et sociales. Je me suis confronté pendant trois décennies à ce
fléau lorsque j'étais instituteur en zone d'éducation prioritaire. J'ai lutté
contre. Ouvert des lucarnes à la lumière sinon des portes. Et je continue à le
faire.
Je n'ai pas la tentation de sombrer dans un ouvriérisme béat à la
façon d'un Georges Marchais. Il m'arrive de pester contre ces
"pauvres" qui font des fautes d'orthographe, regardent des conneries
à la téloche et tiennent des propos politiquement contestables. Il m'arrive de
leur reprocher une trop grande soumission au mirage de la consommation et un
trop faible désir de révolte.
Mais je n'accepte pas la pensée simpliste et réductionniste, d'où
qu'elle vienne. Je la trouve intolérante. Je la trouve méprisante. Je n'aime
pas l'intolérance. Je déteste le mépris dont j'ai moi-même senti la morsure
indélébile.
Je suis un "plouc".
Je fuis comme la peste les grands maîtres des sentences littéraires
et philosophiques qui vous assènent cinq références en cinq minutes. Je fuis
comme la peste les thuriféraires des modernités eco friendly sur les rives de
la Seine et de la Garonne.
Je suis un "plouc".
Je me souviens de Pierre Sansot, de son affection pour les humbles,
les "gens de peu". Je me souviens de Pierre Soulages, de son intérêt
pour le geste sûr du menuisier. De Théodore Monod, de sa curiosité pour les
conversations ordinaires des Bédouins. Ces personnes ont éprouvé dans leur vie
et dans leur œuvre que les "pauvres" échappent à l'image étriquée de
la "Télévicon", au match de foot arrosé à la Kronenbourg.
Je pense à mon amie Lucie, ancienne dame de service dans une école,
quatre-vingt-sept ans au compteur. Son énergie, sa bienveillance. Elle n'a
jamais lu Becket mais lit très bien dans mon cœur. Et c'est un cadeau. Je le
dis benoitement, naïvement, sans rougir, les yeux dans les yeux de la clique
des brocardeurs.
Je suis un "plouc".
Nous vivons depuis une vingtaine d'années une aggravation sans
pareille des inégalités et des exclusions. Dans un contexte de mutations
économiques, scientifiques, morales et sociétales qui remettent en cause la
définition même de l'humain. L'heure n'est pas à dresser les catégories
sociales les unes contre les autres. Une attitude aussi inféconde nous
conduirait à de périlleux déchirements. Mais il faut rappeler quelques
truismes, enfoncer et enfoncer encore les portes ouvertes des évidences.
Le "plouc" n'est pas toujours celui que l'on croit.
Je fréquente à l'occasion des individus des classes supérieures,
qui exercent dans le professorat d'Université, l'ingénierie, la médecine,
l'informatique... Les pratiques culturelles de beaucoup d'entre eux sont
souvent semblables à celles du tout-venant. Marc Lévy séduit autant le cadre
que l'intérimaire. La télé rince le cerveau du chef de projet comme elle rince
celui du manutentionnaire. Les a priori politiques de
"l'éclairé" sont aussi dévastateurs que ceux de
"l'obscurantiste". Quant aux croyances contemporaines, lesquelles se
multiplient comme des petits pains rassis, les âmes dites bien nées comme les
dits mollassons du cervelet y succombent massivement.
Je suis un "plouc".
D'aucuns jugeront que mon propos manque de recul, le trouveront à
l'emporte-pièce et lyrique. Je ne leur donnerai pas totalement tort. Je n'en ai
pas pesé les termes au trébuchet de la science, anthropologique et
sociologique. C'est un billet d'humeur. De mauvaise humeur. Mais sans acrimonie
puisque je ne suis pas moi-même sans reproche dans ma perception du
"plouc".
En tout cas, je suis heureux d'en faire ici l'éloge. En terminant
par une citation d'Albert Camus, victime de tant de préventions germanopratines
: " Chez l'homme, il y a plus à admirer qu'à mépriser."
Je suis un "plouc".
Images cnt-f.org, pixabay.com
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